Depuis plus de quarante ans, l'affirmation d'une identité française par l'extrême droite s'est assimilée au rejet d'une immigration extra-européenne. © getty images

Elections présidentielles J-15: la France a mal à son identité

Laurence D'Hondt Journaliste

Le candidat d’extrême droite Eric Zemmour a tenté d’imposer la question identitaire au centre de la campagne présidentielle. Les thèmes du pouvoir d’achat et de la guerre l’ont supplantée. Il n’empêche, le dossier reste sensible. Interroger l’identité française conduit vite au soupçon de xénophobie.

L’Américain Michael Katakis s’est installé en France il y a vingt ans. Fils d’immigré grec ayant grandi à Chicago, il a longtemps été un « métèque » cherchant son port d’ attache. Un jour, il découvre Paris. « Quand je suis arrivé ici, dès le premier jour, je suis tombé sur une manifestation: des milliers de gens dans la rue! Des mots hurlés à tue-tête! » Il y voit la démonstration du sens critique d’un peuple, de son goût pour l’expression verbale qui rejoint son rêve secret d’ écrivain et tombe immédiatement amoureux du pays. Vingt ans plus tard, il constate qu’il a changé. Il l’aime toujours mais comme un vieux couple: avec plus de lucidité.

Pour lui, l’un des défis principaux auxquels la France est confrontée est l’immigration. En se baladant récemment à Paris, près du métro Stalingrad, où s’entassent des petites tentes hébergeant des migrants, il est accosté par un homme. « C’est difficile pour la France de nous accepter« , lui confie ce dernier. « La France n’admet pas sa propre difficulté et cela la rend fragile, commente Michael, il y a, bien sûr, la peur de l’ autre mais plus encore la peur de soi, de la liberté d’une parole prédatrice, de ce que le discours de haine peut engendrer. Il y a dans ce pays une tension constante entre la réalité et ses idéaux. »

L’archipélisation de la France

A sa façon, l’écrivain américain résume le malaise qui entoure la question de l’identité en France. Le sujet est si sensible que l’aborder est déjà s’y brûler. Lorsque Nicolas Sarkozy avait lancé, en 2009, l’idée d’un grand débat sur l’identité nationale, il avait été attaqué de toutes parts, soupçonné de vouloir enfermer l’identité française dans des frontières désuètes et rancies. Mobilisée par le Front national de Jean-Marie Le Pen depuis plus de quarante ans, l’affirmation d’une identité française s’est assimilée au rejet d’une immigration extra-européenne, rendant impossible de débattre de l’une sans affirmer le refus de l’autre. Cette année, à l’occasion de l’élection présidentielle, plus aucun des candidats ne peut pourtant l’esquiver. Le polémiste et candidat Eric Zemmour en a même fait son principal cheval de bataille, désignant la disparition de l’identité française comme le premier des maux du pays et dénonçant le « grand remplacement », ce concept venu de l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, assurant que l’arrivée d’immigrés extra-européens est destinée à « remplacer » la population blanche…

Ici, le rapport au temps, à l’histoire est essentiel. Peut-être le monde va-t-il trop vite pour la France.

Un coup d’oeil à l’étal d’une librairie à Paris montre cependant que la question de l’identité menacée n’agite pas seulement le monde politique, mais beaucoup de citoyens: Obsessions identitaires (par Régis Meyran, Textuel) succède à Panique identitaire (par Isabelle Barbéris, PUF) qui côtoie Le Vertige identitaire(par Alain Chouraqui, Actes Sud ) Le miroir dans lequel les Français se regardent est décidément anxiogène. Ont-ils donc si mal à leur identité? Pour sortir un instant des thèses subjectives, un livre a fait date en établissant un constat sous forme de géographie électorale: L’Archipel français (Seuil, 2019) du politologue Jérôme Fourquet. Il y décrit l’éclatement de la matrice catholique et républicaine au profit de groupes ou d’îlots sociologiques isolés les uns des autres.

Lorsque le président Nicolas Sarkozy a lancé, en 2009, l'idée d'un grand débat sur l'identité nationale, il a été attaqué de toutes parts.
Lorsque le président Nicolas Sarkozy a lancé, en 2009, l’idée d’un grand débat sur l’identité nationale, il a été attaqué de toutes parts.© getty images

Il raconte en quelque sorte que la France, à son insu idéologique, a pris le chemin du communautarisme, voire, pire, d’un morcellement, sans plus d’adhésion à un projet commun. Autant de mots qui entrent en collision frontale avec le modèle universaliste français, cette vision de la société qui promeut des valeurs destinées à l’humanité entière, et capable de faire adhérer tout étranger à ses conceptions. Or, cette ambition ressemble de plus en plus à un échec. Pour l’extrême droite française, de Marine Le Pen du Rassemblement national à Eric Zemmour de Reconquête!, et même pour Valérie Pécresse, la candidate du parti de droite Les Républicains, le sentiment d’échec et d’inquiétude identitaire est en grande partie lié à l’installation d’une immigration non européenne qui s’assimile mal, voire refuse l’assimilation, en affirmant l’irréductibilité de son altérité. Pour la gauche, en revanche, l’idéologie libérale venue du monde anglo-saxon, doublée d’un capitalisme effréné sont les causes du délitement de l’identité française et de l’Etat garant du bien public.

