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Desmond Tutu, la conscience de l’Afrique du Sud (portrait)

Le Vif

Il était un rire, une énergie et surtout une conscience. L’ancien archevêque sud-africain Desmond Tutu est décédé dimanche à 90 ans, au terme d’une vie de combat, d’abord contre l’apartheid puis pour la réconciliation de son pays et la défense des droits de l’Homme.

Jusqu’à son dernier souffle, le prix Nobel de la paix a imposé sa petite silhouette ronde et son franc-parler légendaire pour dénoncer les injustices et écorner tous les pouvoirs, quels qu’ils soient. Affaibli, depuis quelques temps il ne parlait plus en public. Mais il saluait les journalistes, sourire ou regard malicieux, à chacune de ses sorties récentes, lors de son vaccin contre le Covid ou d’un office pour ses 90 ans. « C’est un grand privilège, un honneur que les gens pensent que votre seul nom peut changer les choses », confiait à l’AFP le prêtre anglican en 2011.

S’ils ont inspiré les foules, les engagements de Desmond Tutu ont aussi beaucoup irrité. Son église anglicane par exemple, quand il défendait les droits des homosexuels (« je ne pourrais pas vénérer un Dieu homophobe ») ou, plus récemment, le droit de mourir dignement. La Chine aussi, chaque fois qu’il prenait partie pour le Dalaï Lama. Ou encore les gouvernements sud-africains successifs, dont il a dénoncé les turpitudes. Même son ami Nelson Mandela n’a pas échappé à ses foudres. A son arrivée au pouvoir en 1994, Tutu a reproché à son Congrès national africain (ANC) une mentalité de « profiteur ». Ses convictions étaient fermes, mais « the Arch », un de ses surnoms, les a toujours défendues avec une joyeuse exubérance. Volontiers blagueur, y compris à ses dépens, il n’hésitait pas à agrémenter ses harangues de quelques pas de danse et d’un rire proche du gloussement devenu sa marque de fabrique.

‘Nation arc-en-ciel’

Desmond Tutu a acquis sa notoriété aux pires heures du régime raciste de l’apartheid. Alors prêtre, il organise des marches pacifiques contre la ségrégation et plaide pour des sanctions internationales contre le régime blanc de Pretoria. Seule sa robe lui épargnera la prison. Son combat non-violent est couronné du prix Nobel de la paix en 1984.

A l’avènement de la démocratie dix ans plus tard, celui qui a donné à l’Afrique du Sud le surnom de « Nation arc-en-ciel » préside la Commission vérité et réconciliation (TRC) qui, espère-t-il, doit permettre au pays de tourner la page de la haine raciale. « Je marche sur des nuages. C’est un sentiment incroyable, comme de tomber amoureux », confie-t-il. « Nous, Sud-Africains, allons devenir le peuple arc-en-ciel du monde ». Ses espoirs sont vite déçus.

Desmond Tutu, la conscience de l'Afrique du Sud (portrait)
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La majorité noire a acquis le droit de vote, mais reste largement pauvre. Fidèle à ses engagements, le « curé » du Cap devient alors le pourfendeur des dérives du gouvernement de l’ANC, à commencer par les errements de l’ancien président Thabo Mbeki dans la lutte contre le sida. En 2013, il promet même de ne plus jamais voter pour le parti qui a triomphé de l’apartheid. « Je n’ai pas combattu pour chasser des gens qui se prenaient pour des dieux de pacotille et les remplacer par d’autres qui pensent en être aussi », déplore Tutu.

‘Témérité’

Inlassable militant de l’unité raciale, il ne craint pas en 2011 de proposer une taxe sur la richesse des seuls Blancs pour corriger les inégalités. « Ils ont profité de l’apartheid », plaide-t-il. A l’étranger, on le voit aussi sur tous les théâtres de conflits, RDCongo, Soudan, Kenya ou Palestine. Il appelle à juger les dirigeants occidentaux pour la guerre en Irak.

