Du pétrole à prix négatif : quelles conséquences aujourd’hui et demain ?
Le prix du baril américain de pétrole brut (WTI) s’est effondré lundi soir, terminant avec le montant historiquement bas de -37,63 dollars. Pourquoi une telle chute et quelles conséquences cela va-t-il avoir sur l’Europe ? Pour le savoir, nous avons interrogé Philippe Lendent, économiste chez ING.
Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé sur le marché du pétrole ?
Il faut d’abord poser le contexte. La situation actuelle est très particulière. Dans le monde, 187 pays sont en confinement. Les gens ne se déplacent plus et les entreprises sont fermées. Il y a donc une forte diminution de la consommation d’énergie. L’Agence internationale de l’énergie considère aujourd’hui que la planète consomme entre 25 et 30 % de pétrole en moins, par rapport à l’année dernière.
Sur le marché du pétrole par contre, comme on n’arrête pas les puits du jour au lendemain, la production continue. De grandes quantités de pétrole sont stockées un peu partout dans le monde. Ce qui signifie qu’il y a beaucoup de pétrole sur le marché et assez peu de consommation : il y a beaucoup d’offre et pas de demande. En conséquence, ces dernières semaines les prix du pétrole se sont effondrés sur tous les marchés du monde.
Il faut aussi savoir qu’il existe différentes productions de pétrole à travers le monde avec des qualités très diverses. Ces différents types de pétrole s’échangent à des prix différents. Mais aujourd’hui, les prix de tous les pétroles se sont effondrés de manière globale.
La situation des États-Unis est-elle particulière ?
Le prix du pétrole produit aux États-Unis a diminué, comme partout dans le monde. Mais hier soir, il y a eu un accident supplémentaire.
Lors des achats, il y a deux marchés distincts : le marché des achats « en direct » et le marché « à terme », qui est très important, où l’on achète du pétrole qui sera livré plus tard (dans un mois, deux mois, trois mois, etc.). Il existe beaucoup de contrats différents.
Parmi tous ces contrats de livraison, on parle ici de celui avec livraison de pétrole en mai. Ce contrat arrive à échéance aujourd’hui (21 avril 2020). C’est-à-dire que celui qui possède aujourd’hui ce type de contrat va recevoir du pétrole physiquement le mois prochain.
Le problème est que sur les marchés « à terme », il y a de nombreux acteurs qui n’ont pas besoin de pétrole.
Le problème est que sur les marchés « à terme », il y a de nombreux acteurs qui n’ont pas besoin de pétrole. Ce sont des investisseurs qui achètent des contrats, en espérant les revendre plus tard plus cher pour gagner de l’argent. Ce sont des spéculateurs. Ces gens n’ont évidemment pas envie de se faire livrer du pétrole. Ils n’en ont pas besoin et ne sauraient pas quoi faire avec un bateau, un train ou un camion qui viendrait leur livrer le pétrole en question.
Or, c’est ce qui s’est passé hier. De nombreux spéculateurs ont acheté des contrats pour livraison en mai il y a un mois ou deux. Entre temps, on a consommé beaucoup moins de pétrole, la demande a chuté et les spéculateurs n’ont pas toujours réussi à revendre leur contrat. En quelque sorte, beaucoup de spéculateurs se sont fait prendre la main dans le sac. Hier soir, cela a été la panique. Ils ont tous voulu vendre leur contrat en même temps et le prix s’est effondré jusqu’à devenir négatif. Ces gens sont prêts à payer pour se débarrasser du pétrole puisque le stockage coûte encore plus cher.
Est-ce qu’on est dans un moment historique ?
Oui et non. C’est en fait assez classique quand on est dans un marché stressé par de nouveaux éléments, comme c’est le cas aujourd’hui. Quand on arrive à la date d’échéance des contrats, il n’est pas rare de retrouver ce genre de stress. C’est cependant la première fois que ça arrive sur une référence dans le marché du pétrole : le WTI. Mais en 2015-2016, on avait déjà eu le même type de problème avec des types de pétrole plus anecdotiques de mauvaise qualité, difficile à raffiner.
Est-ce que cela va se reproduire ?
