Déradicalisation : le modèle est-il québécois ?
Pourquoi nos autorités défilent-elles en rangs serrés dans un petit centre québécois relativement dépourvu d’expérience en matière de radicalisation ? Parce qu’il évite de stigmatiser une religion en particulier.
Il n’est bon bec que de Québec. Le dicton n’a pas une ride. Qu’il s’agisse de toxicomanie, de délinquance sexuelle ou de radicalisme, la Belle Province représente toujours le saint Graal de la criminologie. Avec le radicalisme, ça n’a pas manqué. Le Québec, huit millions d’habitants, est pourtant relativement épargné par le phénomène des foreign terrorist fighters : une trentaine de jeunes partis en Syrie et en Irak, peut-être moins. Sur une population totale de 35,5 millions d’individus, le service canadien du renseignement et de sécurité compte 180 participants au djihad, dont 60 returnees ou » revenants « . Malgré la dissemblance des situations (629 FTF en Belgique, dont 121 » revenants « ), un réflexe quasi pavlovien a précipité nos autorités vers le centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV). Créé en mars 2015 à l’initiative de la Ville de Montréal et du gouvernement de la province du Québec, il emploie une quinzaine de personnes. Voici une évocation non exhaustive des pèlerins…
Les Bruxellois ouvrirent la marche. Dès février 2015, les autorités régionales ont des contacts politiques avec leurs homologues d’outre-Atlantique. Du 15 au 20 novembre 2015, Rachid Madrane (PS), ministre de l’Aide à la jeunesse, des maisons de justice, des Sports et de la Promotion de Bruxelles (Fédération Wallonie-Bruxelles) est au Québec dans le but d' » observer comment la société québécoise valorise la diversité de la population pour construire une société unie » et » poursuivre l’échange de bonnes pratiques en matière de prévention du radicalisme « . Le site du ministre vante l’ambition du CPRMV de prévenir le terrorisme » sans cibler une idéologie violente en particulier « . C’est un des fils rouges de la démarche : ne pas stigmatiser.
Dès que la Belgique a un problème de nature criminelle, elle regarde ce qui se passe au Québec
Le centre montréalais accompagne sur une base volontaire des familles et des proches d’individus radicalisés ou en voie de radicalisation, en toute confidentialité. On tient là le grand ancêtre du Centre d’aide et de prise en charge de toute personne concernée par les radicalismes et les extrémismes violents (Caprev), inauguré en janvier dernier sous le pavillon des maisons de justice et de leur ministre de tutelle, Rachid Madrane, avec des missions supplémentaires.
Destiné aux professionnels de la Fédération hors enseignants (qui ont déjà leurs équipes mobiles), le nouveau Centre de ressources et d’appui (Crea) dépend, lui, du ministre-président de la Fédération, Rudy Demotte (PS). Lequel n’a pas fait l’économie d’un crochet au CPRMV lors de son séjour québécois du 1er au 5 février 2016, qui portait aussi sur la mobilité et la francophonie. La RTBF décrit un lieu discret : un plateau de bureaux dans une tour de Montréal où le ministre-président évoque les futurs Caprev et Crea ainsi que le budget y alloué (1,6 million d’euros).
Un voyage retour a lieu sans tarder. » Le Québec aidera la Belgique à prévenir la radicalisation « , claironne Le Journal de Montréal du 6 mai 2016. C’est Jamil Araoud, le directeur général de Bruxelles-Prévention & Sécurité (BPS), le nouvel OIP (organisme d’intérêt public) de la Région de Bruxelles-Capitale, qui accueille Herman Deparice-Okomba, le très médiatique directeur du CPRMV. » On a vraiment une longueur d’avance au Québec en matière de prévention, confie ce dernier au journaliste qui l’accompagne. En Europe, les gens sont très impressionnés… »
De fait, un protocole est signé avec BPS. Celui-ci » s’engage à partager avec son homologue montréalais les programmes et les outils qu’il aura développés « . Chacun apprend de l’autre, et tout le monde est content. » Depuis le printemps 2016, détaille Jamil Araoud, BPS a lancé et soutient une formation aux radicalismes violents à Bruxelles. Elle a été élaborée en collaboration avec l’Ecole régionale d’administration publique en fonction des spécificités de chaque métier : gardiens de la paix, éducateurs, travailleurs sociaux de rue et assistants sociaux. En 2016, une centaine de gardiens de la paix en ont bénéficié. Quelque 500 autres travailleurs seront formés d’ici la fin 2018. »
Mondanités académiques
Les 30 octobre et 1er novembre 2016, Rachid Madrane et Hans Bonte (SP.A), bourgmestre de Vilvorde, honorent de leur présence la conférence Québec-Unesco sur la radicalisation des jeunes à l’heure d’Internet. Elle a été préparée par Herman Deparice-Okomba. Là aussi, échange de bons procédés et de cartes de visite, plus quelques lignes supplémentaires sur le CV des académiques. La Fédération va rendre la politesse : le 13 octobre prochain se tiendra à Bruxelles un colloque international sur la prévention de la radicalisation violente.
