Election au Nigeria : « Le pays n’a plus d’argent »
La réforme monétaire au Nigeria, censée lutter contre la corruption, réduit l’accès aux liquidités et la fourniture de pétrole connaît des ratés. La vie des habitants du bidonville de Makoko, près de Lagos, est devenue très précaire et, à la veille de l’élection présidentielle du 25 février, la défiance envers la politique croît.
Le contexte
Le 25 février, 95 millions d’électeurs sont appelés aux urnes au Nigeria pour élire le nouveau président en remplacement de Muhammadu Buhari, arrivé au terme des deux mandats permis par la Constitution. Le prétendant choisi par son parti, le Congrès des progressistes (All Progressives Congress, APC), Bola Ahmed Tinubu, figure parmi les favoris à sa succession, comme Atiku Abubakar, le candidat de l’autre grande formation politique du pays, le Parti démocratique populaire (PDP). Mais un troisième larron, Peter Obi, du Parti travailliste, pourrait créer la surprise et forcer sa qualification pour un éventuel second tour. Avec quelque 220 millions d’habitants, le Nigeria est le pays le plus peuplé et la première économie du continent.
Assis sur une pirogue, Janvier, 23 ans, sort son téléphone pour s’acheter une bouteille d’eau. Il se sert de Kuda, une application bancaire qui facilite les transferts monétaires. Au fin fond du bidonville de Makoko, «la Venise de Lagos», personne ne peut plus payer en liquide, tout comme dans le reste du pays. Janvier, directeur d’une école qu’il a fondée, ne perd jamais son énergie positive. Mais depuis quelque temps, dans son village sur pilotis connu pour son poisson frais, il est difficile de garder le sourire.
A quelques jours de l’élection présidentielle du 25 février, une grave crise monétaire frappe le pays. Les billets en nairas, la devise officielle nigériane, sont en pénurie depuis octobre 2022. Le gouvernement a alors annoncé vouloir remplacer les anciennes coupures par de nouvelles pour lutter contre la corruption. «Ils nous ont demandé de déposer tout notre argent liquide à la banque, raconte Jocelin, 17 ans. Nous n’avons rien eu en échange. Pas de nouveaux billets, rien. Toutes nos économies sont sur des comptes bancaires.»
La situation est similaire, même pour les plus riches, dans tout le pays, mais dans le bidonville de Makoko, situé en lisière de Lagos, elle engendre une crise sans précédent. Makoko n’a accès ni aux soins ni aux services publics et encore moins à l’éducation. La mère de Janvier, Janette, corrobore: «Je vis à Makoko depuis quarante ans. Je viens du Bénin. Le pays a changé. Avant, tout allait bien, nous avions une bonne vie. Depuis l’année passée, il n’y a plus d’argent, plus de travail. Aujourd’hui, on ne peut plus acheter à manger, heureusement qu’il nous reste la pêche pour nous nourrir.» Assise sur un bidon jaune, un enfant dans les bras, devant sa maison sur pilotis, Janette observe sa famille. Sa fille la plus âgée, 35 ans, n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Elle prépare la sauce au piment qui servira d’accompagnement au poisson pêché le matin, seul repas que la famille peut s’offrir ces derniers jours.
Nous les jeunes, nous sommes avec Peter Obi. C’est le seul qui n’est pas corrompu.
Huit jours avant l’élection, le 18 février, un nouveau coup de massue a frappé les Nigérians. Les anciens billets n’ont plus été considérés comme valables. Les paiements et virements en ligne, eux, sont incertains, car le système numérique chancelle.
Poisson acheté à crédit
Le bidonville de Makoko, environ 200 000 habitants, vit principalement de la pêche. Officiellement, il n’existe pas et ne figure sur une carte que depuis 2019. Les rues ne sont pas nommées. Il faut connaître l’emplacement des maisons et, surtout, savoir se déplacer en pirogue pour aller d’un bout à l’autre du lieu. L’eau noire qui l’entoure illustre la situation sanitaire de Makoko. Janvier, dans son costume jaune, plisse les yeux au détour de deux cabanes, pour se rendre chez Carine Hdussdu Royo. La trentenaire occupe un des principaux métiers du bidonville: fumeuse de poisson. Tous les jours, elle dispose une soixantaine de palas, un poisson apprécié des Nigérians, sur une grande plaque. Chauffée au charbon de bois, elle passe quelques heures à attendre que la fumée grille tendrement son poisson pour l’emmener au marché. Enceinte de plusieurs mois, la jeune femme doit maintenant acheter son poisson à crédit pour pouvoir exercer son activité. «Les prix augmentent de jour en jour», se plaint-elle, la main sur son ventre arrondi. Le crépitement du feu couvre sa voix, et sa silhouette disparaît quelques instants dans la fumée. Une multitude d’enfants courent autour d’elle, certains sont les siens, d’autres sont orphelins. Bientôt, ils s’en vont jouer ailleurs, gênés par l’épaisse fumée qui leur irrite la gorge.
