Beaucoup de détenues âges de la prison d’Iwakuni au Japon s’y sentent à l’aise. © Shiho Fukada/DER SPIEGEL

Détention des seniors au Japon: pourquoi de plus en plus de femmes âgées se retrouvent derrière les barreaux

Au Japon, les prisons accueillent de plus en plus de femmes âgées, souvent condamnées pour de petits délits, comme le vol à l’étalage. Derrière les barreaux, elles trouvent ce qui leur manque ailleurs: un quotidien structuré et une communauté.

Hanayo Tomita se souvient parfaitement de son premier vol à l’étalage. Elle décrit avec précision comment elle a glissé le livre de mots croisés dans son sac au supermarché, comment son cœur s’est emballé en se dirigeant vers la sortie. Et puis, la voix du vigile: «Excusez-moi, madame, vous avez pris quelque chose». Un ton poli, adapté aux circonstances: après tout, elle avait déjà 72 ans à l’époque. Dans son portefeuille, les 500 yens nécessaires pour payer le livre – environ trois euros. «J’aurais pu le payer, dit Tomita. Mais je ne voulais pas».

Elle est assise sur les talons, le dos bien droit, dans une salle recouverte de tatamis du centre pénitentiaire pour femmes d’Iwakuni, une petite ville du sud du Japon. Sa veste de survêtement tombe mollement sur ses épaules frêles. Aujourd’hui, Tomita a 85 ans. Et elle est incarcérée pour la troisième fois pour vol à l’étalage. Sa dernière infraction? Elle a emporté quelques rouleaux de maki et des boîtes de poisson en conserve. Un gardien est appuyé contre le mur, écoutant en silence. Par les fenêtres, le soleil projette des rectangles lumineux sur le sol. Les vitres sont barrées de grilles métalliques.

Depuis neuf mois, Tomita – qui en réalité porte un autre nom – vit dans cette prison, où le quotidien est réglé dans les moindres détails, jusqu’aux étendoirs à linge dans la cour, enfermés derrière des clôtures. Elle garde d’abord les yeux baissés. Puis, elle semble prendre plaisir à raconter son histoire. «En tout cas, je suis contente d’être encore en forme», dit-elle. Certaines ici ont de vrais problèmes, ajoute-t-elle en tapotant sa tempe. Les mots croisés, c’est bon contre la démence».

Au Japon, on constate un phénomène inattendu: une hausse de la criminalité des personnes âgées. C’est précisément dans la société japonaise, pourtant respectueuse des lois, que la part des criminels âgés augmente. Aujourd’hui, un tiers des détenues sont des femmes retraitées, alors qu’elles ne représentaient que 10% il y a 20 ans. La salle où Hanayo Tomita reçoit ses visiteurs était autrefois destinée aux mères détenues et à leurs nouveau-nés. «Je n’ai jamais vu de bébé ici, confie un gardien, mais de plus en plus de retraitées». À Iwakuni, la plus vieille prisonnière a 95 ans.

Des criminelles à l’image des grands-mères

Ces criminelles sont des grand-mères ayant volé au supermarché une bouteille de cola, un paquet de nouilles, une barquette de fraises. Environ 70 % des femmes âgées incarcérées l’ont été pour vol à l’étalage. Comment en est-on arrivé à ce que la presse japonaise appelle la «vague de criminalité grise»? S’agit-il de pauvreté, d’ennui ou de solitude?

Selon la loi japonaise, un simple vol à l’étalage peut mener en prison. La peine encourue peut aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement ou une amende pouvant atteindre 3.000 euros. Un premier avertissement est généralement donné. Si le vol se répète, une amende est infligée. Au-delà de six arrestations, une peine de prison est prononcée, souvent d’un à deux ans. Hanayo Tomita, elle, a été condamnée à un an et quatre mois de détention.

