Elections françaises: les jeunes, influenceurs courtisés
Désormais en capacité de faire changer les pratiques des autres générations, la « jeunesse diffusionniste » devrait, en principe, susciter davantage l’attention des politiques, émus, en plus, par ses sacrifices pendant la pandémie. En pratique, pas sûr que le fiasco de l’abstention soit évité.
Les jeunes représentent-ils réellement un enjeu de la campagne présidentielle française? Si l’on s’en tient à une analyse froide et mathématique, non. « La part des personnes âgées de 18 à 30 ans […] ne pèse que marginalement dans la population comparée aux autres segments générationnels », assènent Frédéric Dabi et Stewart Chau dans La fracture (1), la grande enquête « Nouvelle vague 2021 » de l’institut de sondages Ifop. Les catégories des 35-49 ans, 50-64 ans et plus de 65 ans tournent, chacune, autour des douze millions d’électeurs potentiels contre 7,9 millions seulement pour les moins de 30 ans. Et encore. Ajoutez les non-inscriptions ou les mauvaises inscriptions sur les listes électorales et, surtout, la surabstention les jours de vote et vous êtes face à une population marginale pour espérer remporter le Graal de l’accession à l’Elysée. Pourtant, la jeunesse continue de s’inscrire durablement à chaque campagne présidentielle comme un totem, assurent le directeur général opinion de l’Ifop Frédéric Dabi et l’expert en stratégique d’opinion Stewart Chau. Pourquoi?
La laïcité n’est plus aussi plébiscitée par la jeune génération.
Les deux professionnels avancent deux explications. « S’adresser spécifiquement aux jeunes, leur consacrer une partie du programme présidentiel, équivaut à parler à leur cercle familial, parents ou grands-parents. Les convaincre revient dans l’imaginaire des politiques à maximiser par ricochet le vote de leurs proches. » Deuxième justification, qui serait une sorte de prolongement de la première: les jeunes sont crédités désormais d’un pouvoir « diffusionniste » sur le reste de la société. « Les perceptions et opinions de la plus jeune génération, considérée comme une avant-garde éclairée, sont censées s’imposer aux aînés », analysent les spécialistes de l’Ifop.
L’environnement, un thème déclassé
Ce pouvoir d’influence prêté aux jeunes résulte clairement des messages sur les effets du dérèglement climatique qu’ils ont réussi à faire partager à leurs parents et grands-parents. La « génération Greta Thunberg » est l’archétype de cette jeunesse diffusionniste, « celle qui influence le cours des choses et la construction de l’opinion, bouscule la mise à l’agenda des enjeux de société et influence les générations suivantes ». Qui plus est, selon l’enquête « Nouvelle vague », le thème environnemental serait le seul qui ne donne pas prise aux clivages selon les catégories sociales ou selon les sous-classes d’âge. Il transcende les divisions de la jeunesse. Comment, dès lors, ne sublime-t-il pas la campagne électorale?
L’irruption de la guerre en Ukraine n’explique pas à elle seule ce désintérêt. Après la question du pouvoir d’achat et l’issue du conflit aux portes de l’Europe, le climat se maintient en troisième position des préoccupations des Français. Mais il y a sans doute un gouffre entre la profession de foi environnementale et l’adhésion aux mesures à prendre pour y contribuer, y compris au sein de la jeunesse. Selon l’étude de l’Ifop, les propositions du candidat Europe Ecologie Les Verts, Yannick Jadot, sont jugées irréalistes par 50% des jeunes. Une autre enquête, celle réalisée par l’Institut Montaigne sous le titre « Une jeunesse plurielle » (lire en page 57), révèle qu’ils sont moins de 10% à être prêts à réduire leur niveau de vie pour préserver l’environnement, même si les autres générations le sont encore moins.
Des jeunes probusiness
La Fracture, de Frédéric Dabi et Stewart Chau, met en exergue quelques autres traits marquants de la jeunesse française. A rebours de l’environnement, la question de la place des étrangers dans la société est celle qui ravive le plus le clivage gauche-droite. Les jeunes expriment à son propos une opinion qui s’inscrit aussi le plus grandement en décalage avec celle des autres générations. Dans le sens de l’ouverture, malgré une forte minorité qui pense le contraire. Dans la liste des « handicaps de la France », un chômage trop élevé arrive en tête devant un affaiblissement de l’école et du système éducatif et le niveau de la dette par habitant. Mais pour 33% des jeunes – les sondés pouvaient pointer plusieurs « handicaps » -, une « immigration excessive » reste une réalité et un problème.
