«En France, il y a beaucoup d’indifférence au sort des Juifs» (entretien)
Jean-Luc Mélenchon ne peut être accusé d’antisémitisme, selon le sociologue Michel Wieviorka. Mais il est sur un chemin qui y conduit. Récit d’une mutation politique.
Plus de cent mille manifestants à Paris, des dizaines de milliers dans d’autres villes de France, la marche contre l’antisémitisme organisée, le 12 novembre, à l’initiative de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, et de son homologue du Sénat Gérard Larcher a été un succès, que la controverse autour de la présence de représentants du Rassemblement national d’extrême droite, discrets, n’a pas réellement entaché. Par conséquent, deux absences ont surtout animé les débats. Celle du président Emmanuel Macron, en communion sur le fond avec les marcheurs démocrates mais distant de leur cortège pour ménager sa prétention à la médiation. Celle, surtout, de La France insoumise, par refus de manifester à côté de l’extrême droite et, sans le dire, en raison de son regard mitigé sur la signification du rassemblement.
Pourquoi le sort de ces Français-là suscite-t-il aussi peu d’émotion?» Michel Wieviorka, sociologue.
La mobilisation, réconfortante, est-elle de nature à freiner la vague d’antisémitisme (plus de 1 500 actes en un mois, soit autant que pour l’année 2022) observée depuis le massacre de 1 200 Israéliens par le Hamas le 7 octobre? On peut en douter. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’antisémitisme en France, le sociologue Michel Wieviorka dresse un état des lieux des bouleversements que la guerre entre Israël et le Hamas provoque dans le monde politique français et au sein de la société.
La vague d’actes antisémites observée depuis le 7 octobre a-t-elle connu des précédents dans l’histoire contemporaine de la France?
La nouveauté n’est pas tellement dans l’ampleur de cette vague mais plutôt dans d’autres dimensions de la question. Depuis les années 2000, chaque fois qu’il se passe quelque chose d’important au Proche-Orient, on observe un pic d’antisémitisme. Il y a en France une population juive conséquente et une population arabo-musulmane, ou d’origine arabo- musulmane, dix fois plus élevée. Le phénomène est tout simplement plus spectaculaire qu’il a pu l’être en d’autres circonstances. Mais ce n’est pas cela le fait le plus nouveau de cet épisode.
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Quel est-il?
Il est que d’un seul coup, on prend conscience, en France, que la scène politique est totalement transformée. Le combat contre l’immigration et contre l’islam de l’extrême droite institutionnelle, c’est-à-dire le Rassemblement national, et même non institutionnelle, à savoir le parti Reconquête d’Eric Zemmour, fait qu’ils font figure aujourd’hui d’alliés d’Israël et d’acteurs engagés dans la lutte contre l’antisémitisme. La dimension «allié d’Israël» n’est pas tout à fait nouvelle parce que Jean-Marie Le Pen lui-même pouvait faire preuve d’empathie pour cet Etat. Par contre, la dimension «lutte contre l’antisémitisme» l’est, même si Marine Le Pen avait déjà ouvert la voie à cette évolution il y a quelques années. Le changement est spectaculaire. On se retrouve avec une extrême droite qui prétend agir contre l’antisémitisme. La deuxième nouveauté est l’alliance d’une partie de la gauche radicale avec les pires idéologies terroristes. Aujourd’hui, elle se fragmente autour de la question de savoir si le Hamas est un mouvement de résistance ou s’il faut donner la priorité à ce qu’il s’est passé le 7 octobre et au combat contre l’anti- sémitisme. C’est une fracturation nouvelle dont il faut prendre la mesure.
La manifestation de dimanche a-t-elle remis la lutte contre l’antisémitisme au centre des préoccupations?
