Election présidentielle en RDC : désormais, Denis Mukwege veut «réparer le Congo»
Candidat à l’élection présidentielle, le lauréat du prix Nobel de la paix 2018 se veut le représentant de la société civile, lassée par l’impuissance des politiques. Pourra-t-il échapper à leur influence?
Après des mois de tergiversations – ou de préparatifs? –, le docteur Denis Mukwege, colauréat, avec la militante yézidie des droits humains Nadia Murad, du prix Nobel de la paix 2018, a franchi le Rubicon. Il a annoncé, le 2 octobre, à Kinshasa sa candidature à l’élection présidentielle du 20 décembre prochain en République démocratique du Congo. Il prend des risques. Notamment celui de saper la profonde admiration qu’il a suscitée dans le monde par son travail auprès des femmes victimes des conflits récurrents au Kivu, à l’est du Congo. «L’homme qui répare les femmes» ambitionne désormais de «réparer le Congo». «Notre pays est devenu la honte du continent», n’a-t-il pas hésité à proclamer lors de la présentation de sa candidature. Pour marquer «une véritable rupture» avec le régime de Félix Tshisekedi, auquel il ne reconnaît aucun acquis, il en appelle au «choix du peuple».
Les régimes se succèdent mais ils se ressemblent étrangement. Et la situation ne fait qu’empirer.
Revue des questions que pose cette candidature avec Alphonse Maindo, professeur de science politique à l’université de Kisangani et chercheur associé au Centre d’étude des mondes africains (Cemaf) de l’université Paris 1.
Société civile vs classe politique?
Candidat à la présidence, le docteur Mukwege se présente comme «un citoyen révolté». La population congolaise peut-elle être sensible à la démarche d’une personnalité de la société civile, au nom notamment d’une éventuelle défiance envers la classe politique? «Il y a une espèce de désillusion à l’égard du personnel politique. Depuis l’indépendance, les régimes se succèdent mais ils se ressemblent étrangement. La situation ne fait qu’empirer, analyse Alphonse Maindo. La classe politique n’arrive pas à faire marcher le pays et à répondre aux attentes de la population. «Ce sont toujours les mêmes, et si ce ne sont pas les mêmes, ce sont leurs enfants. Ils ne changent rien à notre quotidien» est un discours qu’on entend beaucoup. C’est pourquoi une candidature qui viendrait de la société civile et qui permettrait un renouvellement de la classe politique est potentiellement de nature à plaire à de nombreux Congolais. En outre, l’image d’intégrité, de moralité, d’humilité, de souci du bien-être de la communauté, qu’incarne le docteur Mukwege, est un facteur majeur pour convaincre la population et pour améliorer l’image du pays. Une candidature de la société civile pourrait en définitive retisser les liens entre les citoyens et la politique.»
Les moyens de ses ambitions?
Il n’empêche qu’une course à la présidence est aussi une affaire de moyens dévolus à une campagne électorale. Issu de la société civile, Denis Mukwege dispose-t-il de l’appareil politique pour conquérir le pouvoir? «Plusieurs structures portent sa candidature, explique le professeur de l’université de Kisangani. A la suite de l’appel lancé le 30 juin 2022 par un groupe d’universitaires qui lui demandaient de «voler au secours de la nation congolaise en danger», beaucoup d’organisations de la société civile, de mouvements associatifs se sont mobilisés. Cette machine s’est mise en place. Un mouvement politique a été créé au milieu de 2023, l’Alliance pour la refondation de la nation, afin de réunir des candidats pour les élections législatives, provinciales, et municipales prévues en même temps que la présidentielle. L’alliance elle-même comprend neuf partis politiques et plusieurs mouvements citoyens, notamment l’Appel patriotique.»
Une audience nationale?
Connu pour son travail de médecin à l’hôpital Panzi de Bukavu, le nouvel homme politique ne risque-t-il pas d’apparaître comme un candidat essentiellement implanté à l’est du Congo, et donc étranger aux préoccupations de populations d’autres régions? Alphonse Maindo nuance largement cette éventuelle critique. «Le docteur est connu dans les grandes villes de toutes les régions du pays. Ce n’est pas parce qu’il habite à Bukavu qu’il n’est pas connu ailleurs. Du reste, son équipe et sa fondation interviennent à Kinshasa où il a une clinique, dans le grand Equateur, au Katanga, au Nord-Kivu, en Ituri, même au Kasaï… Il est connu pour son action au bénéfice des femmes victimes de violences sexuelles. Mais il contribue aussi à la réinsertion sociale et économique des gens. Dans tout le pays, au moins vingt mille ménages bénéficient chaque année de l’aide de sa fondation pour retrouver un statut social et économique digne. Evidemment, cela ne suffit pas à gagner une élection. Même dans les grandes démocraties, un homme ne peut pas être connu de l’ensemble du territoire du pays en question.»