Desmond Tutu, la conscience de l'Afrique du Sud (portrait)
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Chemin faisant, il gagne le coeur de nombreuses personnalités. Le Dalaï Lama en fait son « frère aîné spirituel », le président américain Barack Obama « un symbole de gentillesse et de paix ». Et le dernier président sud-africain blanc Frederik de Klerk confessait « un immense respect pour sa témérité ».

Nelson Mandela en faisait même un saint. « Dieu attend l’archevêque, il va l’accueillir à bras ouverts », écrit-il. « Si Desmond arrive au paradis et se voit refuser l’entrée, alors aucun de nous n’y entrera ». A l’inverse, l’ancien président zimbabwéen Robert Mugabe, dont il a étrillé la dérive dictatoriale, le taxait de « méchant petit homme en robe ». Quand on l’interrogeait sur sa célébrité, l’archevêque souriait. Et remerciait sa famille de l’aider à garder les pieds sur terre.

« Ma femme a mis une pancarte dans notre chambre, qui dit +tu as le droit d’avoir tes opinions erronées+ », racontait-il. « Ils sont là pour dégonfler la haute opinion que j’ai de moi-même! »

Le rêve inachevé de Tutu, réconcilier victimes et bourreaux de l’apartheid

16 avril 1996. Au deuxième jour des audiences de la Commission vérité et réconciliation chargée d’enquêter sur les crimes commis sous l’apartheid, Desmond Tutu plonge sa tête couverte de sa fameuse calotte violine dans ses mains et fond en larmes. Face à lui, un ancien détenu politique de la célèbre prison Robben Island, Singqokwana Ernest Malgas, en chaise roulante. A l’archevêque qui préside la Commission (TRC), il raconte les tortures infligées par la police. Pendu par les pieds, un sac sur le visage, le corps suspendu… Pour la première et unique fois de sa longue carrière d’homme public, Desmond Tutu craque, en direct, devant les caméras. « Ce n’était pas juste », dira-t-il plus tard. « Les médias se sont focalisés sur moi au lieu de se concentrer sur les sujets légitimes ». De 1996 à 1998, les audiences de la TRC ont saisi d’effroi tout le pays. Réunis tous les dimanches soirs devant une télé ou autour d’une radio, les Sud-Africains suivent le compte-rendu hebdomadaire, souvent insoutenable. Beaucoup découvrent l’horreur et la brutalité du régime raciste blanc, tombé en 1994 avec l’élection présidentielle de Nelson Mandela. Pendant deux ans, militants noirs et fonctionnaires de l’appareil sécuritaire blanc, tortionnaires, victimes et proches de disparus défilent à la barre de la Commission. Le « président » Tutu écrira dans son épais rapport en sept volumes avoir voulu en faire un « espace où les victimes pouvaient partager l’histoire de leur traumatisme avec la nation ».

Le principe de la TRC est révolutionnaire. Bourreaux et donneurs d’ordre qui le souhaitent y avouent leurs crimes. En échange, ils obtiennent une amnistie. Mais à une condition. Le président Tutu insiste pour que la réconciliation et le pardon ne soient accordés qu’après révélation pleine et entière des faits. Contrairement aux juges du régime nazi, ceux de l’apartheid ne sont pas là « pour juger de la moralité des actions commises, mais pour agir telle une chambre d’incubation, en vue de la guérison nationale, la réconciliation et le pardon », plaide Desmond Tutu. La pilule est très dure à avaler pour nombre d’observateurs et de victimes. Mais Tutu réfute une justice qui ne serait conçue que comme « une vengeance et une punition par nature ». Lui prône « une justice qui ne s’intéresse pas tant à punir qu’à corriger les déséquilibres et rétablir des relations brisées ». « Quelle que soit la douleur de l’expérience, les plaies du passé ne doivent pas suppurer », insiste-t-il. « Elles doivent être ouvertes. Nettoyées. Et il faut y appliquer du baume pour qu’elles guérissent ». Sa vision est loin d’être partagée. « Certain ont jugé que l’amnistie était bon marché », a déploré l’ex-commissaire de la TRC Dumisa Ntsebeza, proche de Tutu. « Comment ça, bon marché? Simplement parce que les gens n’allaient pas en prison? », s’emportait l’avocate auprès de l’AFP en 2015. « Dans une démarche d’amnistie, vous dites ce que vous avez fait et en détail. Cela sort de votre bouche. Ca ne partira plus. C’est une condamnation à vie ». Mais la vision défendue par Tutu, d’un pays qui sortirait grandi des séances de psychanalyse collective imposées par sa Commission, a rencontré ses limites. Après la publication de son rapport, le gouvernement n’a suivi que peu de ses recommandations.

