Delphine Horvilleur: « La mort et la vie sont en permanence imbriquées dans nos existences » (entretien)
La crise de la Covid nous ramène brutalement à la réalité de la mort que notre société a voulu oublier. Forte de son expérience d’accompagnement des endeuillés en tant que rabbin, Delphine Horvilleur nous invite à vivre avec les morts. S’il n’est pas sûr que l’on peut apprendre à mourir, elle est convaincue que l’on peut apprendre à faire le choix de la vie même quand la mort surgit.
Rabbin du Mouvement juif libéral de France, philosophe et écrivaine, Delphine Horvilleur est une voix puissante du débat des idées dans l’Hexagone et en Europe. Dans Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 2017), coécrit avec l’islamologue Rachid Benzine, elle dénonçait les obsessionnels de la pureté qui ignorent que les traditions religieuses sont pétries d’influences extérieures. Dans son dernier livre, Vivre avec les morts (1), elle raconte combien la vie et la mort sont imbriquées dans nos existences. Soutenu par son expérience d’accompagnement des personnes endeuillées, son récit est empli d’humanité et de vie alors que notre société a eu de plus en plus tendance ces dernières années à cacher la mort… Jusqu’à ce que la crise de la Covid-19 et son lot de disparitions brutales nous rappellent qu’elle fait partie intégrante de notre vie. Le livre de Delphine Horvilleur nous aide à y faire face.
Bio express
- 1974 Naissance le 8 novembre à Nancy.
- 2008 Reçoit son ordination rabbinique et devient rabbin au Mouvement juif libéral de France.
- 2009 Rédactrice en chef de la revue trimestrielle Tenou’a.
- 2015 Publie le remarqué Comment les rabbins font les enfants. Sexe, transmission et identité dans le judaïsme (Grasset, 209 p.).
- 2017 Publie, avec l’islamologue Rachid Benzine, Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 256 p.).
- 2019 Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 154 p.)
Avez-vous voulu montrer que l’on a tort de mettre à distance la mort et que l’on gagnerait à en parler davantage?
Etant rabbin et écrivant un livre sur la mort, je m’étais promis qu’il ne serait pas que triste et pas que juif. Il était important pour moi qu’il ait une résonance plus universelle, même s’il parle un langage particulier de ma tradition. Il était essentiel que l’on y entende la voix de la vie parce que la mort est vraiment le domaine qui échappe au langage. On ne sait pas parler de la mort. On est toujours maladroit quand on essaie de le faire. L’accompagnement des gens endeuillés m’a pourtant appris qu’il existe toujours un moyen, par les mots, de faire de la place à la vie même quand la mort est là. Et de montrer à quel point on est dans nos existences et à tous les moments de notre vie dans un subtil équilibre entre ce que l’on construit et ce qui se détruit, entre ce qui dure et ce qui ne dure pas, entre la vie et la mort. Il est possible, avec nos mots et nos récits, de donner une part plus belle à la vie et de ne pas laisser à la mort le dernier mot.
Les mots sont-ils toujours indispensables dans les moments de deuil?
Le langage est indispensable. Parfois, il passe par les silences. Parfois, les mots que l’on tait sont des éléments de langage. Quand j’accompagne certaines personnes, il m’arrive de respecter la façon dont le silence a fait langage dans leur vie, la conscience que l’on ne peut pas tout dire. Ce sont aussi des éléments de langage. Nous sommes des êtres de langage. La seule chose qui puisse nous consoler est le langage. C’est la raison pour laquelle il est si important d’avoir des gens à nos côtés au moment d’un deuil parce que nous ne pouvons pas être dans le langage tout seul. Nous avons besoin de ne pas être seul face à notre terreur quand la mort surgit.
Il existe, pour tout le monde, une possibilité de continuer à dialoguer avec ceux qui ne sont plus.
Quand vous accompagnez des personnes endeuillées, votre souci premier est-il de les aider à continuer à vivre de la façon la plus apaisée possible?
