En France, «les médias de Bolloré appellent la guerre civile de leurs vœux» (entretien)
En exploitant à outrance certains faits divers, ils contribuent à son émergence, selon l’historien Alexis Lévrier. Par son influence, Bolloré fait peur. Et seul Booba se dresse contre Hanouna.
Maître de conférences à l’université de Reims, Alexis Lévrier est spécialiste de l’histoire du journalisme en France et en Europe. Il analyse le rôle des médias du groupe Bolloré dans le traitement du meurtre du jeune Thomas, dans la nuit du 18 au 19 novembre à Crépol.
Le meurtre du jeune Thomas a-t-il fait l’objet d’un traitement médiatique excessif?
La mort d’un jeune est extrêmement émouvante. Mais en d’autres temps, ce fait divers aurait fait la Une de l’actualité à peine quelques jours. La différence est qu’il y a désormais un espace médiatique occupé par l’extrême droite. Je situe le tournant à 2012. Yves de Kerdrel a été nommé directeur de la rédaction de Valeurs actuelles. Il a fait le choix de la dimension identitaire et de la multipli- cation des Unes racistes et xénophobes, qui ont d’ailleurs valu à l’hebdomadaire plusieurs condamnations. Il a recruté de jeunes journalistes, Geoffroy Lejeune, Charlotte d’Ornellas… qui sont extrêmement présents aujourd’hui. Ils ont mis progressivement ces thématiques dans l’espace médiatique. Valeurs actuelles et, aujourd’hui, les titres du groupe Bolloré sont des médias qui prétendent diagnostiquer l’existence d’une guerre civile en France mais, en fait, l’appellent de leurs vœux, selon un fonctionnement connu dans le pays depuis l’affaire Dreyfus. Les médias d’extrême droite ont été incroyablement puissants jusqu’à l’époque de la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale. Discrédités, ils ont été relégués aux confins de l’espace médiatique. Ils reviennent au-devant de la scène aujourd’hui.
La stratégie n’est peut-être pas de faire élire un candidat d’extrême droite mais d’extrême- droitiser le pouvoir.
En quoi le groupe Bolloré se distingue- t-il?
Il n’est pas le plus puissant que l’on ait connu dans l’histoire, mais c’est le plus diversifié. Il est dans la presse écrite, la radio, la télévision sous des formes diverses – chaîne d’info avec CNews et infotainment avec C8 et l’émission Touche pas à mon poste (TPMP) –, l’édition, la publicité et la communication avec Havas. Cette puissance est telle que les autres médias sont sur la défensive et contraints, le plus souvent, de suivre cette dynamique. Cela ressemble à ce qui se passe avec la concentration de médias du groupe Murdoch, sauf que lui n’a pas fait, en quelques semaines, du Times ou du Wall Street Journal des officines de propagande au service d’aspirations identitaires. Rupert Murdoch est un homme de presse. Il n’a pas brutalisé les rédactions de ses médias comme l’a fait Vincent Bolloré avec celle du Journal du dimanche, par exemple. La première Une de l’hebdomadaire dominical après la désignation de Geoffroy Lejeune à sa tête était de ce point de vue un manifeste. En titrant en couverture «Nous ne sommes pas des faits divers» (1), il signifiait que tous les faits divers qui concerneraient un jeune Blanc, pour parler comme eux, victime d’un jeune issu de l’immigration, serait interprété comme le symptôme d’une guerre civile qui serait en cours.
L’objectif est-il de servir le discours de l’extrême droite de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour?
Je serais plus prudent. Je ne sais pas ce que veut Vincent Bolloré. A-t-il vraiment souhaité qu’Eric Zemmour devienne président? Vous savez, Vincent Bolloré est issu de l’extrême droite catholique maurrassienne (NDLR: en référence à Charles Maurras, journaliste d’extrême droite, 1868 – 1952). Zemmour incarne tout ce qu’il déteste, Hanouna aussi d’ailleurs. Eric Zemmour avait l’avantage pour l’idéologie de Bolloré de normaliser, même d’excuser l’antisémitisme chrétien, celui dont vient la droite de Bolloré, en disant que «Dreyfus était sans doute coupable» et que «Pétain était innocent». Même sentiment pour Marine Le Pen qui a été présentée par CNews pendant la campagne électorale comme une «femme de gauche». J’ai l’impression que Vincent Bolloré mène une guerre culturelle et une croisade avec une très claire dimension religieuse, mais pas forcément une guerre électorale. Sa stratégie n’est peut-être pas de faire élire un candidat d’extrême droite mais d’extrême-droitiser le pouvoir en place. Plus on avance vers 2027, plus j’ai le sentiment que c’est vers cela que l’on se dirige.
Ce climat est-il un terreau favorable à l’expression de l’ultradroite?
Là encore, l’histoire montre qu’il y a toujours un lien entre des médias d’extrême droite et des groupuscules violents. L’exemple le plus connu est celui de L’Action française qui est, certes, un journal mais aussi une organisation politique. Ce mouvement soutenait la campagne d’Eric Zemmour en 2022 et ses militants s’en sont pris physiquement à des journalistes, à des militants antiracistes. Toute l’histoire de l’extrême droite en France offre des exemples de cette violence. En 2021, Valeurs actuelles a publié plusieurs appels à l’insurrection, dont une tribune de généraux. Cette violence verbale est relayée sur le terrain par la violence physique de groupuscules d’extrême droite.
Le gouvernement peut-il ramener un peu de mesure dans le traitement de l’information?
