En Libye, le drame de Derna ou le résultat tragique de l’absence d’Etat
L’ampleur des pertes humaines et matérielles s’explique par la confrontation entre deux gouvernements libyens et le défaut consécutif d’entretien des infrastructures.
Dix jours après les inondations qui ont détruit plusieurs quartiers de la ville de Derna, tué au moins 3 338 personnes, provoqué la disparition de milliers d’autres et jeté à la rue 35 000 de ses cent mille habitants, c’est une «deuxième crise dévastatrice» qui menace cette région de l’est de la Libye. Les Nations unies ont averti, le 18 septembre, que les risques de propagation de maladies étaient réels en raison de la contamination de l’eau par la présence de cadavres.
Cette circonstance directement liée à la tragédie de la nuit du 10 au 11 septembre n’est pas la seule cause de cette situation. «Le réseau d’eau de la ville est vétuste et n’a pas fait l’objet d’entretien ou de renouvellement depuis des années», a pointé la chaîne de télévision qatarienne Al-Jazira. Résultat: l’apparition de cas de diarrhée chez des enfants (44, le 18 septembre, selon l’organisation Médecins sans frontières, présente sur place) qui peut s’avérer mortelle, et la crainte d’une épidémie de choléra.
Conflit et corruption
L’accusation sur le défaut d’entretien du système d’alimentation en eau fait écho à la cause majeure du drame de Derna. Au-delà des précipitations exceptionnelles de la tempête Daniel, c’est la rupture de deux barrages sur le Wadi Derna s’écoulant des montagnes avoisinantes qui est à l’origine du bilan extrêmement élevé en pertes humaines. «Cette région de Libye a connu des inondations par le passé. En 1941, lorsque l’armée allemande a subi des pertes en soldats et en équipements, en 1956, et surtout en 1959. Entre 1973 et 1977, le régime de Mouammar Kadhafi a construit deux barrages, l’un à un kilomètre du centre de Derna, d’une capacité de 1,5 million de mètres cubes, l’autre à quatorze kilomètres(23 millions de m3). Ils ont protégé la ville d’autres graves inondations, détaille Kamel Almarache, ancien ambassadeur libyen à Djibouti et coauteur, avec Hélène Bravin, du livre Libye. Des révolutionnaires aux rebelles (éd. Erick Bonnier, 2018). Mais avec la tempête Daniel, comme leur entretien n’avait pas été effectué depuis longtemps, les deux barrages n’ont pas résisté. L’eau a submergé la ville, détruisant tout sur son passage, y compris des immeubles de quatre étages. Cela explique pourquoi il y a eu tant de victimes. D’autant que le drame s’est passé la nuit, quand la plupart des habitants dormaient.»
On ne peut vivre encore des décennies avec cette division entre l’ouest et l’est de la Libye.» Kamel Almarache, ancien diplomate libyen.
«Des sommes d’argent ont pourtant été dévolues à l’entretien des retenues d’eau dans les budgets des gouvernements depuis 2011, enchérit Kamel Almarache. Mais où est allé cet argent? Il a alimenté le conflit entre les deux gouvernements, et il a été aussi détourné de sa finalité par la corruption.»
Solidarité «transfrontière»
A propos de l’aide apportée aux sinistrés, Kamel Almarache se désole de l’attentisme du gouvernement de Tripoli, déplore et excuse presque l’inefficacité du «gouvernement marginal de Benghazi qui n’a ni les moyens, ni l’argent, ni l’expertise pour faire face à ce genre de catastrophes», se réjouit de la réaction des acteurs internationaux – Egypte, Emirats arabes unis, Algérie, Tunisie, France, Allemagne et même Turquie et Qatar, pourtant soutiens des dirigeants de l’ouest du pays – et se félicite encore davantage de la solidarité exprimée par la population, y compris celle de la région de Tripoli.
Depuis la guerre civile de 2011 qui a conduit, du fait de l’intervention des armées française et britannique, à la chute du leader Mouammar Kadhafi, la Libye est politiquement écartelée entre un «gouvernement d’union nationale» basé à Tripoli, reconnu par l’ONU, et présidé par le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, et le gouvernement de Benghazi, vitrine politique de «l’armée nationale libyenne» dirigée par le général Khalifa Haftar. L’échec d’une tentative de prise de contrôle par la force des institutions de Tripoli en 2019 a sérieusement écorné la croyance en la capacité du chef militaire de Cyrénaïque d’étendre un jour sa mainmise sur l’ensemble de la Libye.
L’enjeu des élections
Aujourd’hui, l’espoir d’un avenir meilleur pour la Libye repose sur un plan de l’ONU prévoyant l’organisation d’élections et la constitution d’un gouvernement reconnu par tous. Un projet accepté en 2020 pour un scrutin en 2021, contesté ensuite, reformulé par le nouvel émissaire de l’ONU Abdoulaye Bathily, en février 2023, et à nouveau rejeté.
L’ampleur du drame de Derna et la mobilisation populaire transpartisane qu’il a suscité pourraient-elles provoquer un électrochoc de nature à réconcilier les Libyens, y compris leurs dirigeants politiques? «J’espère que cette catastrophe poussera les pays qui ont une influence sur les acteurs en Libye – la Turquie, les Etats-Unis, voire le Royaume-Uni – à forcer un changement dans le pays, avance Kamel Almarache. La stabilité de la Libye serait bénéfique pour tout le monde. Tant qu’elle sera instable, la région sera confrontée à des migrations, à un retour possible de groupes terroristes… Le problème, ce ne sont pas les Libyens. Ce sont les puissances qui empêchent une solution durable. J’espère que cette fois, la Turquie modifiera sa politique. Le temps est venu pour la communauté internationale d’imposer la paix et la stabilité en donnant aux Libyens le choix d’élire leurs gouvernants. On ne peut rester encore des décennies avec cette division entre l’ouest et l’est. C’est une confrontation entre des gens qui ont soif de pouvoir. Mais le chemin vers ce dernier doit passer par les élections. La tenue de celles-ci doit être la priorité de la communauté internationale après cette catastrophe.»
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