Carine ne se laisse pas envahir par la colère alors qu’elle vit dans une pauvreté extrême. Ce n’est pas le cas de son amie Marie. Elle explose, un nouveau billet en nairas à la main, agressive: «Ils sont verts, puis violets, c’est à y perdre la tête. On n’a plus à manger, l’APC (NDLR: le All Progressives Congress, parti de Muhammadu Buhari, le président sortant), c’est fini! Le président a fui depuis longtemps, il nous a abandonnés.» Elle finit par s’en aller, son billet toujours à la main, en pestant contre le gouvernement et les conditions de vie. Carine, lasse, lâche «au final, tout le monde a faim, est-ce que le prochain président changera vraiment cette situation?», et s’en retourne à ses palas.
Inflation due à la guerre en Ukraine
Outre de l’argent, pour partir en pleine mer, il faut de l’essence, qui fait également défaut au Nigeria. Situation «cocasse» pour le deuxième producteur d’or noir d’Afrique. La chaîne économique de Makoko en est ébranlée: sans pétrole, impossible de démarrer son bateau et donc de vendre son poisson. Encore moins d’installer des hôpitaux ou des établissements scolaires. Sujet sensible pour Janvier qui se bat depuis 2018 pour que son école continue d’exister. «Depuis le début de la poussée de l’inflation due à la guerre en Ukraine, les élèves viennent moins nombreux en classe, se lamente-t-il. Il faut aider leurs parents qui n’ont plus d’argent.» Le jeune homme s’occupe de 293 élèves et n’a ni le temps d’aller tous les chercher chez eux ni de contrôler ses huit classes. Janvier n’a pas vraiment d’opinion sur la politique. Son avenir et celui de Makoko sont «dans les mains de Dieu».
Si le directeur d’école n’est pas convaincu que la politique peut sauver la situation économique du pays, Taiwoshemede, lui, pense que les votes seront décisifs. Prince de Makoko, c’est-à-dire petit-fils d’un des cinq chefs du village, il a ouvert son école un an avant Janvier. Elle compte 361 enfants. S’il vote, c’est pour que l’éducation ait une place dans son bidonville, et que de la prochaine génération puisse émerger «des médecins ou des avocats». Avec son iPhone dernier cri, Taiwoshemede détonne. Tout de noir vêtu, il s’installe à son bureau où quatre téléphones sont entreposés et chargent. Il sourit tendrement au passage d’un élève devant sa porte. Son visage s’assombrit et les fossettes du prince de Makoko disparaissent: «Clairement, je ne fais plus confiance aux politiques. C’est toujours la même chanson, et nous n’avons rien en retour.» Le gouvernement n’a eu de cesse de vouloir détruire et fermer le bidonville, sans plan de relogement. Sans surprise pour un pays qui compte plus de 112 millions d’habitants vivant dans la pauvreté, selon l’ONG Oxfam International.
Au final, tout le monde a faim, est-ce que le prochain président changera vraiment cette situation?
Les jeunes, principale richesse du Nigeria
Les habitants de Makoko se sentent donc «abandonnés» par leur gouvernement. Désabusé et désenchanté, Taiwoshemede siffle d’agacement. «Je ne sais pas si un des candidats pourra redonner vie à Makoko, ou du moins donner une chance à nos enfants. Mais nous les jeunes, nous sommes avec Peter Obi (NDLR: le candidat du Parti travailliste). C’est le seul qui n’est pas corrompu.» Le prince du bidonville se lève, puis va regarder par la fenêtre de son bureau. Le ciel, assorti aux couleurs de l’eau qui serpente, ne change pas. La lumière blanche brille sur l’école aux tons jaune et bleu. Taiwoshemede se retourne, pensif: dans le fond, il n’est pas très optimiste. Le pays «n’a plus d’argent, la situation est catastrophique» et «Makoko ne sera jamais sauvé en premier».
Sur «la terre ferme», comme l’appelle Janvier, les arguments en faveur du processus électoral sont plus probants parmi les plus âgés. Après un court voyage en pirogue, Janvier peut atteindre le «no man’s land» de Makoko, où vivent d’autres communautés et où l’on retrouve des habitations bétonnées. Le second baale de Makoko, soit le sous-chef ou vice-roi, Olu Philips, est installé dans la salle des réunions du bidonville. La pièce, en béton gris uni, compte trois chaises en plastique et une photo aux dimensions gigantesques du chef suprême de Makoko, le baale Raymond Adekunle Olaiya Akinsemoyin. Assis sur une des chaises, Olu Philips voit l’avenir d’un bon œil. Il est d’ailleurs un des rares à Makoko à ne pas éprouver de rancœur envers le président Muhammadu Buhari. «Changer les billets, dans le fond, ce n’était pas une mauvaise idée, il ne pensait pas à mal en faisant ça, il voulait lutter contre la corruption et la fraude dans le pays. C’est son gouvernement qui a mal géré la situation.»
Le prêtre en chef du village, assis à côté de lui, Marcol Apuno, approuve d’un geste de la tête. Lui non plus ne voit pas l’élection d’un mauvais œil. Olu n’a de toute façon pas de doute sur la question: «Le futur du Nigeria, ce sont les enfants.» D’après Nina Fenton, économiste à la Banque européenne d’investissement, «entre huit et dix millions de Nigérians sont en âge d’aller à l’école, mais ne sont pas scolarisés». Quelle est, selon elle, la ressource clé du pays? «Ce n’est pas le pétrole, ce sont les jeunes.» Cette pensée rassure Olu Philips. Avec un sourire à demi-malicieux, il confie: «L’éducation fera de Makoko un endroit où il fait bon vivre.»
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