Face à la volonté du gouvernement de faire adopter à nouveau une loi sur les ONG, les Géorgiens proeuropéens redescendent dans la rue. © BELGA IMAGE

En Géorgie, gros nuages sur le rêve européen

Le Rêve géorgien, parti au pouvoir, veut à nouveau faire passer une loi, jugée prorusse, sur le financement des ONG. Les pro-Européens redescendent dans la rue pour s’y opposer. Reportage à Tbilissi.

Luka (1) n’a rien oublié de ces 7 et 8 mars 2023. A l’époque, il était déjà là, face au Parlement, avec ses amis. Il brandissait les drapeaux géorgien et européen, chantait déjà son désamour pour la «loi russe». «Le deuxième jour a vraiment été brutal, se remémore le jeune homme de 19 ans. Les sirènes hurlaient dans tous les sens; puis les policiers ont annoncé au mégaphone qu’ils allaient utiliser la force. On aurait dit les paroles d’une mauvaise chanson. Emotionnellement, ce fut très dur. Surtout quand ils ont utilisé du gaz et des canons à eau. Après ça, jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils essayeraient de proposer à nouveau cette loi.»

Il y a un an, face à la pression populaire de milliers de Géorgiens, le parti au pouvoir, Rêve géorgien, décide de retirer le projet de loi controversé. Celui-ci envisageait de qualifier d’«agent de l’étranger» toute organisation non gouvernementale recevant au moins 20% de financements étrangers. Ces ONG étaient contraintes de publier un rapport financier annuel sous peine de lourdes amendes. Selon l’opposition et une bonne partie de la population, la proposition, inspirée d’un texte russe, était jugée infamante et asservissante pour la société civile et les médias indépendants. Pourtant, le Rêve géorgien revient à la charge. Le parti a changé l’appellation d’«agent de l’étranger» en «organisation servant les intérêts d’une puissance étrangère», mais son projet est sensiblement le même. Pour justifier ce contrôle, le parti accuse le secteur civil de «financer l’extrémisme» et les ONG de diffuser «une idéologie pseudo-libérale et une propagande LGBT».

«Jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils essayeraient de proposer à nouveau cette loi.»

Adhésion en question

Ce lundi 8 avril, au parc Sir Oliver Wardrop, deux bonnes centaines de manifestants font face à trois rangées de policiers protégeant l’entrée du Parlement géorgien, à Tbilissi. Sous la pluie, le mégaphone passe de main en main pour propager des slogans criards proeuropéens. «Nous, les jeunes, avons le devoir de protéger notre futur, affirme Ana, 19 ans, étudiante en économie. J’ai le sentiment que nous pouvons à nouveau changer la donne.» La jeune femme est un peu émue, mais pas avare de ce sourire qui dévoile un chewing-gum bien ancré. «Cette loi va à l’encontre des valeurs européennes. Cela me fait peur pour notre futur au sein de l’UE.»

En décembre 2023, Bruxelles a octroyé à la Géorgie ce fameux statut de candidat à l’adhésion à l’UE sous certaines conditions. Un total de neuf clauses que l’ancienne république soviétique du Caucase devra respecter dans un futur proche. Il s’agit notamment de lutter contre la désinformation et la corruption, de garantir l’indépendance des institutions et les droits humains ou encore de persévérer dans la «désoligarchisation», une référence claire à l’omnipotent Bidzina Ivanichvili, ce milliardaire fondateur de Rêve géorgien, qui gère le pays dans l’ombre. «Beaucoup partagent cette impression que sans l’Europe, nous n’aurons pas la possibilité d’améliorer notre quotidien, par l’accès à l’éducation ou les opportunités de travailler, et d’augmenter nos salaires.»

Anciens et modernes

Vingt-quatre heures après le premier rassemblement, une marche pacifique démarre de Rustavéli, une station de métro jouxtant une large avenue bordée de vendeurs à la sauvette et des plus chics bijouteries de la capitale. La météo est clémente, l’assistance plus fournie: elle dépasse le millier de participants. Le cortège termine son chemin face au Parlement. A l’intérieur, les organisations de la société civile enchaînent les réunions, notamment avec l’ambassadeur de l’Union européenne, Pawel Herczyński. Dehors, on diffuse l’hymne européen puis géorgien. Face à la foule, Luka lève la main, serre le poing. Il est venu avec ses amis de l’université et son polo bleu et blanc. «Ce jour est symbolique parce qu’on commémore aussi la tragédie du 9 avril 1989, précise-t-il. Le pouvoir soviétique avait tué 20 manifestants antigouvernement qui se battaient pour leur liberté.» L’histoire risque-t-elle de se répéter 35 ans plus tard?

La population est en réalité divisée entre la jeune et la vieille génération. «Le gouvernement concentre son message sur les seniors en affirmant que les jeunes manifestants sont manipulés par des forces occidentales, se désole Luka. A travers les médias traditionnels qu’il contrôle, il prétend qu’il faut limiter l’influence des ONG financées par l’Occident pour garder notre indépendance. Les jeunes, qui ont accès à d’autres infos grâce à l’anglais, savent que cette propagande permet de conserver le monopole sur la diffusion des idées et de la connaissance.» L’an dernier, Luka a tenté de convaincre ses grands-parents du bien-fondé de son action. Il a fallu qu’il soit pratiquement battu par la police pour qu’ils changent leur opinion. «Cette loi attaque notre démocratie et risque de transformer le pays en un Etat totalitaire. Nous devons utiliser notre liberté d’expression pour la renforcer.»

«Tant que notre gouvernement sera prorusse, il n’y a aucune chance que l’on remplisse les conditions d’adhésion à l’UE.»

Elire ou manifester

La menace russe, voilà aussi ce qui effraie la plupart des citoyens actuellement mobilisés. «Les membres du parti Rêve géorgien sont des hommes de Poutine», affirme Lucy, 19 ans, qui n’a pas loupé une miette des deux premières manifestations de ce mois d’avril, bien qu’elle soit en session d’examens. «Toutes leurs actions sont dictées par Moscou. Quand la guerre a éclaté en Ukraine, notre gouvernement n’a dépensé qu’un million de lari (NDLR: 350.000 euros) en faveur de Kiev… Ce n’est pas ce qui s’appelle un vrai soutien.»

Comme il l’est régulièrement rappelé sur des tags et banderoles en pleine rue, la jeune femme ne digère pas non plus que 20% de son pays aient été absorbés par la Russie, qui occupe les territoires indépendantistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie depuis 2008. «Tant que notre gouvernement sera prorusse, il n’y a aucune chance qu’on remplisse les conditions d’adhésion à l’UE, parce que ça irait à l’encontre des intérêts de Rêve géorgien. La seule solution est d’élire un autre parti (NDLR: les élections législatives ont lieu en octobre prochain) ou de faire pression sur les autorités avec de nouvelles manifestations.»

(1) Le prénom a été modifié.

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