Elections en Turquie : «Nous allons nous débarrasser d’Erdogan»
A Diyarbakir, les membres de la minorité kurde de Turquie espèrent la défaite du président qui «n’a apporté qu’une réponse militaire à une question politique».
En Turquie, rarement un suffrage n’aura autant électrisé les foules que celui du 14 mai. Un phénomène plus spectaculaire encore dans le sud-est du pays, à majorité kurde. Endeuillée par le séisme du 6 février dernier, touchée de plein fouet par la crise économique qui sévit depuis plusieurs années, la région, sous tension depuis des décennies, l’est peut-être encore davantage depuis le lancement de la campagne électorale. Et pour cause, attaquée de toutes parts par le pouvoir turc ces dernières années, la minorité kurde – environ 20% de la population du pays – semble avoir fait de la fin de règne de Recep Tayyip Erdogan, vingt ans après son accession à la tête de l’Etat, une priorité absolue.
La minorité kurde semble avoir fait de la fin de règne de Recep Tayyip Erdogan une priorité absolue.
Face à cette hostilité revendiquée, les autorités n’ont d’ailleurs pas baissé la garde. Pour preuve, l’intervention policière qui a frappé la mouvance politique kurde le 25 avril: plus de 150 personnes – dont des journalistes, des artistes et au moins 25 avocats – ont été extirpées de leur domicile au petit matin, toutes ciblées dans le cadre d’une énième «opération antiterroriste».
Bouc émissaire
«Une tentative délibérée d’intimidation des électeurs kurdes», a immédiatement répliqué une organisation d’avocats dans un communiqué. Un sentiment qui semble faire consensus: «C’est le témoin de la nervosité d’un président qui est en passe de tout perdre, et qui choisit encore le peuple kurde comme bouc émissaire», explique anonymement, par téléphone, une personne mise en examen.
Nous sommes à Diyarbakir, une ville de presque deux millions d’habitants, considérée comme la capitale des Kurdes de Turquie. Les innombrables portraits du «raïs» placardés dans les rues n’y changent rien: ici plus qu’ailleurs, Recep Tayyip Erdogan et son parti, l’AKP, semblent cristalliser le ressenti de l’ensemble de la population. «Il a rendu nos vies impossibles, nous sommes dans un état de siège permanent», lance Omer E., un commerçant d’une trentaine d’années.
Cela n’a pourtant pas toujours été le cas. Durement réprimée depuis la chute de l’Empire ottoman il y a un siècle, la minorité kurde avait majoritairement salué son accession au pouvoir au début des années 2000. Alors que ses prédécesseurs ont souvent nié ne serait-ce que l’existence d’une «question kurde», Recep Tayyip Erdogan, lui, s’était engagé sur la voie du dialogue et de la conciliation. «Il faut garder en mémoire qu’Erdogan avait même prononcé le mot “Kurdistan” dans un de ses discours, ce qui était impensable jusqu’alors, rappelle l’historien turc Hamit Bozarslan. Mais le contexte politique national et international du début des années 2010 conduira à un changement total de stratégie.»
Le HDP pris pour cible
Un phénomène particulièrement visible depuis l’été 2015. Après l’enlisement des négociations avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, classé comme terroriste par la Turquie, l’Union européenne, et les Etats-Unis), Recep Tayyip Erdogan multiplie les offensives contre la minorité.
Le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), troisième force politique du pays avec quelque six millions d’électeurs lors des dernières élections législatives du 24 juin 2018, devient alors une cible de choix, incriminé qu’il est par le pouvoir pour être «lié de façon organique au PKK». Les dénégations claires de ses leaders n’y changeront rien. Avec près de cinq mille membres et sympathisants derrière les barreaux, c’est presque un miracle que le parti soit encore fonctionnel.
Peut-être plus pour très longtemps: en mars 2021, un acte d’accusation de 609 pages demandant l’interdiction du HDP était remis à la Cour constitutionnelle turque par le procureur général de la Cour de cassation. Un «acharnement», dénoncé comme tel par de nombreux défenseurs des droits humains, qui a conduit la formation à faire campagne sous une autre bannière, Yesil Sol (Parti de la gauche verte). Hisyar Ozsoy, député HDP, explique: «Nous ne pouvions prendre le risque de concourir aux élections avec un parti qui peut être dissous à n’importe quel moment. Après vingt ans de pouvoir d’Erdogan, il reste de la déception et beaucoup de colère. Il s’est contenté d’apporter une réponse militaire à une question politique.»
Erdogan pourrait refuser d’effectuer un transfert du pouvoir en douceur.