Desmond Tutu
Desmond Tutu© REUTERS

Aucune des personnes exclues du champ de l’amnistie, faute d’avoir révélé la totalité de ses actes ou prouvé que ses crimes étaient politiquement motivés, n’a été poursuivie devant un tribunal. Et les officiers ou cadres qui ont choisi de ne pas passer aux aveux n’ont pas non plus été traduits en justice. Desmond Tutu ne s’est pas privé de leur reprocher, sans détour. « La façon dont on gère la vérité une fois qu’elle a été dite définit le succès du processus. C’est là que nous avons tragiquement échoué », a-t-il amèrement regretté en 2014. L’Afrique du Sud était un patient malade mais son gouvernement a refusé de lui prescrire un traitement plus lourd avant sa complète guérison, écrira-t-il. « Notre âme en reste très troublée ». Ses proches sont moins durs avec l’oeuvre de la Commission. « Elle est inachevée », reconnaît Dumisa Ntsebeza. « Mais je pose la question: peut-on imaginer une Afrique du Sud sans elle ? ».

Vitalité stupéfiante

Desmond Tutu est né le 7 octobre 1931 dans l’anonymat de Klerksdorp, petite cité minière au sud-ouest de Johannesburg. Enfant, il souffre de poliomyélite. Marqué par cette expérience, il veut devenir médecin mais y renonce faute de moyens. Il sera enseignant, avant de démissionner pour protester contre l’éducation de moindre qualité réservée aux Noirs et d’entrer au séminaire.

Ordonné prêtre à 30 ans, il étudie et enseigne au Royaume-Uni et au Lesotho, puis s’établit à Johannesburg en 1975. Avant d’être nommé archevêque du Cap et chef de la communauté anglicane de son pays. Il était marié depuis 1955 à Leah, dont il a eu quatre enfants.

Malgré un cancer de la prostate diagnostiqué en 1997 et plusieurs séjours à l’hôpital, cet homme d’une vitalité stupéfiante ne s’est retiré que très progressivement de la vie publique, partageant un compte Twitter avec sa fille Mpho, qui dirige sa Fondation. Jusqu’au bout, il s’est accroché à son rêve d’une Afrique du Sud multiraciale et égalitaire.

A la mort de Nelson Mandela en 2013, Desmond Tutu avait réveillé une cérémonie officielle bien ennuyeuse en faisant hurler un puissant « oui » à la foule après lui avoir lancé « nous promettons à Dieu que nous allons suivre l’exemple de Nelson Mandela! »

Desmond Tutu en quelques bons mots et formules choc

L’archevêque anglican Desmond Tutu, décédé dimanche, était un homme de foi et de convictions, mais aussi de mots. Il maniait aussi bien l’humour que la colère pour faire passer ses valeurs et ses indignations.

Voici quelques-unes de ses citations les plus connues:

– « Soyez gentils avec les Blancs, ils ont besoin de vous pour redécouvrir leur humanité ».

