Elections européennes : « De député, vous pouvez vite vous transformer en fonctionnaire européen » (entretien)
Pour échapper au cadre contraignant du Parlement européen, Leïla Chaibi propose de faire entrer les citoyens dans son enceinte. Cela peut faire bouger les choses. Illustration avec le combat pour l’amélioration du statut des travailleurs des plateformes.
Trois mois nous séparent du Super Dimanche électoral du 9 juin. En Belgique, les scrutins fédéral et régional éclipseront logiquement l’enjeu des élections européennes. Dans les autres Etats, elles ne soulèveront probablement pas les passions. Leur issue aura pourtant des conséquences sur la vie quotidienne des citoyens.
Des marges d’action
Militante associative «longtemps championne des actions coup de poing» selon Le Monde, Leïla Chaibi n’avait sans doute pas beaucoup plus d’appétence pour les travaux feutrés du Parlement européen. Un mandat de députée européenne plus tard, son propos est un plaidoyer pour la législation européenne. «On dit que “l’Union européenne n’intéresse pas les gens, que c’est éloigné…” Je réponds: regardez ce qui se passe au Parlement, c’est loin d’être technique comme on le prétend, au contraire, la technicité est utilisée comme un prétexte pour faire en sorte que les citoyens ne s’en mêlent pas. Mêlez-vous-en. Emparez-vous de ces questions… On arrive à trouver de la marge de manœuvre, à en faire quelque chose, même quand on n’est pas dans un rapport de force très favorable. Lorsque j’arrive au Parlement, je m’aperçois que toute une ambiance est développée pour vous cajoler, pour vous octroyer beaucoup d’honneurs. Vous avez aussi l’impression que tout est très technique, et que personne n’y comprend rien. L’environnement est propice à la dépolitisation. Vous pouvez vite vous transformer en fonctionnaire du Parlement européen. Mais le bilan que je fais cinq ans après, c’est que, élue d’opposition membre du plus petit groupe politique (NDLR: le groupe de la gauche GUE/NGL, 39 députés), je dispose de plus de marge de manœuvre au Parlement européen qu’en étant députée, pour prendre l’exemple de mon pays, à l’Assemblée nationale sous Emmanuel Macron.»
Novice en politique quand elle est élue eurodéputée sur la liste de La France insoumise en 2019, Leïla Chaibi n’est pas la seule à découvrir les vertus de l’institution européenne. Dans La Nation européenne (Flammarion, 2023), Bernard Guetta, son collègue du groupe Renew, lui aussi un primo-élu, vante le combat pour la liberté du Parlement et s’inscrit en faux contre «l’Europe bashing»: «Nous pourrions certainement être meilleurs mais nous ne devons pas être totalement nuls puisque c’est en nombre, et toujours croissant, que le malheur kazakh ou vénézuélien, turc ou érythréen, bélarusse ou chinois, ukrainien ou tunisien, que tout le malheur du monde se tourne vers l’Union, la moins imparfaite des démocraties, le plus solide bunker des libertés et du droit.»
Dangereuse déconnexion
L’ancien journaliste spécialiste de la Russie a eu l’occasion pendant son mandat de se focaliser sur les questions de politique étrangère. L’eurodéputée d’extrême gauche a développé son intérêt pour les questions sociales dans le combat pour les travailleurs des plateformes. Des ambitions affichées que le cadre contraignant du Parlement n’a pas réussi à entraver. Leïla Chaibi l’explique dans un petit essai intitulé Députée pirate. Comment j’ai infiltré la machine européenne (1).
«On est dans un grand bâtiment, avec une salle de sport, des restaurants, des supermarchés, des bureaux de tabac, un fleuriste…, où l’on peut passer sa journée sans sortir. Avec, en plus, un certain nombre d’avantages matériels qui nous sont accordés, évoque Leïla Chaibi. Quand j’arrive, pour moi, c’est un lieu commun de dire que l’Union européenne est imprégnée de l’idéologie néolibérale. Je m’aperçois alors que cela a des raisons très matérielles. Hormis les Belges, on est éloignés des citoyens qui nous ont élus. On baigne au milieu des lobbies. S’ils veulent entrer au Parlement européen, les citoyens doivent faire la queue pour obtenir l’accréditation et sont tenus de ne pas quitter “leur” député. Les lobbyistes, eux, ont leur badge marron, peuvent entrer et sortir comme ils veulent, laisser dans les boîtes aux lettres des eurodéputés un petit mot, ou autre chose… Ils vous abordent et vous disent qu’à l’ordre du jour de votre réunion dans deux semaines, vous allez avoir la possibilité de vous positionner sur un rapport d’initiative. Ils sont omniprésents. Je m’aperçois que si toutes les mesures prises par l’Union européenne vont dans l’intérêt de l’idéologie néolibérale, c’est aussi parce que, dans le processus de décision, les députés ont en face d’eux uniquement les lobbyistes et pas les travailleurs. Je me dis que si je veux changer la donne, il faut construire une espèce de contre-lobbying.»
