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Diana Filippova : «La Russie est maître dans l’art de mettre la poussière sous le tapis» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

De l’inconvénient d’être russe: en pleine guerre d’Ukraine qui montre le visage le plus abject de la Russie et de ses dirigeants, le titre du livre de Diana Filippova claque comme un avertissement.

A force de voir, à longueur de journée, les souffrances endurées par les Ukrainiens et les préjudices occasionnés sur la stabilité et la prospérité de l’Europe suite à l’«opération militaire spéciale» déclenchée par Vladimir Poutine, la tentation de la russophobie guette le citoyen alors que l’évidence s’impose que le peuple russe ne peut pas se confondre avec son autocrate de président. Depuis le 24 février 2022, Diana Filippova n’a pourtant quasiment pas rencontré de russophobie. Elle l’explique par la nationalité française qu’elle a acquise et par l’insertion dans cette nouvelle société qu’elle a réussie en menant des études et en s’épanouissant comme romancière, essayiste et militante politique.

Une certaine culture empêche aujourd’hui une opposition russe d’être beaucoup plus forte.

S’il est question de russophobie dans son livre, c’est de celle dont elle a été victime lors des premières années de son exil en France voici une trentaine d’années. Au sortir de la guerre froide, la Russie n’avait pas davantage une bonne image… La discrimination d’alors a pu lui paraître d’autant plus insupportable qu’elle-même avait délaissé ses racines russes pour pouvoir pleinement mener sa vie de Française. Ironie de l’histoire, c’est le crime d’agression de Vladimir Poutine en Ukraine qui l’a amenée à reprendre à bras-le-corps la question de sa russéité. Ce cheminement, raconté dans De l’inconvénient d’être russe, est l’occasion pour elle de dire (l’interview a été réalisée avant la mort d’Evgueni Prigojine) ses quatre vérités à cette Russie à laquelle elle est indéfectiblement liée.

Pourquoi, arrivée en France, avez-vous voulu effacer ce qu’il y avait de russe en vous?

Cela n’a pas été une décision. C’est un parcours progressif, qui a résulté de plusieurs éléments. Je me suis d’abord retrouvée dans une ville française moyenne avec une migration russe inexistante dans une période historique où, pour la première fois, des Russes se sont retrouvés à l’étranger pour des raisons autant éco- nomiques que politiques. Cela n’avait pas été le cas pendant les années de l’Union soviétique et celles du tsarisme. Ensuite, le modèle français de l’assimilation était encore vif et incontesté, ce qui explique que j’ai subi le rejet, par pas mal de mes camarades et de mes professeurs, de ce qu’était la Russie. Il faut rappeler que l’on sortait à peine de la guerre froide. La Russie était assez mal vue. Enfin, élément plus personnel, je suis quelqu’un qui s’adapte, peut-être un peu trop parfois. J’ai toujours été un animal assez sensible à l’environnement qui l’entoure. Donc, j’ai assez rapidement compris que pour réaliser ce que je voulais faire – m’intégrer, me faire des amis, écrire en français, aller à Paris, mener des études et avoir une «vie française» –, il était plus simple de considérer que l’héritage que je portais en moi n’existait pas. Ce genre d’évolution ne s’opère jamais sans un effet psychologique important et sans une modification de sa propre intériorité. Voilà pourquoi j’évoque cette espèce de séparation qui a commencé à se mettre en place entre mon identité française parfaitement assumée et tout à fait sincère et mon rapport à la Russie.

Difficile de reprocher à la population russe de ne pas se soulever, la répression est tellement implacable, selon Diana Filippova.
Difficile de reprocher à la population russe de ne pas se soulever, la répression est tellement implacable, selon Diana Filippova. © getty images

Pendant votre enfance et votre adolescence, des compagnons de classe, de jeux, des professeurs vous ont renvoyée à votre russéité. L’avez-vous vécu douloureusement ou l’avez-vous surmonté de façon aisée?

C’est peut-être quelque chose qui m’est propre, je survis aux étapes difficiles avec un rapport dédoublé. D’un côté, il y avait bien sûr la douleur d’être rejetée par mon entourage, de façon plus ou moins forte. C’était ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui du harcèlement scolaire même si, à l’époque, on ne le caractérisait pas de cette façon. De l’autre, il y avait la volonté de répondre à ce défi. Je me rappelle précisément qu’en classe de quatrième, lorsque ma professeure de lettres m’a signifié qu’elle n’aimait pas du tout ce que j’écrivais, alors que je pensais plutôt être dans un mouvement de développement littéraire, je me suis retrouvée sous terre. Mais j’ai voulu répondre au défi: chiche, je vais vous montrer que vous vous trompez, que je peux écrire et que je peux apprendre. J’ai gardé ce type de comportement qu’on retrouve sans doute chez pas mal de Russes immigrés et plus généralement parmi les exilés. Ceux, en tout cas, qui n’ont pas été écrasés de façon définitive dès le départ. Car cela existe également. Je n’ai pas connu la double ou la triple peine que vivent certains exilés qui n’ont pas la possibilité de retrouver la carrière ou la vie qui était la leur dans le pays qu’ils ont quitté.

Vous citez l’écrivain Joseph Brodsky, qui a dit «l’exil est l’ultime leçon d’humilité», et vous ajoutez qu’«avant d’être une leçon d’humilité, l’immigration est une expérience d’humiliation». Que retenez-vous de cette expérience?

C’est une très grande leçon d’humilité, extrêmement douloureuse mais en même temps indispensable. Je l’ai vécue intégralement et je la reconnais aujourd’hui comme telle. Se confronter aux limites de votre propre culture, à la relativité des valeurs que vos parents mais également vous-même portez…, se confronter très tôt à cette expérience vous fait mûrir plus vite. Les premières années où j’étais en France ont été celles, à la fin de la décennie 1990, où la Russie a chuté. Tout ce que la Russie croyait être forcément éternel, indélébile et solide s’est avéré complètement faible, fragile et assez peu prestigieux. Tout s’est écroulé. Je revendique cette expérience. Je reconnais que tout le monde n’y survit pas. Mais ce passage, qu’on appelle aujourd’hui «transclasse», est absolument constitutif de qui je suis désormais. Je n’aurais évidemment pas été la même personne si j’étais restée en Russie. Mais je n’aurais pas été une personne plus riche émotionnellement et intellectuellement, je crois, si je n’avais pas connu cette expérience fondamentale d’humilité. Qui plus est, il y a chez le peuple russe un immense orgueil, une conscience de sa propre grandeur que rien ne peut altérer. C’est pour ça, aussi, que la Russie des exilés, de la littérature des exilés, de l’imaginaire politique des exilés est si différente de celle des Russes du pays. Les choses ne peuvent plus vous apparaître sous le même jour lorsque, de façon très métaphorique et très dramatique, l’entourage vous a marché dessus. On ne regarde plus les faibles de la même manière. C’est cette expérience fondamentale d’humilité, qui passe parfois par l’humiliation, qui manque peut-être aujourd’hui aux Russes de Russie. Et qui fait qu’ils vivent dans un monde un peu parallèle.

Un événement a-t-il servi de déclic pour que vous repreniez à bras-le-corps la question de votre russéité?

Deux événements. Le premier: à la rentrée de septembre 2020, j’ai été chargée de la question des droits humains au cabinet de la maire de Paris, Anne Hidalgo. La guerre en Ukraine a été précédée d’une répression extrêmement forte, avec, notamment, l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, la fermeture de Memorial (NDLR: association de soutien à la mémoire des violations des droits humains dans le passé et de leur défense aujourd’hui), la censure contre les artistes… J’ai été amenée à travailler sur cette actualité. Au départ, je me suis dit que plancher sur la Russie dissidente était comme se préoccuper de la question ouïghour en Chine. Eh bien non, pour moi, ce n’était pas équivalent. Quelque chose, venu du ventre, s’éveillait en moi quand je travaillais sur la Russie, qui faisait que je me sentais particulièrement concernée alors que j’avais pratiqué pendant des années un détachement plus ou moins volontaire à l’égard de la question russe. Et puis, la Russie a envahi l’Ukraine. Ce fut un choc absolu, dont j’ai mis des mois à me remettre. Pour y parvenir, il a fallu reconnaître que j’avais un intérêt à agir dans cette histoire en relation avec l’héritage dont j’avais essayé de me débarrasser et avec ce quelque chose que je portais en moi, ce double rapport entre le collectif, dont on est tributaire sans l’avoir choisi, et son vécu, fait aussi de mes souvenirs d’enfance, de ma langue maternelle russe, de mes souvenirs de la Russie. Tout cela est revenu par vagues et a fait sens. J’ai fini sinon à dompter cet héritage, au moins à le saisir dans l’écriture de ce livre.

© Pascal Ito

Vous écrivez que «la Russie est passée maître dans l’art de mettre la poussière sous le tapis et d’y trouver des AK-47». Quelle est la conséquence de cette attitude?

C’est une posture. Et avant cela, une politique et un état d’esprit propagés par le pouvoir en Russie depuis deux cents ans. A chaque changement de régime, le passé n’existe plus, on construit un homme nouveau. Séparer l’homme de son passé et considérer qu’il est isolé de son environnement mondial et historique, c’est la définition du totalitarisme selon Hannah Arendt (NDLR: philosophe allemande, 1906 – 1975). Ce refus de la mémoire est en fait un refus de reconnaître le mal qui a pu être fait de notre propre main à un niveau individuel et collectif. Le déni est très présent dans les relations sociales en Russie. On ne parle pas des choses, on enterre les secrets de famille. Je trace ce parallèle entre le niveau familial et le niveau intellectuel parce que c’est devenu une culture, comme l’air qu’on respire. Revenir sur son passé, reconnaître sa faute et demander pardon n’a jamais été pratiqué par la Russie. Les Etats-Unis, la France et toutes les grandes puissances coloniales l’ont fait à un moment ou à un autre, avec un degré plus ou moins profond de sincérité: une reconnaissance en responsabilité collective. Ne pas s’y soumettre non seulement maintient les gens dans un état d’inconscience, une sorte d’éternelle enfance, mais sape aussi toutes les initiatives d’introspection de la société civile. C’est particulièrement problématique parce que pareille attitude empêchera peut-être la Russie dans les prochaines années de faire un retour sincère sur la guerre en Ukraine et de reconnaître une responsabilité collective, pas seulement une responsabilité de ses dirigeants. Ce n’est pas que la faute de Poutine. Comme ce n’était pas que la faute de Staline. Il y a une implication du peuple. Le reconnaître ne signifie pas que le peuple est mauvais par définition. C’est acter un fait et pouvoir passer à autre chose. C’est ce que portait l’association Memorial. Elle a toujours été dans le viseur du régime parce qu’elle prône l’inverse philosophique de ce que Poutine assène, le refus de reconnaître que des fautes ont été commises. C’est-à-dire, malheureusement, une «valeur» développée dans le milieu criminel viriliste qui infuse aujourd’hui la société russe jusqu’à l’os et constitue un obstacle à une évolution vers une société plus démocratique et plus humaine.

Les Russes exilés n’ont jamais eu le moindre pouvoir sur le cours des affaires en Russie.

La chape de répression qui frappe la population ne rend-elle pas compliquée une contestation du pouvoir en Russie?

Je n’accuse personne. Je l’ai toujours dit dans toutes mes interventions et je le répète dans ce livre: on ne saura jamais ce que c’est de se faire coffrer en rue pour avoir brandi un panneau avec un slogan même le plus allusif et le plus innocent, d’être emmené au poste de police dans l’ignorance de ce qui arrivera et d’être emprisonné à perpétuité. On ne peut pas reprocher à la population russe de ne pas se soulever et de ne pas combattre Vladimir Poutine, elle n’en a pas les moyens. Elle peut se faire écraser en quelques secondes. En parlant de cet héritage pour les Russes, je parle aussi pour moi. Ce n’est pas parce que je suis capable, aujourd’hui, d’admettre cette tendance russe à cacher la poussière sous le tapis que ce n’est pas une chose contre laquelle je me bats quotidiennement. C’est une démarche de sincérité que celle de l’écriture. Mais j’essaie aussi de comprendre quelles sont les dynamiques politiques, littéraires, intellectuelles, sociales, humaines qui empêchent une population russe disposant de moyens, y compris en exil, d’élever un peu plus la voix. Comment se fait-il qu’on en est arrivé à cette situation où la diaspora iranienne, par exemple, exprime une très forte opposition au régime de Téhéran alors que pour la Russie, c’est toujours plus compliqué, plus mesuré… Je pense qu’une certaine culture empêche aujourd’hui une opposition russe d’être beaucoup plus forte et beaucoup plus massive, aussi désespérée soit-elle.µ

De tous les instruments de répression, la peur représente le meilleur rapport coût-efficacité, écrivez-vous. Est-ce ce que Vladimir Poutine a compris et applique?

Depuis longtemps. L’acte fondateur du pouvoir de Vladimir Poutine, ce sont les explosions dans des immeubles en 1999 (NDLR: quatre attentats, dont deux à Moscou, attribués aux indépendantistes tchétchènes mais sur lesquels pèsent des soupçons d’implication du FSB). C’est effrayant. Dans l’imaginaire collectif, c’est le Bataclan à la puissance 100. C’est sur ces événements et sur la deuxième guerre de Tchétchénie, qu’il engage dans la foulée, que Poutine assoit son pouvoir naissant. Sur cette peur fondamentale de mourir de la main des terroristes… Et cela a fonctionné. Mais cela n’a pas non plus été une marche funéraire. Il a une certaine conception de l’âme humaine. Il a développé des techniques pour tenir le pays en état de sidération et d’action. Mais il les a appliquées très progressivement et avec méthode. En Europe, d’ailleurs, nous ne nous sommes pas beaucoup inquiétés de ce fonctionnement, au-delà des condamnations assez stériles des attaques aux libertés individuelles. Or, il s’agissait d’attaques à ce qui fait une société. Ce qui fait qu’aujourd’hui, on observe un «état de peur détaché». Les gens continuent de vivre comme si de rien n’était. Ils vont au restaurant, en boîte de nuit, etc. La peur est comme un gardien. Elle surgit quand on franchit une ligne rouge. Son niveau est suffisant pour annihiler, chez les personnes pas très politisées comme le sont la plupart des Russes, toute velléité d’action ou de révolte. Il suffit d’emprisonner une centaine d’opposants politiques à perpétuité et les autres ne bougeront pas le petit doigt.

(1) De l’inconvénient d’être russe, par Diana Filippova, Albin Michel, 208 p.
(1) De l’inconvénient d’être russe, par Diana Filippova, Albin Michel, 208 p. © National

L’exil de nombreux jeunes, n’est-ce pas un élément qui, à terme, peut fragiliser la Russie et le régime?

Vladimir Poutine a laissé les gens partir librement. A aucun moment, il n’a essayé de retenir ceux qui se trouvaient dans les files de véhicules à la frontière avec la Géorgie. Pour lui, perdre un million de personnes que nous, nous considérons comme les forces vives de la nation parce que beaucoup sont jeunes, c’est se débarrasser de potentiels éléments perturbateurs susceptibles de faire de la politique, d’organiser des manifestations… Il préfère qu’ils aillent faire leur vie ailleurs et qu’ainsi, ils soient empêchés d’exercer le moindre petit pouvoir sur la Russie. C’est ce qui s’est passé tant avec les Russes blancs qui ont fui en Europe pendant la révolution de 1920 qu’avec ceux qui ont rejoint les Etats-Unis et l’Europe à partir des années 1970. Ces personnes n’ont jamais eu le moindre pouvoir sur le cours des affaires en Russie. Ils peuvent tenir un discours en faveur de la démocratie, cela n’a aucun effet. Pour illustrer cette séparation entre la Russie de l’intérieur et les Russes à l’étranger, il suffit d’observer l’indifférence totale du pouvoir sur ce qui est raconté sur la Russie dans toute autre langue que le russe. Tous ces livres qui sont publiés en anglais, en français… ne sont pas du tout considérés comme un problème. Au contraire, pour le régime de Moscou, ils renforcent l’idée que quand vous êtes à l’étranger, vous êtes un ennemi. Autrement dit, on ne peut être Russe qu’en étant en Russie, en parlant russe et en reproduisant un modèle culturel qui se referme de plus en plus sur lui-même.

Pour vous, cette guerre, paradoxalement, n’amorce-t-elle pas un mouvement de réconciliation avec la Russie?

Je crois que je ne serai jamais réconciliée avec ce qui se passe en Russie. Je trouverai toujours inacceptable et anormal ce qu’il s’y passe. C’est une question de dignité morale. Il n’est pas normal que ce grand pays qui a les ressources d’avoir un régime démocratique à sa hauteur et des libertés à la hauteur de son peuple et de son histoire en soit arrivé à cette horreur qui l’emmène dans le mur et qui détruit tout ce qu’il a construit de bon. Là où une réconciliation s’opère dans mon cheminement personnel, c’est qu’après avoir vécu des années comme si la situation russe ne me concernait pas, j’ai accepté de regarder la poussière sous le tapis. Dans mon travail littéraire, je sais aujourd’hui ce que je dois, éternellement, à la littérature russe qui a animé mes journées et mes nuits quand j’étais enfant. En faisant la paix avec cela, je peux plus tranquillement m’adonner à mon travail en langue française, ma langue de choix, sans être dans la tension et l’intranquillité que je ressentais auparavant, y compris dans ma vie quotidienne. J’ai réussi à sortir de la dissociation entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’intime et le collectif, et à tracer avec l’héritage russe un trait, pas un trait d’union, mais un trait de correspondance, de résonance et d’analogie. Un cheminement est en train de s’opérer qui noue plutôt qu’il dénoue, comme c’était le cas par le passé, mon rapport à la Russie.

Bio express

1986

Naissance, le 6 mars, à Moscou.

1994

Arrivée en France.

2011

Travaille au ministère français de l’Economie et des Finances.

2013-2016

Porte-parole de l’association d’économie collaborative Ouishare.

2018

Cofondatrice du mouvement Place publique avec, notamment, Raphaël Glucksmann.

2020

Conseillère au cabinet d’Anne Hidalgo, maire de Paris, en charge de l’égalité femme-homme, des droits humains, de l’innovation et du numérique.

2021

Publie son premier roman L’Amour et la Violence (Flammarion).

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