Comme beaucoup de Japonaises âgées, elle perçoit une faible pension, ayant été femme au foyer ou ayant exercé des emplois mal rémunérés. Elle touche environ 580 euros par mois. Mais elle affirme ne pas avoir volé par nécessité. Elle décrit une vie où la joie avait disparu, où les jours se fondaient les uns dans les autres. Voler, c’était excitant. Un défi qu’elle se lançait à elle-même. Elle vivait seule, comme beaucoup de femmes de sa génération. Sa famille s’était dispersée. «Il y a longtemps qu’on n’a plus besoin de nous», dit-elle.

Tomita, 85 ans, en prison pour avoir volé des makis, des sushis et des conserves de poisson.
© Shiho Fukada/DER SPIEGEL

Une vie de travail acharné

Tomita raconte avoir toujours travaillé dur. Quand son fils avait cinq ans et sa fille trois ans, son mari est parti un matin et n’est jamais revenu. «Il ne m’a laissé que ses dettes». A partir de ce jour, elle se levait à trois heures du matin pour distribuer des journaux, avant d’enchaîner avec un travail à la chaîne dans une aciérie. Sa mère s’occupait des enfants. Ce n’était pas une vie pour ses propres rêves, mais une vie consacrée aux rêves de la génération suivante. Son fils a fait des études, il a enseigné la sociologie à l’université. Plus tard, elle a monté un service de soins à domicile, mais s’est endettée. Puis, sa vie est devenue silencieuse. «Certains jours, je ne prononçais presque pas un mot», raconte Tomita. Elle ne parlait plus à ses amis, par honte de ses dettes. Le lien avec ses enfants s’est effiloché, ils venaient de moins en moins souvent. A-t-elle des petits-enfants? «Je ne sais pas».

La société a exigé beaucoup des Japonaises de cette génération. Mais personne ne semble s’être demandé ce qu’il adviendrait d’elles une fois âgées. Comment doivent-elles vivre? Qui s’occupera d’elles lorsqu’elles ne seront plus autonomes ou qu’elles ne voudront plus être seules? Le mari est souvent déjà décédé ou, comme dans le cas de Tomita, a disparu. Elles ne veulent pas être un fardeau pour leurs enfants adultes, et préfèrent se retirer, plutôt que de demander de l’aide. Et elles sont de plus en plus nombreuses dans ce cas.

L’espérance de vie des femmes au Japon est de 87 ans, contre 81 ans pour les hommes. Le gouvernement a pris conscience depuis longtemps que le vieillissement de la population était inéluctable. Mais il n’a toujours pas de réponse à la plus grande question sociétale actuelle: comment organiser et financer la vieillesse pour qu’elle se termine dans la dignité – et non en prison, faute d’alternative? Ce qu’il faut, ce sont des lieux où ces femmes peuvent se retrouver et vivre ensemble, comme des résidences pour seniors. Mais il n’y en a pas assez. Depuis des années, le nombre de personnes âgées vivant seules ne cesse d’augmenter. D’ici 2030, cela pourrait concerner une personne sur deux.

J’avais enfin trouvé quelque chose pour combler mon vide intérieur. Pendant un instant, j’étais heureuse.

Une détenue de 86 ans

Quand voler rend heureux

Pour certaines, voler est une échappatoire à l’isolement. Un instant de bonheur dans un quotidien où les moments de joie ont disparu. C’est ainsi que de nombreuses femmes incarcérées le ressentent. Il y a cette femme de 77 ans, tout juste sortie de prison, qui avait volé du sashimi. «Voler me donnait l’impression d’avoir accompli quelque chose. Puis venait la honte». Ou encore cette femme de 86 ans, condamnée pour avoir dérobé six tomates cerises et une botte d’épinards. «J’avais enfin trouvé quelque chose pour combler mon vide intérieur. Pendant un instant, j’étais heureuse».

Beaucoup de ces femmes sont des récidivistes, comme Hanayo Tomita. Au début, l’idée d’aller en prison l’effrayait. «Mais j’ai fini par me rendre compte que ce n’était pas si terrible». Derrière les murs de la prison d’Iwakuni, on aperçoit les toits en tuiles des maisons voisines. Au loin, les montagnes s’élèvent. Mais Tomita ne rêve pas du monde extérieur. Elle se sent bien ici. Elle partage sa cellule avec trois femmes plus jeunes. «Chez moi, j’avais un toit au-dessus de la tête, oui. Mais savez-vous ce que je n’avais pas? Des conversations.» 

