Elections au Royaume-Uni: pourquoi l’alternance se profile après quatorze années de pouvoir conservateur
Le Parti travailliste est donné largement gagnant du scrutin du 4 juillet. Son rival conservateur sera-t-il tenté par une radicalisation vers l’extrême droite?
Autant les élections législatives des 30 juin et 7 juillet en France sont remplies d’incertitudes, autant celles au Royaume-Uni, le 4 juillet, en recèlent a priori peu. Les sondages sont récurrents et sans doute implacables. Ils donnent le Parti travailliste en tête avec 41% des suffrages et le Parti conservateur du Premier ministre sortant, Rishi Sunak, deuxième avec 20%. Celui-ci pourrait même être inquiété par Reform UK, la formation du Brexiter Nigel Farage, pointée à 16%, tandis que les libéraux-démocrates sont crédités de 11% des intentions de vote. L’incertitude, ici, ne réside donc pas dans l’identité du vainqueur, plutôt dans la capacité de la droite britannique de survivre, dans la fidélité à ses valeurs, à la défaite annoncée après, il est vrai, quatorze ans de pouvoir. Comment le Parti conservateur en est-il arrivé là ? Comment le Parti travailliste a-t-il redressé la barre alors que, dirigé par Jeremy Corbyn, il avait accusé un retard de plus de dix points sur les Tories lors du précédent scrutin de 2019? Eléments de réponse avec Pauline Schnapper, professeure de civilisation britannique contemporaine à l’université Sorbonne Nouvelle, et autrice du livre La Politique au Royaume-Uni.
Quelle est la principale cause de la défaite annoncée du Parti conservateur aux élections législatives du 4 juillet?
Il n’y pas une seule cause. C’est un ensemble de causes. Le Parti conservateur est au pouvoir depuis quatorze ans. Quand la population compare sa situation actuelle à celle qui prévalait en 2010 (NDLR: année de l’accession au 10 Downing Street de David Cameron), le bilan est vite tiré. La population est plus pauvre. En raison de l’inflation, le niveau de vie de certains a baissé. Les services publics sont dans un état bien pire. Le rejet de la politique est plus important, notamment à cause de ce qui s’est passé sous Boris Johnson (NDLR: Premier ministre de 2019 à 2022) et ses successeurs. Et il y a l’état du Parti conservateur qui, tant sur le plan idéologique que sur celui des personnes, a montré ses limites. Les scandales de corruption au sens large, dont certains ont encore été dévoilés récemment, sont particulièrement mal acceptés par les citoyens.
La façon dont l’application du Brexit a été opérée ajoute-t-elle une dimension au bilan médiocre des gouvernements conservateurs?
Oui. Il faut cependant faire une distinction entre le bilan et la conduite de la campagne électorale. Sur le fond, une des causes essentielles de la croissance ralentie, pour ne pas dire nulle, de l’économie britannique depuis quelques années, c’est évidemment le Brexit. Il s’ajoute à d’autres événements dont on parle plus comme la crise du Covid, la guerre en Ukraine, l’inflation… Il est en effet frappant de constater que ni les deux grands partis –les conservateurs et les travaillistes– ni même les libéraux-démocrates, ce qui est encore plus étonnant, n’en ont pas parlé pendant la campagne. Les journalistes n’ont pas non plus soulevé la question lors des différents débats. Le Brexit est le grand non-dit de cette campagne électorale.
Cela traduit-il une volonté de ne pas vouloir reconnaître, en quelque sorte, l’erreur commise?