Actuellement, le problème se pose uniquement sur un contrat, celui livrable en mai. Pour les autres contrats, comme celui livrable en juin, on est toujours à 20 dollars le baril. C’est une grande différence de prix. Cela montre bien que ce sont des investisseurs qui se sont fait attraper à cause de la fin de ce contrat.
Pourquoi cela a-t-il lieu aux États-Unis ?
Parce que les États-Unis n’exportent pas leur pétrole. Aujourd’hui, ils ont vraiment un surplus de production qu’ils ont du mal à stocker. Et cela a généré ce choc.
Doit-on craindre que ce choc ait des répercussions sur l’économie mondiale ?
Tous les marchés pétroliers du monde subissent en ce moment des prix très bas. La baisse de consommation de pétrole actuelle, c’est du jamais vu. On est aujourd’hui sur des prix que nous n’avons plus connus depuis la fin des années nonante. C’est tout à fait inédit.
Beaucoup de petites compagnies pétrolières risquent de faire faillite.
Cela a des répercussions sur le prix des carburants actuellement chez nous. Il s’agit d’une conséquence directe des prix bas globaux du brut. Mais il y a un autre élément auquel il faut tout de même faire attention. Avec des prix aussi bas, voire négatifs aux États-Unis, beaucoup de petites compagnies pétrolières (surtout les petits exploitants qui ont quelques puits de pétrole aux États-Unis) risquent de faire faillite. Ce sont généralement des entreprises très endettées, avec une mauvaise santé financière et qui ont maintenant la tête sous l’eau. Le prix du pétrole est trop bas par rapport à leur coût de production. En plus, ils doivent stocker ce qu’ils produisent. Donc ils ne gagnent rien.
Le risque est donc qu’une série de ces petits producteurs fasse faillite. Leurs créanciers, qui leur ont prêté des fonds, pourraient commencer aussi à avoir des problèmes. Ce qui pourrait mener à une crise financière aux États-Unis. Alors le jeu de domino se met en route… On risque également d’être touchés en Europe, ne fût-ce que par notre petit fonds de pension, si celui-ci est investi dans ce genre de marché.
Toutefois, pour le moment cela est maitrisé grâce à des actions de la Banque centrale, mais cela reste un risque.
Y aura-t-il des conséquences à cette crise à long terme ?
Avec les prix actuels du pétrole, les compagnies arrêtent les investissements en capacité d’exploration et d’extraction. Cela veut dire que dans quelques années, si la demande augmente à nouveau, on risque de se retrouver dans une situation similaire à 2007-2008, où l’on manquait de capacité de production parce qu’il n’y a pas eu assez d’investissements. Ce qui pourrait avoir pour effet de faire s’envoler les prix.
Quelles seront les conséquences sur les investissements dans les énergies renouvelables ?
La baisse du prix du pétrole rend les énergies alternatives plus chères. C’est très ennuyeux pour le développement durable. Au prix actuel, il faudrait mettre une taxe carbone extrêmement élevée pour que l’énergie renouvelable redevienne rentable. C’est vraiment dommage pour les énergies vertes qui sont toujours tributaires du prix du pétrole.
C’est vraiment dommage pour les énergies vertes qui sont toujours tributaires du prix du pétrole.
D’un autre côté, le fait que les entreprises pétrolières vivent un moment très difficile, à plus long terme, c’est peut-être positif pour les énergies alternatives. Car les investissements qui ne sont pas faits aujourd’hui vont avoir pour conséquence que l’on trouvera moins de pétrole dans le futur. Le prix du pétrole risque de très fort augmenter, ce qui sera alors bénéfique pour les énergies vertes.
Les grandes compagnies pétrolières (Exxon Mobil, BP, Total, etc.) risquent-elles quand même de souffrir de cette crise ?
Les grandes entreprises pétrolières sont généralement assez diversifiées. Elles sont actives sur tous les marchés mondiaux. Ces acteurs sont aussi généralement les mieux armés pour comprendre ce genre de phénomène dans des marchés du pétrole très complexes.
Ils ont aussi la capacité de mettre des puits en maintenance. Cela fait partie de leur gestion. Certaines compagnies essaient déjà d’assurer leur avenir en investissant dans les énergies renouvelables. Pour toutes ces raisons, généralement les grandes compagnies arrivent à mieux s’en sortir que les petits acteurs. C’est d’ailleurs une situation où l’on voit les grands acteurs acheter les petits.
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