Elections présidentielles en Argentine : Javier Milei, un libertarien au pouvoir?
Novice en politique, l’économiste anarcho-capitaliste est favori pour l’élection présidentielle. La droite et la gauche sont à bout de souffle.
La hausse des prix a atteint 12,7% en septembre en Argentine. Depuis janvier, l’inflation cumulée s’est élevée à 103,2%. La pauvreté touche 40% de la population. La situation économique et sociale est naturellement l’enjeu principal de l’élection présidentielle du 22 octobre. L’inquiétude est telle que les Argentins pourraient être tentés d’envoyer à la Casa Rosada, le siège de la présidence et du gouvernement, un novice en politique et un candidat pour le moins disruptif: Javier Milei, de l’alliance La Liberté avance, est favori dans les intentions de vote. Mais quelle ligne politique représente-t-il? Pablo Stefanoni, rédacteur en chef de la revue latino-américaine Nueva Sociedad et auteur de La Rébellion est-elle passée à droite? (1) nous éclaire.
Les intentions de vote en faveur de Javier Milei traduisent une sorte de “rébellion électorale”.
Javier Milei est-il un candidat populiste qui propose une offre politique nouvelle?
L’Argentine connaît une très forte crise économique. Cette campagne électorale est donc particulière. Deux sentiments dominent dans la population. Le premier est qu’il ne sera pas facile d’en sortir. Le second est que le péronisme (NDLR: courant politique nationaliste fondé par Juan Perón, président de 1946 à 1955 et de 1973 à 1974) et la droite ont échoué. Quatre périodes de gouvernement péroniste, et une de centre-droit, sous la présidence de Mauricio Macri entre 2015 et 2019, ont jalonné l’histoire récente de l’Argentine. Les intentions de vote en faveur de Javier Milei traduisent une sorte de «rébellion électorale», avec la volonté d’essayer quelque chose de nouveau. Il apparaît comme un outsider et comme un candidat antisystème. En 2001, une autre crise importante a frappé l’Argentine. Dans les rues, les gens scandaient: «Qu’ils s’en aillent tous.» C’était le mot d’ordre de la contestation. Vingt ans après, Milei récupère ce vivier. Dans ses meetings, ses partisans entonnent le même slogan. Sa candidature est nourrie par ce bouillon de culture, en plus de représenter une nouveauté idéologique absolue.
Qu’est-ce que le paléo-libertarisme dont se réclame Javier Milei?
La nouveauté chez Javier Milei est de tenir un discours vraiment ultralibéral. L’Argentine a connu dans le passé un courant politique néolibéral, à l’image de ce qui s’est passé en Europe dans les années 1990. Mais elle n’a jamais été confrontée à un discours anarcho-capitaliste, paléo-libertarien, dans le sens libertarien comme on le trouve de manière marginale aux Etats-Unis. Il parle d’un capitalisme héroïque, inspiré par le roman La Grève (1957) de la philosophe russo-américaine Ayn Rand. Il affirme que la justice sociale est une monstruosité. Il critique le pape François, décrit comme le représentant du diable sur Terre, parce qu’il serait proto- socialiste, pour la justice sociale, pour l’intervention de l’Etat. Dans le même temps, Javier Milei, avec ses cheveux en pétard, a une esthétique de rock star, très éloignée de la vieille droite libérale conservatrice. Il se montre proche des citoyens, notamment des jeunes. Il a une rhétorique assez ordurière. Il parle de «botter les fesses» des maires, des politiciens. De ce point de vue, il est un vrai populiste, d’autant plus qu’il offre une «solution magique» à la crise. Il a identifié un ennemi clair, l’Etat et les politiciens.
Est-il l’illustration de la thèse développée dans votre livre La Rébellion est-elle passée à droite?
Quand j’ai écrit mon livre, Javier Milei n’était pas encore candidat. C’était un économiste qui tenait des propos très radicaux sur les plateaux de télévision. Je lui ai dédié un chapitre parce qu’il représentait un exemple de cette mouvance de droite rebelle. En Occident où il existe une tradition d’anticonformisme aux idées politiques, c’est la droite qui, aujourd’hui, développe le plus souvent cet état d’esprit. Javier Milei en est l’illustration en Argentine. Cependant, s’il est élu, il faudra voir s’il arrive à concrétiser ses discours ultraradicaux. Il n’est pas exclu que la réalité de l’exercice du pouvoir le conduise à opter pour un gouvernement néolibéral classique. De surcroît, il risque d’être fragile d’un point de vue institutionnel parce que son parti ne devrait disposer que d’un tiers des députés. Et il n’a aucun maire, aucun gouverneur derrière lui. En Argentine, les syndicats, les organisations de la société civile sont puissants. Il existe une tradition de contestation politique dans la rue.
S’il est élu président, Javier Milei n’aura- t-il pas d’autre choix que de faire alliance avec la droite traditionnelle pour former un gouvernement?