La stratégie de l’Elysée et de la macronie à l’égard du groupe Bolloré est faite de tâtonnements, de contradictions et d’hésitations permanentes. Les deux seules personnalités de l’ancien gouvernement qui ont osé affronter le groupe Bolloré ont été le ministre de l’Education Pap Ndiaye et son homologue de la Culture Rima Abdul-Malak, tous les deux issus de la diversité. Pour cela, ils ont été pris pour cible sur CNews pendant des semaines avec un discours clairement raciste. Dans un premier temps, Pap Ndiaye, qui avait dénoncé CNews comme une chaîne d’extrême droite, a été défendu par Emmanuel Macron avant que celui-ci ne le lâche. Il est sorti du gouvernement. Rima Abdul-Malak, elle, avait mis en évidence le fait que l’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ne jouait pas son rôle de régulateur à l’égard des chaînes de Bolloré, ce qui est tout à fait exact. Elle a été aussi prise pour cible. Aujourd’hui, on ne l’entend plus du tout sur ces sujets. Dans les raisons d’espérer, figurent les Etats généraux de l’information, lancés le 3 octobre dernier et dont les propositions pour améliorer cette régulation sont attendues à l’été 2024. Peut-être seront-elles reprises par le gouvernement. Mais quand on voit les ministres d’Emmanuel Macron défiler sur CNews et dans les pages du Journal du dimanche, on a des raisons de s’inquiéter.
L’Europe a osé affronter le groupe Bolloré. En France, c’est totalement impossible.» Alexis Lévrier, historien.
L’émission Complément d’enquête sur Cyril Hanouna, diffusée le 30 novembre, va-t-elle le servir ou le desservir?
On a bien vu lors du Touche pas à mon poste du lendemain qu’il s’en servirait. Il s’est félicité de l’audience record de l’émission de France 2 en disant que c’était grâce à lui. Cela conforte son statut de star. Complément d’enquête a eu le mérite d’enquêter, de montrer que l’on a le droit de parler du groupe Bolloré, ce que presque personne n’ose faire aujourd’hui. Ce n’est pas pour rien que les médias de Vincent Bolloré visent toujours l’audiovisuel public, qui est le dernier bastion qui lui résiste. Plus tôt en 2023, Cyril Hanouna avait dit à propos du service public: «Privatisez-moi cela.» Tristan Waleckx, le présentateur de Complément d’enquête, est le journaliste qui a été le plus poursuivi par Vincent Bolloré, notamment pour une enquête sur ses activités en Afrique qui lui a valu le prix Albert-Londres de l’audiovisuel en 2017. Il a subi des procédures bâillons, des procès qui ont duré des années ; il les a tous gagnés. Ce journalisme d’investigation peut faire peur à Vincent Bolloré. Du reste, chaque fois qu’il acquiert un média, il supprime l’investigation. Il l’a fait à Canal +, au Journal du dimanche… Cela étant, Complément d’enquête a bien montré à quel point il existe une omerta autour de Cyril Hanouna et combien il est difficile, presque impossible, d’obtenir des informations sur le groupe Bolloré. Là, un chroniqueur a accepté de parler de manière anonyme. TPMP a lancé une enquête pour l’identifier. Nouvelle illustration de la logique de la terreur qui est celle d’Hanouna et du groupe Bolloré.
Qu’est-ce qui effraie le plus, le pouvoir économique, médiatique, l’influence politique du groupe Bolloré?
Les seules menaces qui pèsent sur lui viennent de l’Europe. En France, rien n’a été fait. Dans le cadre du rachat de Hachette Livre par Vivendi, la Commission européenne a imposé au groupe Bolloré la vente d’Editis au milliardaire Daniel Kretinsky et celle du magazine Gala au Figaro pour éviter un monopole sur la presse people. L’Europe a osé affronter le groupe Bolloré. Dans l’Hexagone, c’est totalement impossible. Parmi les empires de presse que l’on y a connus à l’époque contemporaine, le groupe de Robert Hersant a essayé de passer d’un groupe de presse écrite à un groupe audiovisuel en 1987-1988 en acquérant La Cinq. Mais il a échoué. Un autre, celui de Jean-Luc Lagardère, a connu une pareille déconvenue. Il n’a pas su reprendre TF1. Vincent Bolloré a fait le chemin inverse et a réussi. Il a commencé par l’audiovisuel avant de racheter d’autres pans de l’industrie médiatique. Il a tissé une toile suffisamment étendue aujourd’hui pour limiter au maximum les contestations. Il est très frappant que le milieu culturel qui, d’habitude, se prononce contre les dérives possibles du pouvoir, soit étonnamment silencieux dans le cas de Bolloré. J’ai été frappé par la dernière cérémonie des César. Tout le monde s’en est pris à la ministre de la Culture. Aucun acteur n’a osé dénoncer le groupe Bolloré. On était sur Canal +. Le monde de la culture, lui aussi, a peur.
A l’exception du rappeur Booba qui s’est exprimé dans le Complément d’enquête sur Hanouna tout en étant signé par Universal, propriété de Vincent Bolloré?
Oui, mais lui, il est suffisamment puissant sur les réseaux sociaux. Il a six millions de followers. Grâce à cette puissance, il est aussi devenu une marque. Donc, il peut résister. Très peu de gens le peuvent.
(1) Un manifeste du point de vue de l’éthique journalistique, aussi. Le JDD a confondu une photo de proches d’un Enzo victime d’un accident de voiture avec celle des connaissances du Enzo poignardé au centre du fait divers développé dans ses pages.
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