Poursuivons notre remontée dans le temps… Le 10 novembre 2016, un partenariat est annoncé entre le CPRMV et Save Belgium, une association créée par la Bruxelloise Saliha Ben Ali, icône d’une campagne française contre la radicalisation en 2015. Elle a perdu son fils en Syrie en 2013 et fait l’objet d’un film, La Chambre vide, coproduit par la RTBF. Son association a de grandes ambitions. Sans doute fait-elle partie des dix asbl bruxelloises qui se partagent, dans la discrétion requise par le sujet, les 358 000 euros de subsides directs que la Région a décidé de consacrer à la prévention du radicalisme.
Les Québécois sont aussi friands d’un retour d’expérience flamand. Le 15 mai dernier, une mission du CPRMV se rend à Bruxelles et à Vilvorde dans le cadre de la quatorzième commission mixte permanente Québec – Flandre 2016 – 2018. Les experts montréalais rencontrent l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam), le président du parlement flamand, la ministre de l’Enseignement, le bourgmestre de Vilvorde, les présidents d’une mosquée et d’une maison de jeune. L’occasion d’échanger en matière de prévention, détection et réinsertion des radicalisés.
Et les Wallons ? Certains s’y sont mis tardivement. Ils ont profité du douzième congrès mondial de Metropolis (vitrine des grandes villes du monde) et du sommet de l’Association des maires francophones, qui se tenait en juin dernier à Montréal. Patatras ! Le 19 juin, Benoît Lutgen débranchait la prise, ce qui a empêché le ministre-président bruxellois Rudi Vervoort (PS) de faire un saut au CPRMV.Mais Anne Barzin (MR), bourgmestre en exercice de Namur, n’a pas manqué le rendez-vous. Le gouverneur de la province de Namur, Denis Mathen (MR), s’y est rendu à la fin du mois d’août dans le cadre d’un voyage de six jours » lié à ses responsabilités en matière de sécurité et d’ordre public « . L’été aidant, le centre montréalais a aussi reçu la visite d’associations en provenance du plat pays : la maison de jeunes de Saint-Gilles Le Bazar et, de nouveau, Save Belgium.
Un modèle consensuel fourni clé sur porte
Mais qu’est-ce qui les fait donc courir au Québec ? » C’est la même histoire depuis des années, soupire un expert. Dès que la Belgique a un problème de nature criminelle, elle regarde ce qui se passe au Québec. C’est parfois intéressant, parfois pas, mais les Québécois sont de formidables vendeurs. Nos autorités se sentent démunies face à la radicalisation mais au lieu de procéder par essais et erreurs, en acceptant de perdre du temps, elles appliquent un modèle. Or, au Québec, la problématique est radicalement différente de la nôtre, ce qui aurait déjà dû poser en amont la question de la transposition de son modèle. »
Jamil Araoud, directeur de Bruxelles-Prévention & Sécurité, assume. » Nous avons toute une série de partenariats à l’étranger, dont celui-là, pose-t-il. Leur approche est similaire à la nôtre, nous nous en inspirons sans la copier. Elle vise la radicalisation à large spectre, pas que le djihad. Les débats dans le milieu académique évoquent les causes profondes de la radicalisation : religieuses, sociales, psychologiques… C’est une question de rigueur méthodologique, pas de langue de bois. » Le cabinet Demotte communique : » Le Québec propose une approche équilibrée où la prévention et le vivre-ensemble ont toute leur place. Il s’est doté des outils ad hoc en matière de lutte contre le radicalisme dont la Fédération s’est inspirée pour la mise en place effective du centre d’aide et de prise en charge de toute personne concernée par les extrémismes et radicalismes violents et du centre de ressources et d’appui. » Rachid Madrane assure qu’il s’agit d’une source d’inspiration parmi d’autres. Il s’est rendu au Danemark, s’est intéressé au modèle bordelais, a visité un centre en Allemagne. » Il faut faire preuve d’humilité, constate-t-il, personne ne détient la solution miracle. » La Namuroise Anne Barzin avoue qu’elle n’aurait pas fait le déplacement exprès » mais puisque j’étais à Montréal et à Québec, une ville jumelée avec Namur, j’en ai profité pour découvrir le CPRMV, j’y ai trouvé matière à réflexion sur le vivre-ensemble. »
Créé en 2015, le centre montréalais n’a pas encore beaucoup d’épaisseur. Son rapport annuel nous apprend qu’en 2016, il a répondu à 744 demandes : 228 portaient sur du radicalisme ou des » incidents haineux » (dont 119 à connotation politico-religieuse), 193 provenaient des médias, 91 touchaient à la formation, 152 avaient pour finalité des échanges d’expertise et 80 des partenariats et des collaborations. Le CPRMV passe beaucoup de temps à » réseauter » comme en témoignent ses 39 missions internationales, ses 26 réceptions de délégations étrangères, sa participation à 13 délégations du Québec et du Canada… Il affiche tout de même 1 288 personnes formées. Mais à quoi ?
