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« Emmanuel Macron a perdu les Français à force d’avoir voulu endosser mille visages »

Olivier Mouton Journaliste

A force de vouloir être le président-militaire, le président-médecin, le président-monarque, le président-cool…, l’image du président français s’est complètement brouillée, estime Raphaël Llorca, auteur d’un livre passionnant sur « La marque Macron ».

Communicant, doctorant en philosophie du langage et expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, Raphaël Llorca publie un livre intitulé La marque Macron (éd. de L’Aube), qui décortique le phénomène que constitue le président français sous un angle particulièrement passionnant. Il explique comment il s’est imposée à la tête de la France en chantre du Neutre, avec son approche « ni droite, ni gauche », avant que la réalité du pays ne le rattrape et ne discrédite ses différentes images présidentielles. Raphaël Llorca, que nous avons longuement interrogé, esquisse aussi des scénarios en vue de l’élection présidentielle de 2022.

L’expérience d’Emmanuel Macron a fasciné de nombreux responsables politiques en Belgique, avant d’en décourager tout autant au fil de son mandat. C’est un objet politique intéressant et votre approche, sous le prisme de la « marque », lui est bien adapté… Depuis le début, il joue beaucoup sur les symboles et la volonté de dépasser les clivages habituels pour imposer ce que vous appelez « la force du Neutre ».

C’est ce qui m’a fasciné, absolument. Il y a cette phrase du philosophe Gilles Deleuze que je trouve très belle : « Un livre mérite d’exister s’il contribue à réparer un oubli ». Je trouve qu’il y avait précisément un oubli énorme pour analyser Macron, c’est la grille de lecture symbolique, la façon dont il se représente.

Jusqu’ici, il y a eu trois type d’ouvrages : ceux qui se sont intéressés à sa conquête du pouvoir après les élections, ceux qui racontent l’homme et ses réseaux et ceux qui critiquent son projet politique. Or, à mes yeux, il manquait cette pièce essentielle pour raconter Macron. Pour moi, c’est le président du « tout symbole », à ses risques et périls d’ailleurs. J’essaie de décortiquer la manière dont il a agencé tous ces signes, tous ces récits, toutes ces figures, pour essayer de voir ce que cela dit du macronisme.

C’est la quintessence de la marque, que l’on veut imposer vierge, alors qu’elle ne l’est pas ?

Absolument. Il y a une sorte de génie de la marque dans cette capacité à articuler des éléments matériels et immatériels : des valeurs, des récits et de l’esthétique. Une marque, on lui donne un ton, une personnalité, des symboles, mais tout cela est une construction, de la même façon que Macron est une construction. Dans le cas de Mitterrand, par exemple, le dispositif de communication de Jacques Séguéla était là pour révéler le candidat : Mitterrand a d’autant pu incarner La Force tranquille que c’était lui, profondément. Alors que dans le cas de Macron, il n’y avait a priori rien, c’était un vide à combler : il y avait tout à créer, c’est d’ailleurs pour cela que le défi était enthousiasmant pour les stratèges macronistes. Exactement comme pour une marque : pourquoi est-ce qu’Evian incarne plus la jeunesse que Cristaline, alors que c’est une eau…? Par cette dimension symbolique.

On a créé pour Macron une dynamique avec En Marche, sans idéologie…

C’est toute la force du Neutre qu’il a utilisé dans une forme d’esquive permanente.

En utilisant beaucoup de symbole de la Nation : Versailles, les héros français…

Plus qu’aucun de ses contemporains, Emmanuel Macron est quelqu’un qui a compris la force, la fonction et l’importance du symbole pour exercer le pouvoir. Je débute un des chapitres par cette scène de la série The Crowd, sur le couronnement de la reine Elizabeth II: Netflix fait dire au duc de Windsor « enlevez lui tout ce dispositif symbolique, qu’est-ce qu’il reste, une jeune femme modeste sans imagination et sans talent, mais mettez lui tout ça et vous avez une déesse ». Macron a compris mieux que quiconque, après la présidence « normale » de François Hollande, qu’il y avait de la place pour ça en France.