Et «faiseur de roi»
Pourtant, bien que sur le banc des accusés, le HDP est considéré en Turquie comme un «faiseur de roi». Encore plus depuis qu’une coalition inédite de six partis, ralliée derrière le leader du CHP (parti laïque créé par Atatürk), Kemal Kiliçdaroglu, met le président sortant sous pression.
Et si le parti prokurde, souvent perçu comme le «paria» de la politique turque, n’a pas trouvé sa place dans les rangs de l’opposition, il a néanmoins asséné en peu de temps un double coup à Recep Tayyip Erdogan: à la fin du mois de mars, en annonçant qu’il ne présenterait pas de candidat à la présidentielle afin de favoriser l’opposition, et un mois plus tard en appelant directement ses soutiens à voter pour Kemal Kiliçdaroglu.
Une décision ô combien symbolique, tant le CHP a pu se montrer hostile aux Kurdes depuis un siècle. «Nous n’avons pas le choix, insiste Mehmet E., un activiste d’une soixantaine d’années. Personne ne dit que Kiliçdaroglu est la meilleure solution politique pour ce pays, mais nous devons envoyer Erdogan loin de nos vies.» Youcef, sans-emploi depuis deux ans, acquiesce: «Je voterai pour Kiliçdaroglu, pour sa personne, pas pour son parti. J’étais très réticent initialement, mais c’est ce que nous devons faire, et le fait qu’il ait revendiqué son appartenance à la minorité religieuse alévie (1) m’a rassuré sur sa franchise.»
Preuves de l’effervescence provoquée par un front uni contre Recep Tayyip Erdogan, les images du leader de l’opposition, paradant dans les villes kurdes de Van et d’Aigri au milieu des drapeaux du parti Yesil Sol – chose inimaginable il y a encore quelques mois –, sont un bon indicateur de l’évolution des rapports de force en Turquie.
Crainte de violences
Au fur et à mesure que l’échéance électorale approche, le pays tout entier monte en pression. Si à l’échelle nationale, les sondages prédisent un court avantage en faveur de Kemal Kiliçdaroglu, à Diyarbakir, le scrutin consacrerait un véritable raz-de-marée anti-Erdogan: selon l’institut Rawest, le leader de l’opposition y serait largement vainqueur, avec plus de 76% des votes en sa faveur.
Pour autant, personne ne crie victoire: la perspective, toujours probable, d’un deuxième tour le 28 mai si personne ne passe la barre des 50%, est source de crispations, tant la quinzaine qui se profilerait serait brûlante. A ce titre, personne n’a oublié qu’à l’été 2015, après avoir perdu la majorité absolue aux élections législatives le 7 juin, l’AKP avait adopté une véritable stratégie du chaos, en ouvrant notamment un front dans le sud-est du pays contre la jeunesse kurde – et était parvenu à renverser la tendance en remportant de nouvelles élections anticipées le 1er novembre de la même année.
L’historien Hamit Bozarslan n’exclut pas un tel scénario: «Il y a un risque de paramilitarisation de l’Etat, qui peut s’appuyer sur une sorte de police à la fois kleptocratique et paramilitaire, dont une bonne partie dépend du MHP (NDLR: parti d’extrême droite allié de l’AKP d’Erdogan), ainsi que d’autres secteurs armés proches du pouvoir. Ils ont la pleine capacité de mener une politique de terreur, comme en 2015.»
L’enjeu des législatives
Hisyar Ozsoy est sur la même ligne: «Cela pourrait être pire encore s’il est défait de quelques milliers de voix. Il pourrait refuser d’effectuer un transfert du pouvoir dans la douceur.» Dans ce contexte, le ralliement à la coalition présidentielle d’un parti islamiste kurde, Hüda Par, n’a pas été de nature à rassurer les foules dans la région. Insignifiante dans les urnes, cette formation a néanmoins été bâtie sur les cendres du Hezbollah, un groupe contre- révolutionnaire armé qui a fait des milliers de morts parmi les indépendantistes kurdes dans les années 1990.
En attendant, les membres de la gauche prokurde du HDP ne peuvent s’empêcher de se projeter, par envie ou par optimisme, dans «l’après-Erdogan». Car même sans candidat à la présidentielle, le parti espère bien faire le plein aux élections législatives sous la bannière du Yesil Sol. Plus qu’un vœu, une nécessité, s’il veut peser politiquement dans un futur proche. «Kemal Kiliçdaroglu aura probablement besoin de leur soutien au Parlement pour avoir la majorité. C’est à ce moment que les vraies négociations commenceront entre le CHP et les Kurdes», décrypte le politologue Ahmet Insel. «Le plus dur reste à faire, mais nous y arriverons. Nous allons nous débarrasser d’Erdogan et ramener la démocratie», conclut Youcef.
(1) L’alévisme est une religion syncrétique très présente dans le sud-est de la Turquie.
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