« Délit de séparatisme »

En somme, si la droite met le doigt sur la fracture ethnique pour dénoncer cette identité bousculée, la gauche met surtout en cause le néolibéralisme et son effet délétère sur les liens sociaux. En dynamiteur de la division classique du paysage politique français qui partage l’hémicycle en deux, le président Emmanuel Macron a fini par s’emparer du sujet lui aussi. Ici non plus, cela n’a pas été sans vives polémiques. Lorsqu’il a affirmé durant un meeting à Lyon en février 2017 « il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France et elle est diverse, elle est multiple », le futur président a suscité une polémique dont seuls les Français sont capables: la gauche s’est empressée de dénoncer la vision matérialiste de Macron dégradant les Français au rang de consommateurs de biens culturels sans identité, tandis que la droite a immédiatement identifié dans ces mots le symptôme d’un communautarisme honni et contraire à l’idéal hexagonal. Au cours de son mandat, le président a finalement posé un acte dans ce domaine hautement sensible: la loi contre le séparatisme, votée le 23 juillet 2021.

On dirait que la France est un corps souffrant collectivement de ne pas trouver de réponses adéquates aux questions que la mondialisation lui pose.

Confortant le respect des principes de la République, dont la laïcité et la neutralité des services publics, elle établit l’existence d' »un délit de séparatisme », destiné à « protéger les élus et agents publics contre les menaces ou violences pour obtenir une application différenciée des règles du service public ». Elle vise également à encadrer l’organisation des cultes et de l’enseignement privé. Des dispositions législatives nouvelles qui s’adressent clairement aux associations du culte musulman dont le financement et le statut demeurent flous et peuvent propager une idéologie islamiste, mais qui ont suscité l’hostilité de l’Eglise, acculée à accepter une surveillance accrue.

Touchant à cette ligne de séparation délicate entre l’Eglise et l’Etat qui remonte à 1905, Emmanuel Macron a réaffirmé néanmoins la centralité de la laïcité dans l’identité française, une laïcité qu’ aucun candidat ne remet d’ailleurs en question. Mais cela écluse-t-il l’inquiétude identitaire qui étreint le pays? Lorsque brûlait la cathédrale Notre-Dame, le 15 avril 2019, un homme bouleversé avait entonné la Marseillaise, la main sur le coeur. Aussitôt, un autre s’est retourné, en lui demandant de se taire, car ses ancêtres avaient été décapités à la Révolution française. Cette brève séquence a alors été suivie d’une altercation entre différentes personnes présentes, qui étaient pourtant côte à côte et émues face au spectacle de la destruction du premier monument de France. De cette discussion agressive est ressorti un seul sentiment partagé: aucun ne se retrouve aujourd’hui dans ce qu’est devenue la France. Déchue au rang de nation parmi les autres, contrariée dans ses ambitions universalistes, inquiète de voir les mots liberté, égalité, fraternité piétinés ou abandonnés, la France n’est plus aimée de ses habitants. « En France, le rapport au temps, à l’histoire est essentiel. Peut-être le monde va-t-il trop vite pour la France », s’interroge Kazue qui travaille à la Maison du Japon, a partagé sa vie avec un peintre français et s’est expatriée par amour de ce pays. Et d’ajouter: « En revenant récemment en taxi de Roissy, traversant les rues de Paris, j’ai pensé à une digestion difficile. »

Un symptôme positif?

La mondialisation, la pression migratoire, l’archipélisation de la société: ces transformations bousculent d’autres pays d’Europe, mais en France elles sont d’autant plus mal digérées que le questionnement engendré par ces bouleversements est refoulé et quand il ne l’est pas, il est qualifié de xénophobe. « On dirait que la France est un corps souffrant collectivement de ne pas trouver de réponses adéquates aux questions que la mondialisation lui pose », suggère encore Michael Katakis, cet amoureux de la France installé dans le VIe arrondissement de Paris, où vivaient autrefois le dramaturge Racine, l’historien Jules Michelet, ou encore Simone de Beauvoir. Mais nettement plus optimiste qu’un Français, il ajoute: « Quand les personnes ont un haut niveau d’éducation, lisent, écrivent, il y a comme une douleur existentielle, une douleur de pensée du fait de ne pas trouver de réponse satisfaisante. Pour moi, cette souffrance est un symptôme positif. »

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