Vous avez raison, cela passe par des lieux : le Louvre, Versailles, le discours de la Sorbonne ou de la colonne de Pnyx à Athènes. Cela passe par des personnages symboliques : cela commence par Jeanne d’Arc, puis avec de Gaulle, Johnny Halliday et des héros du quotidien. Si Macron avait été Anglais, il aurait joué la figure de Churchill, c’est évident. Il y a aussi des mises en scène symbolique : le soir de l’annonce de sa candidature à la présidentielle, en novembre 2016, il vient se recueillir à la Basilique Saint-Denis, qui est la nécropole des rois de France.

Au fil du temps, cette construction s’est effilochée, avec des accents « hyper-gaullistes », des incohérences ou des décalages par rapport aux réalités difficiles des Français. Parce qu’il a joué de façon artificielle avec sa marque?

Je le vois différemment: la marque aurait pu être pour lui, au contraire, une façon de consolider son pouvoir de façon très cohérente. Mais sa fascination pour le symbole a entraîné le dérèglement de la marque Macron. Cela s’est passé de deux façons.

Il y a tout d’abord eu une rupture de cohérence interne à un moment donné : le niveau esthétique s’est disjoint des deux autres, a fini par tourner en roue libre et s’est déconnecté de la réalité. Cela a donné des mises en scène complètement ahurissante, comme quand Macron joue le rôle du récitant de Pierre et le loup à l’Elysée.

Le deuxième dérèglement, c’est une rupture de cohérence dans le temps. Emmanuel Macron a voulu endosser mille et un visages, mille et un costumes : il y a eu le président militaire, le président cool qui pose à côté des jeunes Antillais torse nu, le président monarque qui accueille Poutine à Versailles, le président en bras de chemise pendant le grand débat pour mettre en place la Convention citoyenne, le président médecin pendant la pandémie que l’on présente même dans Le Monde récemment comme épidémiologiste… Dans son dernier livre, Arnaud Montebourg fait un parallèle avec l’acteur italien Fregoli, qui a fasciné toute l’Europe avec sa capacité à endosser les costumes à toute vitesse.

Macron a compris l’importance de cela: en endossant un costume militaire, il devient militaire. Mais il a oublié une chose: c’est que cela impose une cohérence dans le temps. A force d’endosser ces mille et un costumes, son image s’est complètement brouillée. Je termine avec cette citation géniale : « Toute homme ou toute femme a six ou sept visages différents, l’art de la communication, ce n’est pas de les incarner tous à la fois, c’est d’incarner le bon au bon moment. » C’est cela que Macron n’a pas su faire. Et c’est pour cela qu’il y a une grande confusion dans la tête des Français pour savoir qui il est réellement. Dans quel rôle est-il le plus vrai ?

Idéologiquement, il ne se veut ni à gauche, ni à droite, comme s’il y avait eu la volonté de se départir de ce qu’il était, un ministre de François Hollande, plutôt à gauche. Le résultat, c’est que les gens le positionnent un peu où ils le veulent, désormais plutôt à droite. La boussole s’est-elle déréglée ?

Au départ, cette volonté du « neutre » était théorisée, il y avait une volonté d’échapper précisément à tout positionnement. Roland Barthes disait du neutre que « c’est la capacité à déjouer les oppositions » dans un registre qui n’est pas celui de la confrontation ou de l’appartenance à une sphère bien déterminée.

L’arbre sémantique des discours des candidats à la présidentielle de 2017 était génial. Marine Le Pen parle d’immigration, de sécurité ou d’impunité. Benoît Hamon est dans la paix ou dans l’humanité. Emmanuel Macron, lui, utilise des mots qui ne sont pas connotés politiquement : projet, renouvellement, transformation… Le neutre, c’est ça, c’est le registre de l’esquive, de la parade, pour déjouer les coups de l’adversaire.