A peu près la même proportion (31%), à l’évidence dans un spectre assez différent de la population, considère que « les normes et règles édictées par leur religion sont plus importantes que la loi de la République ». Et si 67% estiment qu' »il est justifié que les enseignants montrent à leurs élèves des dessins caricaturant ou se moquant des religions afin d’illustrer les formes de liberté d’expression« , les auteurs de l’enquête jugent que « la laïcité n’est plus aussi plébiscitée » par la jeune génération. Ce n’est pas le cas de marqueurs d’une vision plus libérale de la société. Ainsi, les sondeurs de l’Ifop observent « un credo probusiness jamais entrevu auparavant dans la jeunesse ». La notion d’auto- entrepreunariat recueille ainsi 83% de connotations positives de la part des jeunes. En rupture forte avec les opinions de leurs alter ego des années 1960 à 1980, ils intègrent pleinement aujourd’hui la notion d’autorité, valorisée par 62% d’entre eux.
Valeurs traditionnelles
Dans le même ordre d’idées, les jeunes de 2022 aspirent à un équilibre entre les valeurs « individuelles » et les valeurs « traditionnelles », notamment le travail et la famille. « Avoir une famille heureuse » est leur préoccupation prioritaire, pointée par 62% d’entre eux, devant le besoin de « temps libre pour profiter de la vie », important pour 42% des sondés, soit la progression la plus forte depuis une étude datant de 2007. L’image d’une jeunesse rebelle et majoritairement de gauche a donc vécu. L’attrait qu’exerce sur elle la candidate du Rassemblement national, Marine Le Pen, en témoigne. Le premier « parti des jeunes » est pourtant celui de l’abstention.
L’image d’une jeunesse rebelle et majoritairement de gauche a donc vécu.
Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), seuls 30% des 18-34 ans ont voté aux deux tours de l’élection présidentielle de 2017. Pour les spécialistes, le décrochage des jeunes quant à l’utilité du vote remonte au scrutin de 2002, marqué par un deuxième tour entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. La désaffection s’est accentuée à l’occasion des présidences de Nicolas Sarkozy, en raison de la trahison des promesses qu’il avait formulées, et de François Hollande, pour cause d’inaction et d’indécision. L’inventaire du mandat d’Emmanuel Macron fluctue entre désillusion et fatalisme. Sa décision de réduire de cinq euros l’aide personnalisée au logement a d’autant plus heurté de nombreux jeunes au début de sa présidence qu’elle fut concomitante avec une révision de l’impôt de solidarité sur la fortune au profit des plus riches.
Moins imperméables à la violence
Depuis, le « quoi qu’il en coûte » de la crise sanitaire, conjugué à des opérations de séduction ciblées (une interview à Brut, des rencontres-défis avec les youtubeurs Mcfly et Carlito), a pu atténuer le rejet qu’il a inspiré. Les préférences électorales sondées pourraient le laisser croire. Elles bénéficient principalement à Marine Le Pen, à Jean-Luc Mélenchon et au président sortant. Mais il n’est pas sûr que le plus jeune président français de la Ve république ait répondu aux attentes soulevées lors de son élection.
Or, et c’est un autre enseignement de l’enquête « Nouvelle vague » de l’Ifop, « les jeunes apparaissent moins imperméables à l’idée de violence inhérente à l’engagement ». D’où cet avertissement de Frédéric Dabi et Stewart Chau: « Cette tendance ne doit pas être négligée au regard d’un contexte hexagonal caractérisé par une opinion publique épuisée par une succession de crises et percevant de moins en moins l’élection présidentielle comme un moment reset pour le pays. » Un jugement porté avant l’irruption de la guerre en Ukraine. Les craintes qu’il exprime devraient donc être analysées avec plus de vigilance encore, quelle que soit l’issue de l’élection au soir du 24 avril.
(1) La Fracture, par Frédéric Dabi avec Stewart Chau, Les Arènes, 288 p.
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