Mon souci est de permettre que le fil de la personne qui part soit accroché à leur vie, de penser avec eux comment une autre forme de dialogue sera possible avec la personne qui s’en va. Je suis bien consciente que des gens vont considérer que ce que je dis relève de la bondieuserie. Mais on peut entendre cette phrase de façon très rationnelle. Même si on ne croit pas en un transcendant du divin, je crois qu’il existe, pour tout le monde, une possibilité de continuer à dialoguer avec ceux qui ne sont plus. J’en fais l’expérience très souvent dans ma vie tout court, pas dans ma vie de rabbin. Un exemple. J’ai souvent eu l’impression que j’ai pu, à travers les textes et les livres, être en conversation avec des gens qui ne sont plus. Il y a dans mon métier de rabbin quelque chose du même ordre: faire comprendre aux endeuillés et à ceux qui vont partir qu’il existe une possibilité de raconter leur histoire qui fait qu’ils ne vont pas vraiment disparaître.
Vous écrivez: « Faire que quelque chose de celui qui part intègre la vie de ceux qui restent. » Est-ce une spécificité du traitement juif de la mort?
C’est une spécificité du langage juif sur la mort. Au cimetière, les juifs disent toujours: « Puisse l’âme du disparu être cousue à nos vies. » Il y a une emphase très forte dans la tradition juive à propos de la façon dont les fils de la vie des uns et des autres s’interconnectent. L’image des traces, des résidus, des coutures, des fils est extrêmement présente dans la tradition juive. Mais je pense que cela existe dans toutes les confessions. Il suffit de regarder la place des rites funéraires dans la religion chrétienne: les visites au cimetière, la manière dont on nettoie les tombes, comment on les fleurit… Ce langage rituel raconte aussi une histoire de « perdurance », comment les morts perdurent dans nos vies. Prenons aussi la question des fantômes. Je ne connais pas de tradition religieuse qui ne recèle pas une forme de résidu fantomatique. Il témoigne de la conscience d’une possibilité de se croiser encore après la vie. Je pense notamment aux rites mexicains, avec leurs masques funéraires et leurs fêtes dans les cimetières… Je pense à la Toussaint. Aujourd’hui, il faudrait être sourd pour pas entendre dans l’actualité les fantômes qui nous parlent. Quand on voit à quel point on est hanté dans nos sociétés occidentales par la question, par exemple en France, de la collaboration, ou, par celle, en Europe de l’Ouest, de la colonisation ou de la décolonisation… Toutes ces questions politiques qui hantent le débat sont des fantômes et des revenants.
Vous vous interdisez de céder à l’émotion lors des enterrements où vous officiez « pour offrir la possibilité d’une stabilité, la promesse d’une continuité ». Est-ce essentiel pour vous?
Disant cela, je me rends bien compte que c’est à la fois vrai et faux. L’officiant doit pouvoir porter sur ses épaules la charge symbolique de la tradition. Je dois pouvoir incarner un plus grand que moi parce que les mots que je prononce dans une cérémonie l’ont été avant moi et le seront après moi. Donc il faut que je puisse me tenir debout pour pouvoir incarner cette tradition qui dure et qui durera. Mais paradoxalement, c’est mon humanité cachée, bancale, incomplète et inconsolable qui me permet de me tenir là et d’apporter une consolation aux autres. Pour accompagner la personne endeuillée, il faut que vous soyez capable d’être à la fois la permanence de la tradition et la voix d’une humanité cassée, de vos ratages et de vos propres deuils.
Les mots sont-ils particulièrement difficiles à trouver lorsqu’il s’agit du décès d’un enfant?
C’est particulièrement difficile parce que face à la mort d’un enfant, on est tous ramenés à notre plus grande terreur, à de l’indicible, à de l’impensable, au renversement de l’ordre des générations, à la peur de perdre son avenir… Ce n’est pas un hasard si dans la plupart des langues, il n’y a pas de mot pour définir la condition de quelqu’un qui a perdu un enfant. Quand les gens rendent visite aux endeuillés, ils leur disent très souvent des mots déplacés ou maladroits. C’est décuplé quand il s’agit de celle d’un enfant parce que là, vraiment, il n’y a pas de mots… Tous les mots sont non seulement à côté de la plaque mais peuvent facilement être obscènes. Personne ne peut comprendre ce qu’est en train de vivre le parent d’un enfant décédé, sauf si on a vécu exactement la même chose. En perdant un enfant, on entre, je suppose, dans un monde de très grand isolement. Ceux qui accompagnent ce deuil doivent faire preuve d’une grande humilité et pouvoir reconnaître leur impuissance.