Les raisons de ce non-dit sont différentes selon les partis. Les conservateurs n’en parlent pas parce que s’ils l’évoquaient, ils devraient regarder la réalité en face et avouer que le Brexit a été une erreur. Ils n’y ont pas intérêt. Le silence est plus étonnant de la part de partis qui y étaient opposés à l’époque, les travaillistes et les libéraux-démocrates. Les travaillistes sont d’une grande prudence dans les promesses qu’ils font. Ils espèrent récupérer un certain nombre de voix de Brexiters. Pour eux, il s’agit tout simplement d’éviter de dire à ces électeurs-là qu’ils se sont trompés. Enfin, le sentiment domine, dans tous les partis et sans doute tous les médias, que les Britanniques sont lassés d’en parler. Le Brexit a été un tel cauchemar en 2016, et dans les années qui ont suivi (instabilité politique, débats sans fin sur la façon de sortir de l’UE…) que les Britanniques n’ont qu’une idée: ne plus en entendre parler.
«Le Brexit est le grand non-dit de cette campagne électorale.»
La principale réussite de Keir Starmer à la tête du Parti travailliste est-elle de l’avoir recentré?
Oui, sans hésitation. Son prédécesseur, Jeremy Corbyn, qui venait de l’aile gauche du parti, était très décalé par rapport à l’opinion publique, en particulier en raison de sa politique étrangère et de la question de l’antisémitisme. Depuis 2020, Keir Starmer et son entourage ont recentré le parti dans une tradition plutôt «blairienne» (NDLR: du nom du Premier ministre Tony Blair, au pouvoir de 1997 à 2007), de centre ou de centre-gauche. Il l’a fait en interne, en se débarrassant de tous les pro-Corbyn dans les cercles dirigeants du parti. Il a expulsé les personnes coupables de propos ou de posts antisémites. Il l’a réalisé aussi et surtout en matière de doctrine. Il a recentré la politique étrangère du Parti travailliste vers le consensus centriste de mise au Royaume-Uni: être proaméricain, atlantiste, proeuropéen au sens large du terme, soutenir l’Ukraine, Israël, autant de canons de la politique étrangère britannique, dont Jeremy Corbyn s’était très fortement éloigné. Ce recentrage a été sa principale tâche depuis quatre ans. Et il a réussi puisque, selon ce qu’indiquent les sondages, une bonne partie de la population britannique lui fait suffisamment confiance pour diriger le pays.
Cela n’a-t-il pas créé des tensions au sein du parti?
Il y a toujours une aile gauche au Parti travailliste. Mais elle a été marginalisée, tant dans les instances dirigeantes que parmi les candidats aux élections législatives. Ils ont été très étroitement contrôlés. Les membres de l’aile gauche existent. On les entend. Mais ils n’entament pas le contrôle que Keir Starmer exerce sur le parti. Et puis, la perspective d’une victoire qui, a priori, s’annonce écrasante fait pour l’instant taire cette minorité. Les députés qui en sont issus devraient vraisemblablement être minoritaires à la Chambre des communes. A court terme, il n’y a pas d’inquiétude de ce côté-là pour Keir Starmer.
Du reste, la guerre à Gaza n’a pas enflammé les débats de la campagne, comme cela a pu être le cas en France lors des européennes…
La mobilisation propalestinienne a été importante à partir d’octobre 2023, avec des manifestations hebdomadaires dans les rues de Londres, notamment. Des élus et des militants ont protesté à un certain moment au sein du parti contre la position prise par Keir Starmer. Mais depuis le lancement de la campagne pour les législatives, le conflit est très peu mentionné par les candidats dans les débats, dans les questions des électeurs. Et au Parti travailliste, excepté quelques démissions de conseillers municipaux, il a eu peu d’impact.
«Nigel Farage voudrait prendre le contrôle du Parti conservateur.»
Quel est l’objectif de Nigel Farage, à la tête de Reform UK, dans cette élection?
