Élections à Taïwan: comment « le harcèlement chinois s’est accru »
Le dialogue avec la Chine est l’enjeu de l’élection présidentielle à Taïwan, le 13 janvier. Qui succédera à Tsai Ing-wen, fervente défenseuse de la souveraineté de l’île?
Aniao Wu n’est pas sereine. La jeune femme, qui vit en Belgique depuis plus d’un an, a pris un billet d’avion, direction Taïwan, afin de pouvoir voter à l’élection présidentielle du 13 janvier, la procuration n’étant pas autorisée. «Taïwan a beau profiter d’un système démocratique depuis trente ans, rien ne garantit qu’il soit éternel. Nos libertés sont fragiles», prévient l’étudiante en master d’anthropologie à la KU Leuven. Le contexte global de retour aux guerres, avec l’invasion russe en Ukraine et la résurgence du conflit entre Israël et les Palestiniens, ne l’a clairement pas rassurée.
La Taïwanaise de 33 ans confie qu’elle se sentirait coupable de ne pas glisser dans l’urne son bulletin de vote en faveur de Lai Ching-te, l’actuel vice-président et candidat du Parti démocrate progressiste (DPP). Au pouvoir depuis 2016, cette formation ayant remporté les deux dernières présidentielles défend ardemment la souveraineté de Taïwan, l’une des démocraties les plus vibrantes d’Asie.
Des relations houleuses
Indépendante de facto et officiellement reconnue comme Etat par treize pays seulement, l’île de 23 millions d’habitants, un peu plus vaste que le territoire belge, tient tête à la République populaire de Chine (RPC). A moins de deux cents kilomètres de l’autre côté du détroit, son géant voisin la considère comme une de ses provinces. «Le DPP est loin d’être parfait», concède Aniao Wu, mais elle votera pour lui, faute de mieux.
Taïwan a beau profiter d’un système démocratique depuis trente ans, rien ne garantit qu’il soit éternel.
Face à Lai Ching-te, les deux autres prétendants ne lui inspirent guère confiance. Tous deux espèrent détrôner le DPP et succéder à Tsai Ing-wen, qui ne peut se représenter après huit années de présidence – le poste est limité à deux mandats de quatre ans.
Il y a d’abord l’ex-policier Hou Yu-ih, représentant du vieux Kuomintang (KMT), l’autre parti traditionnel à Taïwan, qui promeut aujourd’hui des liens renoués avec Pékin. Puis il y a Ko Wen-je, l’ancien maire de la capitale Taipei: sous la bannière du Parti populaire taïwanais (TPP) qu’il a fondé en 2019, cet outsider est lui aussi ouvert au dialogue avec le régime chinois.
En résumé, ces deux candidats de l’opposition prônent une politique plus conciliante à l’égard de la Chine communiste. Alors que Lai, lui, entend suivre les traces de la présidente Tsai, prudente sur le maintien du statu quo de Taïwan, mais ferme face aux pressions militaires chinoises qui vont crescendo.
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Le principal clivage à Taïwan
Le 30 décembre, lors d’un débat télévisé entre ces trois candidats, les échanges sur la relation avec Pékin ont été houleux. Depuis la démocratisation de Taïwan dans les années 1990 et la première présidentielle en 1996, elle est au cœur de chaque scrutin.
«Cette question est le principal clivage à Taïwan, elle a toujours été centrale dans la politique taïwanaise», indique Quentin Couvreur, du Centre de recherches internationales (Ceri) à Sciences Po Paris. «Forcément, ajoute-t-il, le sujet se fait de plus en plus prégnant, à l’aune de l’agressivité croissante de l’Etat-parti chinois.»
Pour ses vœux du Nouvel An, le dirigeant du Parti communiste chinois (PCC) l’a martelé une fois de plus: «la réunification» de la Chine avec Taïwan serait «une fatalité historique», a-t-il lancé. Un terme erroné, mais employé à outrance dans la rhétorique de Xi Jinping, puisqu’il omet de préciser que la RPC n’a jamais administré le territoire taïwanais.
« Deux Chine » face à face
Défaits en 1949 par les communistes (PCC) de Mao Tsé-toung qui proclama la RPC sur le continent à l’issue de la guerre civile, les nationalistes (KMT) du généralissime Tchang Kaï-chek se réfugièrent sur l’ancienne Formose, qui fut colonisée par le Japon (1895-1945) jusqu’à la capitulation de l’Empire nippon à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Avec eux, ils emmenèrent sur l’île la République de Chine (ROC), le nom officiel de Taïwan aujourd’hui. Depuis, ces «deux Chine» face à face sur chaque rive du détroit n’ont jamais signé de traité de paix. Mais la fin de la dictature militaire en République de Chine (Taïwan) qui, entre-temps, s’était fait ravir son siège à l’ONU au bénéfice de la RPC durant la guerre froide (1971), s’est accompagnée de la libéralisation économique de la Chine communiste, sous Deng Xiaoping, dans les années 1980. Résultat, les relations sino-taïwanaises ont fini par se réchauffer, malgré une crise des missiles au mitan de la décennie suivante.