Des proximités dérangeantes
Sur la scène intérieure québécoise, certains dirigeants du CPRMV subissent de vives critiques – dont Herman Deparice-Okomba – pour s’être affichés avec des organisations de Frères musulmans (Qatar Foundation, Muslim Association of Canada, Center for the Study of Islam and Democracy). Leur discours sur l’islamisme est jugé ambigu, voire compréhensif, alors qu’ils tapent dru à droite. Leur définition des extrêmes est contrastée. Ainsi, à droite, c’est du cash : » Une forme de radicalisation associée à des motifs fascistes, racialistes/racistes, suprémacistes, voire ultranationalistes. Caractérisée par la défense violente d’une identité raciale, ethnique ou pseudo-nationale, cette forme de radicalisation est également associée à une hostilité radicale envers les autorités étatiques, les minorités, les immigrants ou les groupes politiques de gauche. » L’actualité en a apporté une confirmation : le 29 janvier dernier, un étudiant canadien de 27 ans connu pour ses idées ultranationalistes et xénophobes a mitraillé les fidèles du centre culturel islamique de Québec, faisant six morts et huit blessés.
Les socialistes francophones se trouvent sur la même ligne que les libéraux canadiens
La définition de l’extrémisme politico-religieux est plus sinueuse : » Une forme de radicalisation associée à une lecture politique de la religion et à la défense, par l’action violente, d’une identité religieuse perçue comme attaquée (conflits internationaux, politique étrangère, débats sociétaux, etc.). Cette radicalisation violente peut trouver ses racines dans toutes les religions. »
Selon l’essayiste et militante canadienne Djemila Benhabib, le centre d’expertise montréalais serait la » marionnette » de la tendance libérale au pouvoir au Québec et au Canada. » Ces deux gouvernements considèrent que la violence que nous vivons à l’échelle internationale est le fruit de l’islamophobie qui a grandi après les attentats du 11 septembre 2001, analyse-t-elle. Cette violence serait le résultat de la situation intenable vécue par les musulmans à travers le monde. Voilà, en gros, le raisonnement de nos gouvernements. L’accent est donc mis sur l’islamophobie et la lutte contre les islamophobes. » Avec le risque bien réel d’étouffer la parole libre.
L’auteure de Ma vie à contre-Coran et de Après Charlie. Laïques de tous les pays, mobilisez-vous sait de quoi elle parle. Il y a un an, la Cour supérieure du Québec a débouté une école privée musulmane qui lui reprochait des propos » diffamatoires » et » anti-islamiques » pour avoir dénoncé l’endoctrinement infligé aux élèves. Le jugement a considéré que ses propos n’étaient pas diffamatoires mais participaient du débat public. La liberté d’expression et d’opinion reste cependant sous tension. » Après l’abandon du projet de loi 59 qui visait à pénaliser le discours haineux, c’est-à-dire les islamophobes, le gouvernement provincial pourrait revenir à la charge avec sa consultation sur la discrimination systémique et le racisme « , complète-t-elle.
A l’échelle des débats parfois furieux qui agitent la société canadienne, le CPRMV ne pèse guère. » Il commence à travailler et n’a encore rien de concret à présenter « , lâche Djemila Benhabib. Pourquoi les autorités belges se sont-elles ruées sur ce modèle encore immature ? Sans doute parce que les socialistes francophones se trouvent sur la même ligne que les libéraux canadiens : ils ne tiennent pas à polariser la société.
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