Un contre-lobbying
La question du statut des travailleurs des plateformes va lui en donner l’occasion. Leïla Chaibi en fédère de plusieurs pays, les fait venir à Bruxelles, et les confronte aux eurodéputés. «On a fait en sorte que les travailleurs des plateformes fassent irruption au Parlement européen grâce à “l’outil magique” des interprètes, explique l’eurodéputée. Chacun parle dans sa langue. Mais tous racontent la même chose: comment ils sont complètement subordonnés à leur employeur, comment ils se font déconnecter de la plateforme sans avoir la moindre communication d’un responsable… Une fois qu’on les rassemble au Parlement européen, ils constituent une force et ils peuvent espérer peser au moins autant que les lobbys traditionnels.»
L’ancienne activiste spécialiste des opérations coup de poing reconnaît que le contexte dans lequel évoluent les institutions européennes depuis 2019 a favorisé la démarche du groupe de la gauche au Parlement européen sur cette question. L’épidémie de Covid, l’accentuation de la crise écologique, les conséquences sociales de la guerre en Ukraine, etc. ont fait que le dogme du marché a été remis en question, estime-t-elle en substance. L’écoute du commissaire européen luxembourgeois Nicolas Schmit, en charge de l’Emploi et des Droits sociaux, désigné le 3 mars candidat au poste de président de la Commission par les socialistes européens, a aussi été un atout pour la reconnaissance de la présomption de salariat aux travailleurs des plateformes. «On est le seul Parlement au monde à ne pas avoir le droit d’initiative législative, à devoir demander à la Commission européenne avant de pouvoir écrire une proposition de loi», rappelle Leïla Chaibi. Cela oblige forcément à la concertation et à la recherche du consensus, une pratique qui, à l’inverse de ce qui se passe en Belgique, n’est pas dans la tradition politique de nombreux Etats. Le Parlement européen est donc une école de la délibération politique.
Les effets du Qatargate
Le contexte nouveau, c’est aussi celui né de la révélation du Qatargate, les soupçons de corruption pour défendre les politiques de pays comme l’émirat du Golfe et le Maroc dans les instances européennes. «Le scandale a agi comme un électrochoc. Il a donné lieu à de grands discours soulignant l’importance de prendre des mesures à la hauteur de ces enjeux, sans quoi tous les eurodéputés en pâtiraient, sans quoi l’extrême droite et les abstentionnistes en tireraient les dividendes», explique Leïla Chaibi. Une personne sur deux en France ne se déplace pas pour voter aux élections européennes. La liste du Rassemblement national est donnée largement gagnante au scrutin du 9 juin.
Elle estime cependant que l’on n’est pas allé assez loin dans les dispositions prises pour s’en prémunir. Un exemple: «Il n’y aucune obligation d’informer sur les rendez-vous entre les députés et les lobbyistes, sauf si vous êtes président de Commission ou rapporteur d’un dossier. Si c’était le cas, cela permettrait de savoir comment les décisions sont prises. Il est important de faire en sorte qu’il y ait plus de transparence parce que c’est aussi cela qui permettra d’éviter la corruption. Je ne mets pas un signe “égal” entre lobbyisme et corruption. Mais moins on encadre le lobbyisme, plus on le laisse décider de faire la loi.»
Faire entrer les citoyens au Parlement, les motiver à exercer eux aussi une forme de lobbying, politiser la politique européenne, débattre des enjeux de l’élection sont autant de pratiques qui feront reculer la déconnexion et humaniseront les décisions. «Une image m’a marquée dans cette aventure, explique Leïla Chaibi à la fin de son livre. Ce jour où, devant le siège parisien d’Uber, des chauffeurs VTC étaient venus chanter leur victoire, drapeau européen sur les épaules. Il disait beaucoup, ce geste: ils s’étaient approprié tout ça, ces droits arrachés, parce qu’ils y avaient pris part. Ils estimaient avoir eu la possibilité de peser. Et soudain, comme par magie, ça allait de soi pour eux: un drapeau européen sur les épaules. Un symbole qu’ils n’auraient sans doute jamais imaginé quelques mois plus tôt.»
Une alternative à l’Europe bashing des partis souverainistes et à l’indifférence coupable des formations rivées à leurs intérêts nationaux.
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