Elections en Pologne : les dessous de la transformation de l’élite dirigeante (analyse)
Le parti Droit et Justice ambitionne un troisième mandat consécutif lors des élections législatives en Pologne ce 15 octobre. L’ancien médiateur Adam Bodnar, dans l’opposition, espère un sursaut.
«Droit et Justice se nourrit de la polarisation extrême de la politique à laquelle nous assistons aujourd’hui en Pologne. Le parti au pouvoir ne considère pas les autres comme des rivaux politiques mais comme des ennemis et des traîtres à la nation et aux valeurs polonaises», analyse Lukasz Lipiński. Rédacteur en chef du site Internet de l’hebdomadaire Polityka, il est l’une des principales plumes du journalisme politique polonais. Et il est inquiet: «Droit et Justice rejette tout débat civilisé. Il ne reste alors qu’une guerre politique, ce qui est évidemment désastreux pour la démocratie.»
Pour Lukasz Lipiński, la démocratie polonaise est sous pression: «Une des plus grandes réalisations de la Pologne était qu’en trente ans – c’est-à-dire depuis la chute du communisme –, elle avait construit un réseau sophistiqué d’institutions et de services indépendants. Droit et Justice est en train de les démanteler les uns après les autres ou d’y placer ses propres pions. On ne peut plus qualifier la Pologne de démocratie libérale à part entière.»
Le politologue Jacek Wasilewski, de l’université de Varsovie, émet lui aussi de sérieuses réserves sur la manière dont le parti au pouvoir fait de la politique: «Il définit la démocratie comme un “gouvernement par le peuple”. Lorsqu’une majorité de cette population souhaite une mesure, il s’agit d’une décision démocratique. C’est une tout autre approche que celle, par exemple, de Montesquieu, qui considérait la démocratie comme l’interaction subtile entre plusieurs pouvoirs – juridique, législatif et exécutif – qui s’équilibrent. Aujourd’hui, c’est loin d’être le cas en Pologne.»
«Bon changement»
En lieu et place de cette approche classique de la démocratie, le parti Droit et Justice, avec son leader Jaroslaw Kaczyński, se laisse guider par le principe idéologique du «dobra zmiana», le «bon changement». Jaroslaw partageait cette vision avec son frère jumeau, Lech Kaczyński, décédé le 10 avril 2010, avec 95 autres fonctionnaires, lors du crash de l’avion gouvernemental polonais qui les transportait, à proximité de Smolensk, en Russie. Les Polonais étaient en route pour commémorer le massacre par les Russes de 22 000 Polonais à proximité de Katyń pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour de nombreux partisans de Droit et Justice, le crash n’était pas un tragique accident, plutôt un assassinat ordonné par Vladimir Poutine.
Le “bon changement” n’est rien d’autre qu’un slogan derrière lequel se cache une transformation de l’élite dirigeante.
Jaroslaw Kaczyński n’est donc pas un simple politicien mais un homme animé par une mission. C’est le «bon changement», avec des politiques socialement, culturellement et éthiquement conservatrices, dans lesquelles les intérêts de la Pologne priment. L’ancien médiateur des droits civiques, Adam Bodnar, n’a pas une haute opinion de ce «bon changement»: «Ce n’est rien d’autre qu’un slogan derrière lequel se cache une transformation de l’élite dirigeante en Pologne. On voit émerger un groupe de personnes proches les unes des autres et qui exercent ensemble le contrôle du pays et de ses institutions. Ils se retrouvent dans les ministères, au Parlement, dans le système judiciaire, ils ont accès aux fonds publics – oui, pour eux, c’est un “bon changement”. Car ne vous y trompez pas: Droit et Justice veut secouer l’ensemble du système et le modifier fondamentalement de l’intérieur.»