En prison à 88 ans pour avoir volé un porte-monnaie. © Shiho Fukada/DER SPIEGEL

Le quotidien est structure: 6h30 réveil, 7h10 petit-déjeuner, 7h40 début du travail. Tomita fabrique des flèches décoratives, vendues comme porte-bonheur dans les sanctuaires. Elles sont censées chasser les mauvais esprits. Dans l’atelier, une odeur de bois flotte dans l’air. Tomita travaille pendant quatre heures le matin et quatre autres heures l’après-midi. Le travail est obligatoire dans les prisons japonaises. Certains dénoncent du travail forcé, puisque les produits fabriqués sont ensuite vendus. Mais Tomita, elle, apprécie cette activité manuelle. «Je ne savais même pas que j’aimais bricoler». Pour beaucoup, la prison semble être un meilleur endroit où vivre, explique une gardienne. «Tadaima», lui a dit une vieille femme en franchissant le portique de sécurité pour retourner en détention. Ce qui signifie: «Je suis à la maison». «Ces femmes âgées reçoivent trois repas par jour, ont des horaires de bain réguliers et bénéficient de soins médicaux. Tout cela sans dépenser un yen».

Des prisons adaptées au vieillissement

Comme le reste de la société, les prisons japonaises doivent désormais s’adapter aux seniors. Des déambulateurs sont mis à disposition, les salles de bains sont réaménagées, des rampes sont installées. Les gardiens ont parfois l’impression d’être des aides-soignants. A Iwakuni, le médecin de la prison consulte quatre fois par semaine. Il parle dans un micro, qui amplifie sa voix à travers un petit haut-parleur pour que les détenues âgées puissent mieux l’entendre. Certaines montrent des signes de démence, d’autres souffrent de dépression, explique-t-il. «D’autres encore se plaignent de mal dormir. Elles aiment aussi râler sur leurs codétenues». Une prison qui ressemble à une maison de retraite. «J’ai commandé quatorze déambulateurs ces dernières années, raconte-t-il, presque exaspéré. Quand j’ai commencé ici il y a 20 ans, nous n’en avions pas un seul. Et regardez ça!» Il ouvre la porte d’un placard, rempli de paquets de protections contre l’incontinence. «C’est de plus en plus une maison de retraite», soupire une infirmière dans le couloir. »

Ces femmes âgées reçoivent trois repas par jour, ont des horaires de bain réguliers et bénéficient de soins médicaux. Tout cela sans dépenser un yen.

Une gardienne de prison

À Iwakuni, plus d’une douzaine de femmes ont droit à des repas spécifiques, car elles n’ont plus la force de mâcher correctement. Au petit-déjeuner, elles reçoivent du congee, une bouillie de riz. Le pain blanc est découpé en petits morceaux, et lorsqu’il y a du poisson, les arêtes sont retirées.

Face au vieillissement des prisons, le Japon a révisé son système pénitentiaire. Jusqu’ici, les prisons japonaises étaient loin d’être réputées pour leur clémence. Amnesty International dénonçait un régime sévère et des brimades. La loi pénitentiaire, qui date de 1907, reposait sur le principe que la discipline et le travail permettaient de réinsérer les criminels dans la société. Désormais, l’accent est mis sur la réinsertion plutôt que sur la punition. Cette réforme s’explique aussi par le vieillissement de la population carcérale. Dès juin prochain, le travail obligatoire en prison sera supprimé. Désormais, les détenus ne seront tenus de pratiquer que des activités adaptées à leur condition physique et mentale.

Dans la prison pour femmes de Tochigi, en Japon central, l’adaptation au vieillissement des détenues est déjà en place. Les prisonnières fragiles y bénéficient de soins et d’une prise en charge spécifique. Pour les rejoindre, il faut passer devant le bâtiment de la blanchisserie, peint en rose. Des détenues y étendent des pantalons en coton, des pulls et des soutiens-gorge pour les faire sécher. Elles s’occupent aussi des parterres de roses. D’autres sont affectées à la couture, réalisant des tabliers, des chapeaux et des peluches en tissu.