(Octobre 1984, aux pires heures de l’apartheid)

– « C’est l’histoire d’un Zambien et d’un Sud-Africain qui discutent. Le Zambien vante son ministre de la Marine. Le Sud-Africain demande: « mais, vous n’avez pas de marine, pas d’accès à la mer, comment pouvez-vous avoir un ministère de la Marine? Et le Zambien de rétorquer: « et vous, en Afrique du Sud, vous avez bien un ministère de la Justice, non? »

(Discours d’attribution du prix Nobel, 11 décembre 1984)

– « Pour l’amour de Dieu, est-ce qu’ils vont entendre, est-ce que les Blancs vont entendre ce que nous essayons de dire? S’il vous plaît, la seule chose que nous vous demandons, c’est de reconnaître que nous sommes humains, nous aussi. Quand vous nous écorchez, nous saignons, quand vous nous chatouillez, nous rions ».

(Discours demandant des sanctions contre l’Afrique du Sud, janvier 1985)

– « Votre président est un désastre en ce qui concerne les Noirs. Je suis très fâché. L’Occident peut aller au diable. Les syndicats noirs appellent à des sanctions. Plus de 70% de notre peuple, comme le montrent deux sondages, veulent des sanctions. Mais non, le président Reagan sait mieux que tout le monde. Nous allons souffrir. Il est là, comme le grand chef blanc à l’ancienne, à nous dire que nous, les Noirs, on ne sait pas ce qui est bon pour nous. L’homme blanc sait ».

(Entretien à la presse américaine après le refus du président Ronald Reagan d’imposer des sanctions au régime de l’apartheid, juillet 1986)

« En Afrique du Sud, j’ai souvent demandé lors de réunions publiques auxquelles Noirs et Blancs participaient: +levez les mains!+ Puis j’ai dit: +bougez les mains+. Et j’ai encore dit: +regardez vos mains+. Des couleurs différentes, représentant des gens différents. Vous êtes le peuple arc-en-ciel de Dieu ».

(Extrait de son livre « The Rainbow People of God », 1996)

« Je remercie profondément Dieu d’avoir créé le Dalaï Lama. Pensez-vous sérieusement, comme certains l’ont dit, que Dieu se dit: +d’accord, ce gars, le Dalaï Lama, il n’est pas mal. Quel dommage qu’il ne soit pas chrétien+? Je ne crois pas que ce soit le cas, parce que, vous savez, Dieu n’est pas chrétien ».

(Juin 2006 à Bruxelles)

« Il s’est transformé en quelque chose d’assez invraisemblable. Une sorte de Frankenstein pour son peuple ».

(A propos du président zimbabwéen Robert Mugabe – juin 2008)

– « Un jour à San Francisco, j’étais bien tranquille dans mon coin, une femme fait irruption devant moi. Visiblement émue, elle me salue d’un +bonjour, archevêque Mandela!+ Deux hommes pour le prix d’un ».

(Conférence – octobre 2008)

« Notre gouvernement qui me représente — qui me représente, moi? — a dit qu’il ne soutiendrait pas les Tibétains qui sont brutalement opprimés par les Chinois. Je vous préviens, je vous préviens que nous allons prier comme nous avons prié pour la chute du régime de l’apartheid, nous allons prier pour la chute d’un gouvernement qui ne nous représente pas ».

(Conférence de presse après le refus du gouvernement sud-africain d’accorder un visa au Dalaï Lama pour assister aux 80 ans de Tutu, octobre 2011).

« Je ne vénérerai pas un Dieu homophobe (…) Je refuserai d’aller dans un paradis homophobe. Non, je dirais désolé, je préfère de loin aller de l’autre côté. Je suis aussi impliqué dans cette campagne que je l’étais contre l’apartheid. Pour moi, c’est du même niveau ».

(Discours – juillet 2013)

« Avait-il des faiblesses? Bien sûr. Et parmi elles, cette loyauté inébranlable envers cette organisation (l’ANC) et certains collègues qui ont fini par le décevoir. Il a gardé dans son gouvernement des ministres incapables, franchement incompétents. Mais je crois qu’il était saint, parce qu’il a puissamment inspiré les autres ».

(Au lendemain de la mort de Nelson Mandela, le 6 décembre 2013)

« Les gens mourants ont le contrôle de leur vie, alors pourquoi devrait-on leur refuser le contrôle de leur mort? »

(Tribune – octobre 2016)

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