En tant que médiateur, Adam Bodnar se trouvait au premier rang lors du lancement de ce programme: «Le gouvernement de droite et moi-même avons commencé quasiment en même temps, à l’automne 2015. J’ai été licencié au printemps 2021.» Lui et ses collaborateurs devaient veiller à ce que la législation ne porte jamais atteinte à l’Etat de droit, aux droits des minorités comme les LGBTQ, à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. S’il pressentait la possibilité d’une infraction, il pouvait s’adresser aux tribunaux pour contester la politique en question. En six ans sur les barricades de l’Etat de droit, il a tenté de défendre la démocratie. Mais c’est avec amertume qu’il regarde en arrière: «Je peux vous fournir la liste des actions que j’ai entreprises pour défendre la liberté de la presse ou les droits de la communauté LGBTQ. Mais elles n’ont pas abouti, car l’essentiel était de préserver l’Etat de droit et j’ai échoué. Nous avons échoué collectivement.»
Adieu l’Etat de droit en Pologne
Durant ces six années, l’ombudsman a vu la démocratie polonaise s’effriter de plus en plus: «C’était, et c’est encore, une période dramatique de l’histoire polonaise. Le parti au pouvoir étend systématiquement son emprise sur de nombreux domaines. Je parle de la nomination de nouveaux juges sympathisants, entre autres à la Cour constitutionnelle, et de la subordination des procureurs à l’autorité directe du ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro.» C’est dans la déconstruction de l’indépendance du pouvoir judiciaire que Droit et Justice s’est montré le plus actif. Et le travail n’est pas terminé, prévient le journaliste Lukasz Lipiński. «Jaroslaw Kaczyński ne le cache pas: la réforme de la justice polonaise est du work in progress qui se poursuivra après les élections. Nous ne savons pas encore comment exactement. Ils peuvent mettre des juges à la retraite ou les éloigner en les nommant à d’autres postes. C’est aussi la technique de Droit et Justice: créer le chaos, abroger des mesures à moitié afin de créer la peur. Celle-ci est bonne pour le pouvoir.»
Le politologue Jacek Wasilewski voit également les choses en noir: «La justice polonaise est de plus en plus politisée et de plus en plus contrôlée par le ministre Ziobro. Il décide quels dossiers sont attribués à quels juges, il nomme de nouveaux juges qui lui sont fidèles, il harcèle les juges qui se montrent critiques, comme Igor Tuleya à qui, à titre de punition, on ne confie plus aucune affaire.»
Les médias dans le viseur
La question est donc de savoir qui sera la prochaine victime de la campagne de réformes à marche forcée du parti au pouvoir. Nos trois interlocuteurs sont tous d’accord: ce seront les médias indépendants, critiques envers le gouvernement. «Le gouvernement étouffe la presse libre par un mélange de pressions économiques, juridiques et politiques, confirme Lukasz Lipiński. Par exemple, les médias qui se montrent critiques – et cela vaut pour mon magazine Polityka – ne profitent plus des publicités des entreprises publiques. L’objectif est de réduire nos recettes, car ces sociétés – comme le groupe énergétique Orlen ou la banque PKO – n’insèrent plus d’annonces chez nous.» Mais le gouvernement attaque aussi directement les médias: «Si un journaliste se montre critique, il risque d’être traduit en justice pour calomnie et diffamation. Lors des conférences de presse, les membres du gouvernement refusent de répondre aux questions posées par ces journalistes, car “ils ne sont pas des journalistes, mais des militants de l’opposition”, rétorquent-ils alors.»
Le gouvernement étouffe la presse libre par des pressions économiques, juridiques et politiques.