L’enjeu n’est pas uniquement la question de l’antisémitisme. Il réside aussi dans la prise de conscience d’une indifférence autour de la question juive. Dans mon livre La Dernière Histoire juive (1), je montre que, dans les années 1970 et 1980, il y avait beaucoup de bienveillance à l’égard des Juifs. La sidération était encore vive par rapport à la découverte, pour beaucoup de personnes, de ce qu’était la Shoah. Israël avait vaincu les pays arabes lors de la Guerre des Six Jours en 1967. Cette victoire «de David contre Goliath» avait amélioré son image. C’était le pays des kibboutz, où le désert refleurit… Cette perception s’est progressivement renversée. Mais on n’en a pas vraiment pris conscience. Résultat: aujourd’hui, il y a non seulement de l’antisémitisme actif mais aussi beaucoup d’indifférence au sort des Juifs. On ne se mobilise pas, ou moins, pour eux. La guerre entre Israël et le Hamas est un révélateur de ce phénomène, et l’exacerbe.
Le minimalisme de l’hommage rendu à la quarantaine de Français tués le 7 octobre est-il une illustration de cette indifférence?
Premièrement, le pouvoir français a essayé de tenir des positions équilibrées. Deuxièmement, le sort des Français qui vivent en Israël n’a pas suscité autant d’émotion que d’autres cas d’assassinat ou de prise d’otages. En 1985, lorsque Michel Seurat et Jean-Paul Kauffmann ont été enlevés au Liban (NDLR: un sociologue et un journaliste kidnappés par les Fractions armées révolutionnaires libanaises), on parlait d’eux tous les jours à la télévision. Une énorme émotion habitait l’ensemble de la société. Aujourd’hui, cela n’est pas le cas. Pourquoi le sort de ces Français-là en suscite-t-il aussi peu? Il s’agit de citoyens français qui ont choisi d’habiter en Israël. Ils vivent au loin, et puis ils sont juifs… Cette indifférence, on a commencé à la constater en 2015 au moment de l’attentat de l’Hyper Cacher à Paris, qui a suivi celui à la rédaction de Charlie Hebdo. Un très grand nombre de personnes, d’institutions, d’organisations ont affiché «Je suis Charlie». Pratiquement aucune n’a affiché «Je suis Hyper Cacher». Il y avait beaucoup moins d’émotion que ce à quoi on avait assisté auparavant. Après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980, ou après la profanation du cimetière juif de Carpentras, en 1990, les manifestations avaient été gigantesques. Depuis le 7 octobre, nous sommes face à un mélange d’indifférence et d’animosité.
Assiste-t-on au basculement de la prévalence d’un antisémitisme d’extrême droite vers celle d’un antisémitisme d’extrême gauche?
Je ne dirais pas cela. D’abord, ce n’est pas parce que la patronne du Rassemblement national a changé de discours que d’un seul coup, toutes les troupes, tous les sympathisants, tous les électeurs la suivront. Par ailleurs, il n’y a pas que l’extrême droite institutionnelle. Une série de groupuscules d’extrême droite continue de prospérer. Ensuite, je pense que le positionnement politique de «la gauche de la gauche» n’est pas fondamentalement antisémite. On ne peut pas dire que Jean-Luc Mélenchon, en tant que personne, est antisémite. Mon analyse est qu’il est sur un chemin qui conduit dans cette direction. Mais il n’a pas fait de déclarations antisémites. Par contre, la nouveauté, depuis trente ou quarante ans, réside dans les populations issues de l’immigration, en particulier maghrébine mais pas seulement, qui sont perméables à un certain antisémitisme. On l’a découvert quand l’immigration de travail – les gens venaient travailler en France et puis repartaient – est devenue une immigration de peuplement. Là, tout a changé. S’est développée une identification à la cause palestinienne, et, pour certains, à l’islamisme. Mais ce n’est pas lié à une allégeance à La France insoumise.
Les tensions au sein de LFI soulignent quelque chose de beaucoup plus profond: une distinction entre les démocrates et les autres.
Le positionnement de La France insoumise depuis le 7 octobre s’explique-t-il davantage par opportunisme électoraliste?