Le travail est le maître-mot de la démarche de Denis Mukwege.
Un programme global?
Une action remarquable dans le soin porté aux autres ne garantit pas en soi l’élaboration d’un programme de candidat à une fonction suprême, qui doit forcément être plus large. Le programme du candidat Mukwege est fondé sur douze «piliers». Le premier est consacré à la paix et à la défense. Logique quand on sait que le docteur a vécu de près les affres de la violence armée. Cette violence est aussi favorisée par l’impunité, raison pour laquelle le deuxième pilier de son programme est la justice et l’Etat de droit. A côté de ses deux axes principaux, figurent aussi les questions de santé et de bien-être de la population, et celles de l’éducation et du capital humain. Denis Mukwege estime que pour relever le pays, il faut que la population soit éduquée, par l’école, par des formations techniques, par l’innovation, par la recherche…, explique en substance Alphonse Maindo. «Au-delà de l’énoncé de ces piliers, il est important de noter que le docteur Mukwege ne veut pas promettre aux gens qu’il fera ceci ou cela. Il veut les remettre au travail. Le travail est le maître-mot de sa démarche. Dans le sens de travailler ensemble», complète-t-il.
Une candidature de plus de l’opposition?
Même auréolée de l’a priori positif de ses racines dans la société civile, la démarche de Denis Mukwege n’est-elle pas simplement une candidature de plus dans le camp de l’opposition au président sortant, Félix Tshisekedi? Elle s’ajouterait alors à celles, déjà déclarées ou en voie de l’être avant le 8 octobre, la date limite, de Martin Fayulu, candidat dont la victoire fut volée lors du scrutin de 2018, Moïse Katumbi, l’ex- gouverneur du Katanga, les anciens Premiers ministres Matata Ponyo Mapon et Adolphe Muzito… «Les membres du régime et les autres politiciens étant tellement rejetés, une candidature de la société civile peut être en situation de l’emporter», soutient Alphonse Maindo. Mais celle de Denis Mukwege gardera-t-elle le caractère inédit d’une initiative différente? Pour espérer l’emporter le 20 décembre prochain, le respecté lauréat du prix Nobel de la paix ne devra-t-il pas inévitablement se plier à des démarches politiciennes de rapprochement avec d’autres candidats et donc à d’éventuels compromis qui se transformeraient vite en compromissions aux yeux d’une partie de ses électeurs putatifs? Bref, le projet du docteur Mukwege risque d’être trop «beau» pour pouvoir être mené à bien. Reste aux Congolais à démentir ce présage.
Un Nobel de la paix devenu président
Les présidents lauréats du prix Nobel de la paix, c’est fréquent. Les prix Nobel de la paix devenus présidents, ça l’est moins. L’examen de la liste des élus du Comité Nobel depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ne nous fournit qu’un seul cas d’élection au poste suprême après l’octroi de l’honneur suprême. Le journaliste José Manuel Ramos-Horta a été lauréat en 1996 en compagnie de l’évêque catholique Carlos Filipe Ximenes Belo. Etait ainsi honoré leur travail en vue d’une «solution juste et pacifique» au conflit du Timor oriental, auquel l’Indonésie, puissance coloniale, refusait d’accorder l’indépendance. José Manuel Ramos-Horta sera élu président de la jeune démocratie le 20 mai 2007, fonction qu’il occupera jusqu’en mai 2012. Le 19 avril 2022, il sort à nouveau vainqueur du scrutin présidentiel. Son mandat court jusqu’en 2027.
Deux autres anciens lauréats du prix Nobel de la paix ont été moins heureux dans leur reconversion politique. Couronnée en 1992 pour son combat en faveur des droits humains au Guatemala, Rigoberta Menchu a brigué la présidence lors des scrutins de 2007 et de 2011. Mais elle n’a recueilli à chaque fois qu’un peu plus de 3% des suffrages. Lauréat du Nobel de la paix en 2005 de même que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qu’il dirigeait, l’Egyptien Mohamed el-Baradei a été candidat en 2010 à l’élection présidentielle qui avait lieu l’année suivante dans son pays. La déclinaison locale du «printemps arabe» l’a poussé à renoncer alors qu’il était pourtant devenu une figure de consensus au sein de l’opposition démocratique, au point d’être son porte-parole face à un président Hosni Moubarak sur le départ. Les astres s’aligneront-ils davantage pour servir le dessein de Denis Mukwege?
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