La seule chose qui vit en nous est ce qui accepte en permanence d’un peu mourir.
La crise sanitaire a empêché la pratique normale des rites funéraires et même, dans certains cas, l’accompagnement des personnes en fin de vie. Le plus intime de la personne humaine a-t-il été bafoué?
Il faudra des années, peut-être même une génération, pour panser ce que l’on a vécu, ce que l’on n’a pas pu dire et ce que l’on n’a pas pu faire.
En restera-t-il des séquelles?
Certainement. Je m’en rends compte à ma toute petite échelle. Le début de la crise date d’il y a un peu plus d’un an. A l’époque, les gens ne savaient pas s’ils pouvaient accompagner leurs proches, s’ils pourraient être présents au cimetière. On a vécu l’inimaginable. Depuis quelques semaines, je passe un temps considérable dans les cimetières à commémorer l’année de deuil, un rite important dans le judaïsme. En principe, on sort de ce que l’on appelle le « deuil intense ». On lit une prière sur la tombe du disparu. On reconnaît qu’une année s’est écoulée et que l’on s’est réinscrit partiellement dans la vie. Je me rends compte que rien ne se passe comme d’habitude. Beaucoup de personnes que j’accompagne pleurent à chaudes larmes comme si on était au premier jour du deuil, comme si le temps n’avait absolument pas fait son travail. Notre rapport au temps à changé. Beaucoup de personnes que je rencontre aujourd’hui ont le sentiment que l’année de deuil a ressemblé à un siècle de solitude mais elles se comportent un an plus tard comme si leur proche était mort avant-hier. Même notre relation à l’espace a changé. On n’a pas été physiquement aux côtés des nôtres. On a dû se connecter par Zoom à des personnes à l’autre bout du monde sans savoir ce qui se passait dans l’appartement du voisin. Ce bouleversement aura un impact sur les vies personnelles, les vies familiales, les vies de quartier etc., et un impact politique. La façon dont elle accompagne ses disparus raconte une société. Ces dernières années, on a fait comme si la mort pouvait être tenue à distance. On a essayé de la confiner dans les Ehpad (NDLR: établissement hospitalier pour personnages âgées dépendantes, nom des maisons de retraite en France) ou dans les services de soins palliatifs. Nous vivons un retour de balancier. On a tous dû reconnaître qu’on ne pouvait pas tenir la mort à distance. Elle nous rendait, elle nous rend et elle nous rendra visite, encore et encore.
Est-il possible d’apprendre à mourir?
Contrairement à la célèbre phrase de Montaigne qui dit que « philosopher, c’est apprendre à mourir », la tradition juive ne considère pas vraiment que l’on peut apprendre à mourir. Par contre, elle considère que l’on peut apprendre à vivre. Apprendre, même quand la mort d’un proche surgit, à faire le choix de la vie, à considérer qu’ainsi, on honore la mémoire du disparu. Chérir le vivant et la trace de vie que le disparu laisse est une façon d’apprendre à vivre beaucoup plus efficace qu’une tentative d’apprendre à mourir. Je ne sais pas si on peut apprendre à mourir. Je pense que l’on peut apprendre à vivre même quand la mort nous aspire.
S’agit-il d’apprendre à vivre avec la conscience de la mort?