Identité taïwanaise
A Taïwan, la démocratie et sa société ouverte ont parallèlement forgé une identité taïwanaise qui s’est naturellement renforcée au fil des générations. Aujourd’hui, 93,3% de la population se considèrent Taïwanais (contre 64% en 1992), détaille un sondage de l’université nationale Chengchi.
Le Mouvement des tournesols qui a investi la rue en 2014, né d’une opposition à un traité de libre-échange avec la RPC, puis l’élection deux ans plus tard de Tsai Ing-wen, issue d’un parti originellement indépendantiste (sans pour autant vouloir déclarer une indépendance de jure, qui constituerait un casus belli pour Pékin), incarnent l’affirmation de cette identification à Taïwan.
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L’exemple de Hong Kong
Ce sentiment, qui habite l’immense majorité de la population taïwanaise, complique évidemment la «réunification pacifique» souhaitée par Xi Jinping afin de réaliser son «rêve chinois». L’écrasement des libertés à Hong Kong a démoli la confiance des Taïwanais qui espéraient encore discuter sur un pied d’égalité avec la Chine, laquelle a coupé les canaux de communication officiels avec Taipei depuis l’investiture de Tsai en 2016.
Taïwan a bien vu que la promesse «un pays, deux systèmes», qui prévalait à Hong Kong et que Pékin tentait de vendre aux Taïwanais, avait volé en éclats dans l’ex-colonie britannique après la répression des grandes manifestations prodémocratie de 2019. Taïwan s’est ainsi rendu compte que le régime chinois ne respectait pas ses engagements internationaux.
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Le parallèle avec Taïwan
Finalement, c’est la Chine qui, malgré elle, a fait réélire haut la main Tsai, championne de l’identité taïwanaise, en 2020, analyse le journaliste Arnaud Vaulerin dans l’ouvrage Taïwan, la présidente et la guerre (éd. Novice, 2023). Notamment à cause de sa brutale remise au pas de Hong Kong par l’entremise des autorités locales hongkongaises inféodées à Pékin. Les Taïwanais ont vite dressé le parallèle.
A peine 6% de la population à Taïwan souhaitent désormais être «réunifiés» avec «la mère patrie». Alors Xi Jinping n’hésite plus à menacer les dirigeants de l’île, qu’il qualifie de «sécessionnistes», d’un recours à la force pour s’emparer de la démocratie taïwanaise, une question existentielle pour le PCC. Dorénavant, son message «montre un régime chinois qui ne cherche plus à convaincre, mais à contraindre», écrit Arnaud Vaulerin.
« Un cauchemar »
Quid de la présidentielle du 13 janvier? Elle est cruciale pour l’avenir de Taïwan, estime Lin Pin-Hsien, «anxieux, mais pas trop». Soutien assumé du Parti démocrate progressiste (DPP) et de Lai Ching-te, ce designer de 34 ans ne mâche pas ses mots.
Une prise de pouvoir du Kuomintang (KMT), le parti nationaliste et autrefois ennemi juré des communistes chinois qui, paradoxalement, est aujourd’hui celui que Pékin aimerait voir gagner? «Un cauchemar.» Et celle du Parti populaire taïwanais (TPP), qui souhaite se distinguer des deux rivaux historiques? «Très dangereuse.» Pour lui, l’enjeu surpasse l’élection du futur président: «C’est un choix entre la poursuite de la démocratie ou le retour vers la dictature», tranche-t-il, depuis Taipei.
Vers la confrontation ?
«Chaque camp diabolise l’autre et l’accuse de conduire Taïwan à sa perte, soit par une confrontation armée avec la Chine dans le cas d’une victoire du DPP, soit par l’effondrement de la démocratie dans le cas d’un retour du KMT au pouvoir. Dans les deux cas, le trait est volontairement forcé, mais n’est pas totalement dénué de fondement», commente Tanguy Lepesant, maître de conférences à l’université nationale centrale, à Taoyuan.
«D’une part, bien que la guerre soit peu probable, nous ne sommes pas absolument certains de la réaction de Pékin à une nouvelle victoire du DPP ; par ailleurs, le Kuomintang reste dirigé par une vieille garde unificationiste connectée au continent.»
Le harcèlement chinois dans les airs ou par la mer s’est accru mais fait partie du paysage: la population y est habituée.
Scrutin serré
La plupart des sondages donnent le DPP gagnant, autour de 35%, suivi du KMT à plus de 30% et du TPP, avoisinant 22%. Fin novembre dernier, les deux candidats de l’opposition ont fait capoter leur projet de s’allier sous un ticket commun, favorisant les chances du DPP de se maintenir à la tête de Taïwan pour un troisième mandat présidentiel consécutif.
Ce serait une première mais rien n’est joué: ce scrutin à un tour semble serré. «Cette élection se joue aussi sur des questions de politique intérieure (socioéconomiques, énergétiques) et ne peut se réduire à la Chine, ni à la politique étrangère», rappelle Quentin Couvreur.
Logement, pouvoir d’achat, programmes scolaires, peine capitale et nucléaire… ces sujets ont animé la campagne. Le TPP de Ko Wen-je a réussi à se saisir des thématiques sociales pour séduire une frange de la jeunesse taïwanaise confrontée à l’inflation.