Plus tôt cette année, la riche entreprise publique Orlen a racheté une série de médias locaux. Des millions de Polonais dépendent de ces publications progouvernementales pour être informés. Les organes internationaux sont également dans le collimateur. Le gouvernement a ainsi tenté, à deux reprises, de fermer la chaîne d’information TVN24, en partie américaine. Au sein de la chaîne publique TVP, le changement a déjà eu lieu: aujourd’hui, le journal télévisé de cette station, autrefois indépendante, ressemble à s’y méprendre à la propagande nord-coréenne, avec une omniprésence des membres du gouvernement et une opposition qui brille par son absence. «L’évolution au sein de TVP est incroyable, dénonce le politologue Jacek Wasilewski. Selon la loi, les chaînes publiques doivent montrer tous les groupes de la société et permettre à toutes les opinions de s’exprimer. Il y a dix ans, des recherches universitaires ont été menées sur TVP. Elles ont révélé que ces conditions étaient relativement bien remplies. Les journaux télévisés respectaient les normes éthiques et offraient un bon équilibre entre les opinions. Aujourd’hui, on ne sait pas ce que l’on voit lorsqu’on regarde le journal télévisé. On pourrait même en rire si ce n’était pas aussi dramatique.»
Intense propagande
Lukasz Lipiński cite un autre exemple choquant: «Le gouvernement a essayé de racheter les deux principaux portails Internet Onet et Wirtualna Polska. Lorsque ces derniers ont refusé l’offre, le parti au pouvoir a exigé qu’ils engagent un rédacteur en chef adjoint proposé par le gouvernement. Cela peut sembler trop ridicule pour être vrai, mais c’est précisément ce que Droit et Justice souhaite: des médias serviles.» Pour l’ancien médiateur des droits civiques, Adam Bodnar, la propagande quotidienne diffusée par le journal télévisé de TVP a un effet néfaste sur les élections. «Il n’y aura pas de fraude directe, mais peut-on considérer ce type d’élections comme libres et honnêtes lorsque, pendant des semaines, des mois, voire des années les précédant, la population doit avaler quotidiennement cette propagande?»
Imaginons que l’opposition remporte les élections et que Donald Tusk, le leader de la Coalition citoyenne, redevienne Premier ministre, comme il le fut entre 2007 et 2014. Si c’est le cas, il recevra immédiatement une liste de tâches de l’analyste politique Lukasz Lipiński. «Essayer de créer de l’espace pour de nouveaux médias indépendants et dépolitiser les chaînes publiques. Restaurer l’indépendance des services de renseignement: aujourd’hui, ils travaillent plus souvent pour le gouvernement que pour la population. Rétablir les relations avec l’Union européenne. Laisser s’échapper l’air chaud de la soupape politique pour dépolariser la société. Et bien entendu, restaurer l’Etat de droit. Mais Donald Tusk pourra-t-il encore restaurer une démocratie aussi endommagée? Je n’ai pas la réponse.»
Le politologue Jacek Wasilewski propose un début de réponse: «J’ai discuté avec plusieurs juristes. Tous parlent de faire un “reset” pour reprogrammer l’ensemble du système politique. Cette “réinitialisation” doit être lancée dès le début du mandat du prochain gouvernement et ne pas durer plus de trois ou quatre mois. Je suis séduit par l’idée, mais personne ne sait aujourd’hui en quoi cela consisterait et comment le matérialiser.» Lukasz Lipiński, lui, envisage un «défi qui promet d’être aussi exigeant et difficile que la transformation de la Pologne communiste en démocratie et en marché libre. Mais en 1989, il n’y avait pas de forte opposition au changement. Au contraire, les gens voulaient un nouvel Etat, qui fonctionne bien. Aujourd’hui, la donne est différente. Si Donald Tusk est nommé Premier ministre et initie des changements, il sera immédiatement confronté à une opposition farouche de la part de Droit et Justice, qui bénéficie encore du soutien d’une partie importante de l’électorat. Je pense que la Pologne a devant elle un chemin semé d’embûches, quel que soit le vainqueur des élections.»
Adam Bodnar se dit prêt à se mouiller à nouveau en politique: «Je suis candidat sénateur pour la Coalition citoyenne dans le centre de Varsovie et auprès des électeurs polonais résidant à l’étranger. Si je deviens sénateur, je me pencherai sur la question de l’Etat de droit. Mais si les élections donnent à nouveau le pouvoir à Droit et Justice, les efforts de toutes ces années seront entièrement anéantis. Dans ce cas, cet engagement n’aura plus de sens et ne sera rien de plus qu’un souvenir du passé.»
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