On est dans un jeu à deux temps. Au cours de cette campagne, il s’arrange pour être très présent sur la scène médiatique et espère emporter quelques sièges, ce qu’indiquent les sondages. Mais en réalité, ce qu’il vise, c’est l’après-élections et la prise de contrôle du Parti conservateur. Sa stratégie devient de plus en plus claire. De ce point de vue, lui et son parti doivent être observés de près. Il espère qu’un Parti conservateur croupion, très défait dans les élections, d’où auraient disparu beaucoup des leaders et des ministres actuels, pourra être une «proie» pour lui. Il voudrait prendre le contrôle du Parti conservateur soit sous l’appellation actuelle, soit sous une autre. Ce ne serait même plus une «union des droites», ce serait l’extrême droite qui serait l’opposition au Parti travailliste au pouvoir. Le Parti conservateur arrivera-t-il à résister à cet assaut? On voit bien que son aile droite est tentée par cette alliance, quelle que soit la forme qu’elle prenne. Va-t-il y avoir une «trumpisation» du Parti conservateur britannique? Nigel Farage est, en tout cas, une personnalité beaucoup plus charismatique que les dirigeants actuels des Tories.
Au vu du recentrage du Parti travailliste, le changement de pouvoir se profilera-t-il plus sur le mode de l’évolution douce que sur celui de la rupture?
C’est difficile à dire. Le programme actuel du Parti travailliste est extrêmement prudent, ce qui indiquerait davantage une évolution douce. D’autant plus que, comme dans d’autres pays, les caisses publiques sont assez vides et donc, quand bien même le Parti travailliste voudrait investir dans les services publics, les ressources pour le faire manqueront. Keir Starmer a d’ailleurs promis de ne pas augmenter la plupart des impôts, du moins pas celui sur le revenu. Les marges de manœuvre financières seront étroites. D’autres pensent cependant que le chef du Parti travailliste se montrera extrêmement prudent jusqu’au moment où il sera élu, et qu’une fois au pouvoir, il pourrait être plus audacieux que ce qu’il annonce pour l’instant. Le temps nous le dira. Ce qui est sûr, c’est que le Parti travailliste ne fait pas des promesses de dépenses inconsidérées ou de taxes à tout va. On est dans un centrisme économique.
Sur la question migratoire, l’accord avec le Rwanda pourrait-il être remis en question?
C’est un des rares points sur lequel le Parti travailliste est extrêmement précis. Il annulera ce projet dont tout le monde sait qu’il était impraticable. Il n’y aura pas d’ambiguïté là-dessus. En revanche, pour ce qui est de contrôler l’immigration, il ne faut pas s’attendre de la part des travaillistes à une ouverture des frontières.
Keir Starmer est décrit comme sérieux, modéré, mais manquant de charisme. Est-ce exact?
Il dégage une image de solidité et de sérieux. Mais ce n’est pas un grand orateur. Toute la question est de savoir si en fait, cela ne convient pas aux électeurs, au moins pour l’instant. Après des années de chaos sous différents gouvernements conservateurs, ce n’est peut-être pas un obstacle, d’autant plus qu’au Royaume-Uni, il ne s’agit pas d’élections directes. On n’élit pas le Premier ministre. On élit des députés locaux dans chaque circonscription. Il n’est pas certain que son manque éventuel de charisme ait beaucoup de conséquences. D’autant plus que Rishi Sunak est maintenant tout à fait «démonétisé».
Les principaux acteurs
Keir Starmer, 61 ans, est le leader et rénovateur centriste du Parti travailliste. Lors du précédent scrutin en 2019, la formation de gauche avait récolté 32,08 % des voix, et 202 des 650 députés de la Chambre des communes. Les sondages lui en prédisent 220 de plus au soir du 4 juillet.
Rishi Sunak, 44 ans, Premier ministre depuis le 25 octobre 2022 après la démission de sa prédécesseure Liz Truss, restée au 10 Downing Street seulement pendant 49 jours, mène la campagne pour le Parti conservateur. Il y a cinq ans, alors dirigé par Boris Johnson, celui-ci avait remporté 43,63% des suffrages et 365 députés.
Nigel Farage, 60 ans, a transformé son combat contre l’Union européenne, quand il était la figure centrale de la campagne des Brexiters lors du référendum de 2016 et, ensuite, le dirigeant du Parti du Brexit, en lutte contre l’immigration et l’establishment conservateur à la tête de Reform UK. Le Parti du Brexit n’avait recueilli que 2,01% des voix en 2019.
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