Mais certaines vieilles détenues ont la vue trop basse. D’autres ne peuvent plus plier les doigts, à cause de l’arthrite. Certaines n’arrivent plus à suivre les consignes. Les surveillantes leur ont donc attribué d’autres tâches et leur font compter des feuilles de papier. Encore et encore.

Mais c’est différent aujourd’hui. Ce matin d’automne, dans une salle baignée de lumière au premier étage, six femmes aux cheveux gris sont penchées sur leurs tables. Elles plient des fleurs en papier. Le silence est tel qu’on entend les oiseaux chanter dehors. Sur un mur, des cartes suspendues portent des vœux. L’une des détenues a écrit: «Je veux rentrer chez moi, mes chats me manquent». Une autre: «J’aimerais une pastèque». Une gardienne passe de table en table et distribue des feuilles. «Ici, vous écrivez la date», dit-elle à une femme, affaissée dans son fauteuil roulant. «Que dois-je écrire?»  «La date, s’il vous plaît», répond la gardienne, puis plus fort: «Le jour et le mois». «Janvier?» «Non, pas janvier. Nous sommes en octobre.» «Déjà octobre?»

Une retraitée en route vers sa cellule: les gardiens se sentent parfois comme des infirmières en gériatrie.
© Shiho Fukada/DER SPIEGEL

Les femmes présentes dans cette pièce souffrent toutes de démence, à différents stades. Elles sont incarcérées pour vol à l’étalage. Mais au lieu de travailler, elles passent leur temps à plier des étoiles en origami, à jouer à des jeux de devinettes simples, ou à chanter des chansons. La gardienne se penche doucement vers la détenue en fauteuil roulant et lui murmure: «Ne vous endormez pas». En réalité, la prison de Tochigi aurait besoin de plus de personnel qualifié pour s’occuper des nombreuses détenues âgées: des assistantes sociales, des aides-soignantes et des thérapeutes. Mais dans une société japonaise vieillissante, ce problème dépasse largement les murs de la prison. Les couples font de moins en moins d’enfants, et le manque de personnel qualifié touche tout le pays.

La peur du monde extérieur

L’idée de devoir se débrouiller seules à l’extérieur angoisse de nombreuses détenues âgées. «Je remarque à quel point ces femmes deviennent nerveuses à l’approche de leur libération», explique une assistante sociale de la prison de Tochigi. Elle leur indique où et comment obtenir de l’aide. «Elles doivent se sentir à nouveau précieuses et estimées, dit-elle. Elles ont besoin d’un endroit où elles puissent se sentir chez elles. Et cet endroit ne peut pas être la prison».

Beaucoup n’ont plus de contact avec leurs proches, souvent par honte de leur passé carcéral. Les enfants de Hanayo Tomita, par exemple, ne lui rendent jamais visite. Elle a même demandé à son avocat de ne pas leur dire où elle se trouvait. «Mes deux enfants sont fonctionnaires», explique-t-elle. Je ne veux pas leur faire honte». Mais ignorent-ils réellement où leur mère est incarcérée? Le gardien en doute. «Ce qu’elle raconte, c’est sa version de l’histoire. Ces vieilles dames ne livrent pas tous leurs secrets». «Peut-être, réfléchit Hanayo Tomita, appellerai-je un jour mes enfants pour leur dire où j’ai passé ces dernières années». Il lui reste sept mois de détention. À sa libération, elle aura 86 ans. Elle semble prendre une décision, du moins l’espace d’un instant, devant témoin. «Quand je sortirai, je ne volerai plus jamais. C’était ma dernière fois en prison», dit-elle, levant son petit doigt en signe de promesse. «Promis!»

Reportage depuis Iwakuni et Tochigi par Katharina Graça Peters, photos de Shiho Fukada pour Der Spiegel

 

 

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