Enjeux économiques
Vincent Lambrechts, un Belge de 35 ans installé à Tainan depuis 2018, constate l’envolée des prix mais des salaires qui stagnent. Marié à une Taïwanaise, il tient un bar dans cette ville côtière du sud-ouest, dont le candidat Lai (DPP) a été maire. Surtout, elle héberge une fonderie de TSMC, la seule au monde capable de produire les semiconducteurs dernier cri (3 nm) qui placent Taïwan au cœur du bras de fer géostratégique entre la Chine et les Etats-Unis et rendent l’île incontournable.
D’après lui, l’arrivée dans le coin des ingénieurs de TSMC, aux salaires élevés, a encouragé les propriétaires à faire grimper les loyers. «Quand je discute au comptoir, beaucoup de 25-35 ans sont tentés par le TPP», raconte l’expatrié. Son collègue, qui vote d’ordinaire DPP, veut donner sa chance au nouveau parti. «Ma femme hésite encore», confie-t-il.
Jouer sur les peurs
Les 19,5 millions de Taïwanais inscrits sur les listes électorales élisent le même jour les 113 députés du Yuan législatif, le Parlement taïwanais. Aucun parti, disent les sondages, n’émerge pour rafler la majorité, actuellement détenue par le DPP. Aux municipales de 2022, le KMT avait réalisé un joli score en mettant la main sur treize des 22 villes et comtés de l’île. Il entend bien réitérer ce succès lors de ces législatives, déterminantes dans l’exercice du pouvoir du futur président.
Une partie de la population, souvent les plus âgés, qui ont vécu sous la dictature militaire à Taïwan, est réceptive au discours vanté par le KMT qui joue sur les peurs en accusant le DPP de provoquer Pékin au risque d’une guerre.
La propagande chinoise
Cet argument est relayé à foison par une propagande chinoise qui s’est accélérée pour tenter d’influencer le scrutin. Ces ingérences de Pékin ne sont pas nouvelles mais, avec le temps, elles se sont affinées et intensifiées. Des médias taïwanais ont révélé que des élus locaux (30% des chefs de quartier de Taipei), responsables d’instituts de sondages, journalistes et conseillers politiques, ont été conviés ces derniers mois en Chine, parfois entièrement aux frais du PCC, qui leur soumet des consignes de vote.
Sur la Toile, le régime chinois investit massivement les réseaux sociaux (TikTok, Facebook, YouTube, Line) via des influenceurs, des trolls ou des bots, pour y mener des campagnes de désinformation, que Taipei fustige. De son côté, la Chine communiste accuse les autorités taïwanaises «d’exagérer».
La protection des Etats-Unis
Mi-décembre, Washington a mis en garde contre toute tentative «d’intimidation et de coercition» dans les élections taïwanaises, sans frontalement nommer Pékin. Certes, les Etats-Unis soutiennent le principe d’une seule Chine en ayant reconnu la RPC en 1979 au détriment de la ROC (Taïwan).
Mais leur «politique d’ambiguïté stratégique» envers Taïwan, dont ils sont le principal allié et fournisseur d’armes, prévoit de l’aider à se défendre en cas d’invasion chinoise. A rebours de son éloignement de Pékin, l’administration Tsai a noué des liens qui n’ont jamais été aussi nourris avec Washington, obsédée par la montée en gamme de la puissance militaire et technologique chinoise et à l’idée de perdre sa suprématie mondiale.
Manoeuvres d’intimidation
Cette tension s’est cristallisée, en août 2022, quand Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis (troisième personnage le plus important du pays), est venue «en paix» à Taïwan. La Chine a réagi par des manœuvres militaires sans précédent autour de l’île pendant que les Taïwanais gardaient leur calme. «Il n’y a pas eu de peur panique, se souvient Tanguy Lepesant. Ce harcèlement dans les airs ou par la mer s’est accru depuis la réélection de Tsai mais fait partie du paysage: la population y est habituée.»
Le désintérêt de trop de Taïwanais
C’est cette accoutumance qui mène au pire, s’inquiète Claire Chieh Lee. Elle cite la fable de la grenouille et regrette le «désintérêt» d’un trop grand nombre de Taïwanais sur ces questions, même si un début de prise de conscience est apparu après le début de la guerre en Ukraine (service militaire passé de quatre à douze mois, hausse des associations formant à la logistique militaire).
Elle aussi, voici quelques années, n’aurait jamais cru à une confrontation avec la Chine. «Là, nous sommes au bord de la guerre», tremble la jeune femme de 27 ans, bavarde, qui tente d’alerter tous les Taïwanais qu’elle croise, des amis au chauffeur de taxi, sur la menace chinoise et l’importance d’aller voter.
Un écho à la présidente sortante Tsai Ing-wen qui l’a redit en mai dernier: pour maintenir la paix et la stabilité de part et d’autre du détroit de Taïwan face aux provocations de Pékin, «la guerre n’est pas une option». «Et une mauvaise décision, reprend Claire Chieh Lee, pourrait être fatale et irréversible.»
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