Il faudra voir si la droite traditionnelle continue l’expérience actuelle d’une coalition de centre-droit. Javier Milei a des liens assez forts avec l’ancien président Mauricio Macri. S’il remporte l’élection, peut-être réussira-t-il à attirer une partie de la droite libérale conservatrice. Et aussi une petite partie des péronistes. Certains de ses conseillers ont travaillé dans les années 1990 dans les équipes du président Carlos Menem (1989-1999), dont le gouvernement, selon ses dires, a été le meilleur de l’histoire de l’Argentine. A cet égard, la situation de Milei est très différente de celles de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro. Le premier peut s’appuyer sur le Parti républicain. Le second n’avait pas un parti derrière lui. Mais il bénéficiait du soutien des propriétaires terriens, des évangéliques de droite, des militaires… Javier Milei dispose d’un petit parti, pas d’une formation politique structurée et organisée. Il peut s’appuyer sur une base sociale, mais elle non plus, n’est pas organisée. L’élite économique doute de sa capacité à gouverner, et à garantir la stabilité politique et institutionnelle. Donc, si Milei devient président, l’Argentine connaîtra une expérience inédite et périlleuse.
Qu’est-ce qui rapproche et distingue Javier Milei de Donald Trump et de Jair Bolsonaro?
Il a des liens avec les deux anciens présidents américain et brésilien, avec le dirigeant d’extrême droite chilien José Antonio Kast (NDLR: fondateur du Parti républicain, arrivé deuxième à l’élection présidentielle de 2021) et avec le parti d’extrême droite espagnole Vox. Ce n’est qu’en 2021 que Javier Milei a décidé de passer de la bataille culturelle à la bataille politico- électorale. Il a été candidat à l’élection législative partielle à Buenos Aires en novembre de cette année-là. Et il a été élu député. Avant cette campagne électorale, sa voix ne portait que sur les questions économiques. Il a donc dû étoffer son discours avec des propositions politiques. Il les a puisées dans les programmes des trumpistes et des bolsonaristes. Il a commencé à affirmer que le changement climatique était une invention du marxisme culturel. Il s’est opposé à la légalisation de l’avortement promulguée en 2020 en Argentine, aux combats du mouvement féministe et des communautés LGBTQIA+… Il a noué une alliance avec une droite argentine plus dure. Sa candidate à la vice-présidence, Victoria Villarruel, issue d’une famille de militaires, défend le concept de «mémoire complète», affirmant que le travail de mémoire sur la période de la dictature militaire oublie les victimes du terrorisme de gauche. Elle est très liée à des petits groupes qui minimisent les crimes du terrorisme d’Etat des militaires. Cela étant, ni Trump, ni Bolsonaro, ni Kast au Chili, ni Vox en Espagne n’ont développé une idéologie anarcho-capitaliste. On ne la retrouve d’ailleurs chez aucune personnalité d’extrême droite.
Pour le candidat péroniste Sergio Massa, l’enjeu est-il de démontrer qu’il est le plus à même de redresser le pays malgré le fait qu’il est le ministre sortant de l’Economie?
Sergio Massa est face à un défi impossible. Il sort d’un gouvernement qui a connu une inflation de plus de 100% par an. Il est très compliqué pour lui de convaincre qu’il changera les choses. Ce gouvernement regroupait, il est vrai, différentes factions du péronisme et a connu une forme de paralysie après la rupture entre le président Alberto Fernandez et la vice- présidente Cristina Fernández de Kirchner. Cet héritage rejaillit négativement sur Sergio Massa. Mais c’est un pragmatique, plutôt situé au centre. Il est possible qu’il figure néanmoins au second tour, même si, lors des primaires, il a réalisé le plus faible score d’un candidat péroniste depuis le retour de la démocratie (lire l’encadré).
S’il ne participe par au futur gouvernement, est-ce le début de la fin du péronisme?
Non. Depuis 1955, lorsque Juan Perón a été renversé par un coup d’Etat, on a prédit à plusieurs reprises la mort du péronisme. Mais le péronisme est une force politique qui fait partie de la culture politique en Argentine. Il a montré au cours de l’histoire qu’il est capable de se renouveler. Il fut une sorte de populisme classique à l’époque de Perón. Il a conduit des réformes néo- libérales sous Carlos Menem. Il a développé un populisme de gauche avec Néstor Kirchner, président entre 2003 et 2007. Si Sergio Massa perd l’élection, le péronisme traversera une période assez compliquée. Mais il sera en mesure à nouveau de rebondir. Le péronisme est un peu comme une organisation désorganisée. Mais une organisation ancrée dans la culture politique du pays et attentive aux évolutions de la société. Ce sont des gouvernements péronistes qui ont fait adopter les lois sur le mariage pour tous et sur la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse.
(1) La Rébellion est-elle passée à droite? , par Pablo Stefanoni, La Découverte, 320 p.
Trois principaux prétendants
L’élection présidentielle en Argentine est précédée de «primaires, ouvertes, simultanées et obligatoires» qui permettent de désigner les partis et leur candidat habilités à se présenter. Du scrutin qui a eu lieu le 13 août, ont émergé trois principaux prétendants à l’investiture suprême.
Javier Milei, 52 ans, de la coalition La Liberté avance, a créé la surprise en recueillant 29,86% des suffrages.
Patricia Bullrich, 67 ans, une ancienne ministre de la Sécurité, candidate de la coalition de droite Ensemble pour le changement, a récolté sous son nom 16,81%. Mais un autre membre de son parti briguait aussi la candidature et a récolté 11,19%. Leurs scores cumulés propulseraient Patricia Bullrich à 28%.
Ministre de l’Economie du gouvernement sortant, le candidat péroniste Sergio Massa, 51 ans, de l’alliance Union pour la patrie, a obtenu 21,43%. Ce score additionné à celui d’un rival interne, crédité de 5,85%, élèverait son résultat à hauteur de 27,28%. La bataille du 22 octobre s’annonce serrée.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici