Dorcy Rugamba: « Partager le français, c’est refaire le monde ensemble » (entretien)
Dans l’héritage colonial, la langue est rarement citée. Faut-il déboulonner le français, associé aux pires époques de domination ? Alors que c’est aussi dans cette langue que les plus belles pages de liberté ont été écrites. Pour le Rwandais Dorcy Rugamba, la langue est d’abord le produit de siècles de métissages.
Pour les 50 ans de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), vous avez contribué à un livre où J. M. G. Le Clezio clame son amour de la langue française (1). En tant que francophone africain, quelle est votre relation avec la langue de Montesquieu et Camus, mais aussi d’Aimé Césaire, Ahmadou Kourouma, Kateb Yacine ?
C’est une relation ambiguë mais aussi charnelle. Le français est ma deuxième langue maternelle, après le kinyarwanda, langue commune à tous les Rwandais. Quand j’étais jeune, le français m’a permis de m’éveiller au monde. Mais c’est aussi une langue coloniale qui ouvre en même temps qu’elle enferme, qui isole. Si je pouvais lire en français les auteurs congolais et burundais, je ne pouvais pas le faire avec les Ougandais et les Tanzaniens qui sont pourtant mes voisins immédiats. Le français était aussi la langue d’une certaine classe sociale.
Quels rôles assignez-vous à vos deux langues maternelles ?
Je les maîtrise de la même façon. J’utilise l’une ou l’autre en fonction des contextes, des individus, des sujets. Le kinyarwanda est une langue martiale, aristocratique, très longtemps forgée et protégée par les poètes royaux. Elle est sensible à l’étiquette, avec de la répugnance à exprimer les fonctions du corps, par exemple le fait de manger, ou des termes comme » merde « , » cul « … Le français est plus désinhibé.
D’où les difficultés de votre maison d’édition Moyo à traduire dans la langue du Rwanda le roman à succès Petit Pays, de Gaël Faye ?
C’est un roman qui se passe en ville avec des gamins qui regardent le monde à leur hauteur. Ce fut ardu de trouver le traducteur qui pourrait transposer cela en kinyarwanda, tout en gardant la spontanéité du récit. La langue rwandaise est percutante pour évoquer les grands drames, mais elle n’a pas encore trouvé sa conversion à l’univers urbain, qui convient davantage à une langue comme le swahili.
Le Rwanda fut une colonie allemande avant d’être administré par les Belges après la Première Guerre mondiale. Mais l’allemand ne s’est jamais imposé, au contraire du français.
La grande différence, c’est que les Belges ont débarqué avec l’Eglise catholique, qui y a vu un formidable terrain d’évangélisation. Elle a obtenu de la tutelle belge le monopole de l’enseignement. C’est par ce biais que le français s’est imposé.
Pour Le Clezio, les grandes langues comme le français et l’anglais se sont répandues grâce aux empires coloniaux. Il confronte ce passé trouble avec les idées généreuses que véhicule la Francophonie. Où mettez-vous le curseur ?
Je ne dirais pas que nous parlons le français grâce à la colonisation, mais malgré la colonisation. Celle-ci a causé beaucoup de tort à la langue française. Elle n’a pas été une simple entreprise de prédation, elle a surtout été un crime idéologique abominable. C’est, en grande partie, en français et en anglais qu’ont été rédigés les pires descriptions de l’altérité, la hiérarchisation des races, et tous les anathèmes contenus dans ces langues contre les peuples indigènes, leurs cultures, leurs civilisations, leurs histoires. Pour asservir et subjuguer les populations qu’elle entendait soumettre, l’entreprise coloniale a dû mobiliser tous les ressorts de la langue française et corrompre son esprit et les idées généreuses qu’elle contient. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que durant le siècle des Lumières, et de la part d’éminents esprits comme Voltaire, on trouve le pire de ce qu’on peut lire sur les Juifs, les Noirs, les femmes, les gitans, etc.
Pour asservir les populations, l’entreprise coloniale a dû mobiliser tous les ressorts du français et corrompre son esprit.
Mais c’est aussi en français qu’a été écrite la Déclaration des droits de l’homme…
Bien sûr. C’est en français aussi que de brillants esprits ont choisi de se dresser contre l’idéologie coloniale. Grâce à Aimé Césaire, Kateb Yacine, Mariama Bâ ou aux révolutionnaires d’Haïti qui ont mis fin à l’esclavage à la fin du xviiie siècle, elle est devenue une langue de combat et d’émancipation. Même si le français s’est attaché à des idéologies mortifères, c’est grâce à ces auteurs qui l’ont fécondé qu’on trouve le meilleur outil pour les combattre. Regardez l’abbé Grégoire (NDLR : prêtre et homme politique lors de la Révolution française) qui, à l’Assemblée nationale française, pourfendait la traite négrière et l’esclavage. La mémoire n’est pas que douloureuse.
Vous dites : » Nous n’avons pas à perpétuer les guerres d’influences entre empires coloniaux. Ce combat n’est pas le nôtre. » Parce qu’il vous a atteint par ricochet ?
Cela nous renvoie au complexe de Fachoda (NDLR : localité soudanaise où les Anglais ont humilié la France à la fin du xixe siècle). Les Africains ont payé les guerres des autres et cela nous a coûté un prix fou. Le Rwanda s’est trouvé en guerre du côté allemand et puis dans l’autre camp après l’arrivée des Belges. Ces combats n’étaient pas les nôtres. Mon camp est d’abord celui de mes voisins voisins du Congo, du Burundi, d’Ouganda, de Tanzanie, du Kenya, avec qui je partage le sort et la condition. Qu’un mur linguistique puisse exister entre nous est absurde. Je regrette d’avoir grandi sans connaître des écrivains essentiels comme le Kenyan Ngugi wa Thiong’o. Les guerres impériales ont divisé l’Afrique, mais ce ne sont pas nos combats, pas plus que les conflits linguistiques…
… notamment entre le français et l’anglais, ou entre le français et le néerlandais, et qui, aujourd’hui, vous prennent par surprise ?
Il n’y a jamais eu de clivage entre Rwandais francophones et anglophones, d’autant que ce sont deux langues qui ne sont pas maîtrisées par la majorité. En Belgique, au Canada, les Africains sont embarqués malgré eux dans les conflits linguistiques. Ce sont des combats identitaires qui ne défendent pas des valeurs mais des positions. Ils appauvrissent culturellement. Même si l’histoire a pu être douloureuse, il faut la dépasser et faire en sorte que le passé passe. En ce sens, l’Africain est beaucoup plus pragmatique. Il recherche les opportunités que lui offrent les langues, comme l’anglais, qui est celle du commerce et de la mondialisation. Si je suis amoureux de Bruxelles, c’est parce que la langue française y est plus généreuse qu’à Paris, car elle vit en symbiose avec les autres langues. Tout le monde peut s’y approprier le français. A Paris, elle s’impose de façon impériale.
Je suis plus à l’écoute d’un Algérien francophone que d’un égyptien anglophone. Il y a une mémoire entre nous.
N’est-il pas paradoxal que la Francophonie ait élu une Rwandaise à sa tête alors que, sous son mandat de ministre des Affaires étrangères, le Rwanda a évincé le français au profit de l’anglais ?
On ne dit pas assez que Louise Mushikiwabo est aussi une femme de lettres. A la différence du Commonwealth, le parti pris de la Francophonie est celui de la culture, et cette dame, au-delà d’être Rwandaise, est une femme de culture. Ensuite, c’est une diplomate de métier. On peut espérer qu’avec elle, la Francophonie devienne un espace de dialogue au lieu d’être perçue, à tort ou à raison, comme un rempart contre le monde anglophone. Avec Louise Mushikiwabo, la Francophonie a peut-être une chance historique de devenir enfin un outil de concorde entre des peuples. Je ne connais pas l’Algérie ni la Louisiane ni le Vietnam, mais c’est à travers le français qu’il existe ce cordon ombilical qui façonne notre vision du monde. Je suis, de fait, plus à l’écoute d’un Algérien francophone que d’un Egyptien anglophone. On a souvent lu les mêmes livres, on a les mêmes références, il y a du vécu, une mémoire entre nous. Il y a Frantz Fanon entre nous (NDLR : essayiste français mort en 1961 et fort impliqué dans le tiers-mondisme et la décolonisation). La langue est de l’ordre de l’intime. Du coup, la partager permet de refaire le monde ensemble, non sur une base identitaire mais sur des valeurs communes.
Pensez-vous que le français peut être régénéré par l’Afrique ?
En Afrique, le nombre de locuteurs francophones augmente, avec une population jeune et très connectée. La culture prend du poids, c’est devenu le soft power du continent, et qui permet de transformer la langue en un kaléidoscope. C’est une langue qui, comme le swahili, a accueilli en son sein beaucoup de mots arabes et persans. Dans Bloody Niggers ! (NDLR : une pièce de 2007 sur la colonisation et l’oppression), je disais que nous sommes des bâtards de l’histoire. Ce qui veut dire qu’on peut transformer les chocs violents en beauté, faire de l’or avec du plomb comme les alchimistes. C’est comme pour le jazz et le blues. On peut détester l’esclavage et adorer le jazz.
Bio express
1969 : Naissance le 29 septembre à Kigali (Rwanda).
1994 : Génocide des Tutsis. Sa famille est massacrée. Exil en Belgique.
1999 : Coauteur et interprète de Rwanda 94, créé au Théâtre de la Place.
2003 : Premier prix au Conservatoire royal de Liège (art dramatique).
2005 : Marembo, sur les derniers jours de sa famille.
2007 : Bloody Niggers ! créé au Théâtre national.
2020 : Les Restes suprêmes, créé au Théâtre national.
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