Cela lui permet aussi, bien sûr, de se démarquer de Hollande, qui n’était crédité que de 5% à l’époque. Il y avait une forte séduction du neutre en 2017. Je me souviens de cette proposition originale au sujet des 35 heures, qui constitue une ligne de démarcation absolue entre la droite et la gauche en France : pourquoi ne pas travailler plus quand on est jeune et que l’on doit apprendre, autour de 40 heures, et moins lorsque l’on est plus âgé, que l’on a une famille et que l’on est plus fatigué ? Cela résume Macron et le neutre en politique, cette croyance que l’on peut chercher des solutions novatrices, transgressives et inédites pour transformer la société de façon apaisée. Tout le dispositif du marconisme tournait autour de ça.

Cela s’est-il heurté à une forme de conservatisme de la société française, une résistance au changement?

Je ne suis pas sûr que ce soit la société qui ait posé un problème, je pense qu’elle était tout à fait prête pour cette troisième voie, sous la forme de cette transformation apaisée. Mais le problème, c’est que l’on ne peut pas esquiver, tout le temps. Comment peut-on esquiver la question écologique, par exemple?

Précisément: un moment clé, c’est la Convention citoyenne pour le climat, qui part d’une bonne intention et qui se termine par une conférence au cours de laquelle Macron doit expliquer laborieusement pourquoi il ne va pas reprendre toutes les propositions citoyennes…

C’est un excellent exemple. Emmanuel Macron a voulu faire quelque chose de fort pour l’écologie, mais comment faire pour transformer de manière apaisée la société alors qu’il y a eu les Gilets jaunes ? Pour rendre les décisions acceptables, il a créé cette Convention citoyenne inédite. Le problème, c’est que le neutre se heurte à la dureté du réel: l’écologie demande des mesures dures, sur la réduction du trafic aérien par exemple, qui change la donne. Il a donc été obligé de se déjuger, de passer derrière pour que ne soit pas trop sévère…

Macron correspondait peut-être à une époque, mais depuis, on a assisté à un retour des radicalismes, non?

On revient à une époque qui est en effet très politisée, avec des positions qui se durcissent partout. Outre la question écologique, il y a la question des communautés, bref, partout.

En 2017, Macron a utilisé le mythe pour tenter de débloquer la société française. C’était un entrepreneur politique qui venait rendre de l’efficacité, de la puissance… Et par ailleurs, le politique manquait de panache et de romantisme: il a développé ce personnage de roman. La question, pour 2022, consiste à savoir quels mythes traverse la société française, sur lesquels les candidats pourraient se positionner.

En annonçant sa candidature, Xavier Bertrand (Les Républicains) a énoncé deux thèmes, celui du déclin et de la fierté d’être Français. Ce qui était fort avec Macron, c’est qu’il ne donnait pas des thèmes, il développait des figures narratives, c’est-à-dire des mythes, par lesquels ils résolvaient les problèmes. Pour 2022, il devra trouver ces nouvelles figures.

Il devra repositionner la marque dans un contexte plus délicat qu’en 2017 ?

Cette logique de marque va encore valoir en 2022: créer la cohérence sur un projet sera plus nécessaire que jamais. Mais ce qui est sûr, c’est que Macron ne pourra pas utiliser deux fois la même stratégie. L’esquive ou la dépolitisation, cela ne marchera plus.

A partir de là, il y a deux écoles. Il y ceux qui pensent que dans une société durcie, il faut cliver et adopter un camp plutôt qu’un autre. Et il y a ceux qui pensent que le neutre reste encore une clé pour gagner l’élection. Cela nous dirige alors vers d’autre candidats, à gauche: l’écologie pourrait être une façon intéressante de dépasser les clivages.

En ce qui concerne Emmanuel Macron, je pense qu’il est sorti du neutre: après la crise sanitaire, il considère que c’est une faiblesse.

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