C’est apprendre à vivre avec le fait que la mort et la vie sont en permanence imbriquées dans nos existences. On le sait biologiquement: opposer la vie et la mort est insensé. Quand on est vivant, on compose en permanence avec la mort, avec des cellules qui meurent, avec des arrachements nécessaires, avec des transformations… Au début de la crise, je me suis réintéressée à l’histoire de la virologie et de l’immunologie – j’ai fait des études de médecine dans une vie passée. On sait aujourd’hui que notre ADN est composé, à hauteur de 10 à 15%, d’éléments viraux. Cela signifie que 15% de notre ADN sont des virus que nos ancêtres ont croisés et avec lesquels ils ont appris à vivre. Ces virus ont laissé des traces dans notre génome. Donc, on est qui on est parce que… l’on a croisé tout simplement la mort. La façon que nous avons d’opposer la vie et la mort sur le mode « Purifions-nous des virus, décontaminons-nous… » est un peu erronée biologiquement. Entendons-nous bien. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut s’exposer au virus et se contaminer. Il faut évidemment s’en protéger. Mais il faut aussi être conscient que nous sommes les héritiers de générations qui ont croisé la mort, que nos vies sont le produit d’une histoire où nous avons composé avec la mort. C’est pour cela que le titre du livre Vivre avec nos morts m’importait parce qu’il est plein de ces doubles sens. « Vivre avec nos morts » ne veut pas juste dire « vivre avec la mémoire de nos morts ». Cela veut dire que l’enjeu dans la vie est d’être capable de vivre avec nos propres morts, pas celles de nos parents ou de nos voisins, mais toutes celles qui n’arrêtent pas de surgir en nous et qui font que l’on est en vie non pas malgré elles mais parfois grâce à elles.
Est-ce pour ça que vous écrivez que « c’est quand la vie et la mort se tiennent la main que l’histoire peut continuer »?
La seule chose qui vit en nous, qui continue de vivre est ce qui accepte en permanence d’un peu mourir. Quelque chose qui ne meurt pas n’est pas vivant, tout simplement. C’est une lapalissade extrêmement triviale et, en même temps, très profonde. Elle nous ouvre à la conscience que l’on peut avoir une certaine gratitude envers nos morts, les nôtres, parce qu’elles sont parfois la condition de la vie qui continue.
Les mots soulagent. Peuvent-ils aussi tuer? Vous faites référence dans votre livre à l’assassinat, le 4 novembre 1995 par un extrémiste juif, du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, que vous avez vécu de près.
Les mots peuvent tuer parce que les histoires, que l’on raconte ou que l’on se raconte, peuvent tuer. Je dis souvent qu’il est essentiel de raconter des histoires parce que nous sommes des êtres de narratifs. Elles peuvent créer ou régénérer nos vies. Mais on sait aussi que les histoires peuvent tuer. On pourrait citer l’idéologie de l’assassin d’Yitzhak Rabin. Mais il n’est pas besoin de retourner il y a vingt-cinq ans, on peut simplement se référer à ce que nous avons vécu ces dernières années. Tous les terroristes qui ont frappé nos villes, nos bars, nos cafés, nos écoles, croyaient dur comme fer à leurs histoires et à celles qu’on leur a racontées. Elles peuvent faire de nous des assassins. D’où la responsabilité extrêmement grande des conteurs, des enseignants, des parents, de tous ceux qui sont amenés, à un moment donné de leur vie, à raconter des histoires. Il n’y a pas de fonction plus politique, à mon sens, que le fait de raconter des histoires.
Notre vécu de la crise sanitaire nous fera-t-il davantage réfléchir sur la mort et sur l’accompagnement des personnes endeuillées?
J’espère que cette crise, avec toutes les situations dramatiques que l’on a eu à vivre et que l’on a encore aujourd’hui à vivre, nous fera gagner en sagesse de vie. Mais comme toute situation de crise, elle peut produire tout et son contraire. On pourrait voir des gens qui, en réaction à la crise, décideraient de s’inscrire dans une absolue insouciance. En hébreu, le mot « crise », machber, signifie, littéralement dans la Bible, table d’accouchement. Une crise est donc une salle d’accouchement. Et comme quiconque est entré dans l’une d’elles le sait, c’est le lieu par excellence où la vie et la mort se tiennent la main, où tout et son contraire peuvent surgir. L’espoir et la mort, la terreur et la possibilité du renouveau… Un lieu de lumière et d’obscurité. On est exactement aujourd’hui dans cet interstice. Il faut reconnaître avec beaucoup d’humilité que l’on n’a aucune idée de ce à quoi cela va donner naissance.
Cet entretien a été réalisé avant le drame survenu le jeudi 29 avril lors du pèlerinage juif orthodoxe au mont Méron en Israël, qui a fait près de 50 morts.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici