Deux ans de guerre en Ukraine: comment le doute a succédé à l’exaltation
Le conflit en Ukraine vu depuis le terrain révèle l’élan de solidarité, la conviction de la victoire, puis les inquiétudes d’une population devenue pleinement européenne.
«La plupart des gens de ma petite ville qui ont rejoint l’armée se sont retrouvés dans une brigade d’assaut. Beaucoup ne sont plus parmi nous. Grâce à eux, à tous ceux qui ne se sont pas enfuis, et ont répondu présent, nous tenons depuis si longtemps face aux Ténèbres.» Deux ans après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie – les Ténèbres –, les Ukrainiens doivent se raccrocher à des acquis comme celui-là, rappelé par l’écrivain Artem Chapeye dans Les Gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes (1), pour éviter de sombrer. Les derniers développements du conflit, il est vrai, ne leur sourient guère: conquête de la localité d’Avdiivka par l’armée russe, défaillance des Européens dans la fourniture de munitions, refus des républicains américains de concéder une nouvelle aide, omnipotence en apparence inébranlable du pouvoir russe qui s’autorise à éliminer son principal opposant…
Mais comme le clame l’écrivain déployé sur le front, l’Ukraine, au vu de ce qu’elle a montré au monde après le 24 février 2022, ne peut pas se départir, du jour au lendemain, du courage et de la solidarité qu’elle a manifestés. Et ça, elle le doit aux généraux, aux officiers, aux soldats sur le front mais aussi aux centaines de milliers de «petites mains» qui se sont engagées depuis 24 mois pour défendre la patrie.
Espoirs et déceptions
«Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un homme qui n’a jamais, ne serait-ce qu’un jour, pensé prendre les armes? […] Que se passe-t-il dans sa tête? Cela fait deux ans que j’y pense, deux ans dans l’armée. Je déroule la pelote, je démêle. Mais je ne comprends toujours pas jusqu’au bout», lâche Artem Chapeye. «La guerre est […] un opérateur d’intensification. Elle intensifie les liens, la consistance affective, la codépendance des corps», tente comme explication, au-delà de l’élan patriotique, l’anthropologue Romain Huët dans La Guerre dans la tête (PUF, 2024). «Les milieux combattants, où les solidarités sont très fortes, donnent cette impression d’approcher une totalité sociale, une force commune, un corps politique extrêmement cohésif qui est source d’exaltation et de fascination collective», complète-t-il. Et, en Ukraine, une forme de miracle s’est produit. «Nous étions un peuple dont tout le monde attendait la désertion et la chute en trois jours. Nous sommes aujourd’hui un peuple qu’on essaie de convaincre de se montrer “moins maximaliste” dans ses objectifs», se défend Artem Chapeye.
Les espoirs ont été si grands après la résistance aux troupes russes dans la région de Kiev dans les premières semaines du conflit, puis après la reconquête de territoires dans les zones de Kharkiv et de Kherson à l’automne 2022 que, bien évidemment, l’absence d’avancées militaires depuis plus d’un an, voire le recul en certains endroits de la ligne de front, à Bakhmout ou Avdiivka, inquiètent. «Une guerre qui dure habitue à la démoralisation, témoigne Romain Huët, qui a mené des “enquêtes au ras-du-sol” en Syrie et en Ukraine. Elle rétrécit les horizons. La seule chose qui importe est de conserver le bout de terre conquis il y a quelques mois. On ne s’exalte pas à propos d’un bout de terre.» Quoique. La volonté de la plupart des Ukrainiens de retrouver la pleine souveraineté de leur territoire est telle que l’avancée kilomètre carré par kilomètre carré peut continuer à motiver les soldats et les volontaires.
Nouvelle mobilisation en Ukraine
Cette aspiration peut-elle pour autant contrer l’inévitable «fatigue de la guerre»? «Que signifie la “fatigue de la guerre”? Qu’est-ce que cela implique? Quelles sont les possibilités?, rétorque, incrédule, Artem Chapeye. Je n’ai pas vraiment envie de plonger dans l’histoire de l’Ukraine, mais les options sont simples: ou bien on se défend aujourd’hui, avec tous les sacrifices que cela implique, ou bien on reste la colonie d’un empire encore un siècle. Tout le monde ne pourra pas s’enfuir. Si nous nous rendons, on fera de nous ce qu’on voudra, comme aujourd’hui la Chine avec les Ouïgours.» Mais l’écrivain-soldat doit bien le reconnaître: «Les premiers jours de la guerre, les gens s’entraidaient, ils étaient incroyablement bienveillants. […] Les premières semaines, on croyait qu’on était tous dans le même bateau. Cependant, des personnes différentes, tout naturellement, ont fait des choix existentiels différents. Désormais, je dois fournir un effort pour retrouver mes sentiments d’amour et de solidarité [les premiers jours du conflit]»…
Un projet de loi est en discussion à Kiev pour opérer une nouvelle mobilisation. La définition de ses contours fait débat. Et en prévision de son entrée en vigueur, des informations font état des manœuvres mises en place par certains pour y échapper. Cette fuite devant ses responsabilités rejoint le sentiment exprimé par Artem Chapeye que la guerre est «inégalitaire» et que le poids le plus lourd pèse sur les épaules des gens simples.
Du sang et des larmes
Artem Chapeye était pacifiste, il a rejoint l’armée. Olesya Khromeychuk, directrice de l’Institut ukrainien de Londres, était antimilitariste, elle s’est «militarisée». Elle l’explique dans La Mort d’un frère (2), récit du décès, sur le front de la guerre au Donbass en 2017, de Volodya, aîné de la fratrie de trois enfants, et de ses conséquences. «Fracture du crâne provoquée par un éclat d’obus. Compression cérébrale. Blessures mortelles reçues dans le cadre des opérations militaires. Les blessures et la cause de la mort sont liées à la défense de la patrie», rapporte à son propos le rapport de la commission médicale. «A mesure que les Ukrainiens perdaient des vies dans leur combat pour l’intégrité territoriale, ils y gagnaient une vision de plus en plus claire du pays qu’ils étaient en train de construire avec du sang, de la sueur, et des larmes», veut croire alors l’historienne. Des dizaines de milliers de morts plus tard (le bilan des pertes ukrainiennes en deux ans oscille entre 10 500 et 50 000 morts), la détermination des Ukrainiens est ébranlée. Mais ont-ils un autre choix que le combat?
Boutcha, le 2 avril 2022
Incapables de transformer leur attaque du 24 février en victoire, les troupes russes se retirent de la région du nord de Kiev début avril. A Boutcha, Borodianka et Irpin, sont mis au jour des massacres de civils, constitutifs de crimes de guerre.
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