On est avant tout dans du calcul politique qui repose sur un substrat idéologique. En France, la gauche de la gauche a toujours été très propalestinienne. Je vous rappelle un petit épisode, très important. En 1972, un commando lié au Fatah de Yasser Arafat a commis à Munich l’attentat contre les athlètes israéliens présents aux Jeux olympiques. A la suite de cela, la Gauche prolétarienne, un mouvement maoïste, a décidé de se dissoudre notamment parce que certains de ses militants estimaient inacceptable la possibilité de basculer dans le terrorisme antisémite. Le tropisme pro-palestinien tendance dure a tout de même continué à exister dans une partie de la gauche de la gauche. La question palestinienne a façonné un antisionisme radical. Et quand il prône la destruction de l’Etat d’Israël, cet antisionisme n’est pas loin de l’antisémitisme. Il y a aujourd’hui en France une population, les enfants de l’immigration, qui peut électoralement vibrer quand on fait vibrer cette corde.
Des voix se sont élevées au sein de LFI pour contester le positionnement de Jean-Luc Mélenchon. Son leadership est-il menacé?
La gauche de la gauche est en train de se fragmenter en France parce que d’autres forces politiques que LFI adoptent des positions plus prudentes et parce qu’au sein même du parti, tout le monde n’est pas d’accord, par exemple, avec l’idée que le Hamas est un mouvement de résistance. Cette attitude va durcir la base mélenchoniste de LFI et faire fuir d’autres membres, mais personne ne peut dire dans quelle proportion. Cela signe la fin de ce parti tel qu’il est, et cela souligne quelque chose de beaucoup plus profond: une distinction entre les démocrates et les autres. Des militants de La France insoumise sont profondément démocrates. Ils veulent des réformes, du débat, quelque chose qui se rapproche de la social-démocratie. D’autres ne pensent pas dans les catégories classiques de la démocratie. Ceux-là, qui étaient, par exemple, pour des lendemains insurrectionnels au moment de la crise des gilets jaunes, se radicalisent sur des pentes qui peuvent mener à l’antisémitisme. L’enjeu est là.
A Fréjus, une dédiabolisation à relativiser
Au moment où la mobilisation contre l’antisémitisme gratifie le Rassemblement national d’un «brevet d’honorabilité», une enquête de la journaliste de L’Obs Camille Vigogne Le Coat sur les pratiques de gestion de la ville de Fréjus par son maire d’extrême droite David Rachline met sérieusement en doute la conversion humaniste du parti de Marine Le Pen.
Les Rapaces (1), le livre qui en résulte, décrit principalement le comportement douteux du maire et de certains de ses adjoints dans l’attribution de marchés dans le domaine du BTP (bâtiment et travaux publics). Au cœur des soupçons, les relations entre David Rachline et un grand entrepreneur local, Alexandre Barbero, et l’acquisition par le premier, avec de l’argent liquide, d’une montre d’une valeur de 25 000 euros, entre autres. De quoi mettre à mal le «modèle de gestion municipale» voulu par Marine Le Pen.
L’enquête, fouillée, évoque par ailleurs certaines soirées, très arrosées, du premier citoyen de Fréjus, au cours desquelles les participants, issus de son cercle rapproché, n’hésitent pas à s’encanailler à coup de «blagues» faisant allusion à la période nazie. «Tous ceux qui sortent trois ou quatre fois avec [David Rachline] connaissent ses propos racistes, témoigne Pascal Humeau, un ancien conseiller de Jordan Bardella, aujourd’hui en délicatesse avec le RN. Personnellement, je n’ai jamais entendu quelqu’un d’aussi antisémite, c’est hallucinant, ça confine à la pathologie.» Virgine Vigogne Le Coat pointe également les «référents» idéologiques du maire de Fréjus, Charles Maurras, le théoricien de l’antisémitisme d’Etat, ou, à ses débuts, Alain Soral, l’essayiste antisémite, ainsi que ses liens avec Frédéric Chatillon, l’ancien chef du Groupe union défense (GUD), «groupuscule radical et violent d’extrême droite». Il ne faut pas se fier qu’aux apparences parisiennes.
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