Saskia Bricmont
Déclarer une tolérance zéro ne suffit pas, l’UE importe pour 50 milliards de produits issus du travail des enfants (carte blanche)
La Journée mondiale du 12 juin contre le Travail des enfants s’inscrit dans un contexte particulier.
La tendance à la baisse du nombre d’enfants au travail observée depuis de nombreuses années s’inverse en raison de la pandémie qui a entraîné la fermeture d’écoles, des destructions d’emplois et une paupérisation accrue. Des années de progrès sont balayées en quelques mois, et les conséquences se feront longtemps sentir dans les pays concernés. OIT et Unicef viennent de publier les chiffres 2016-2020 : 160 millions d’enfants travaillent, soit une hausse de 8,4 millions. Neuf millions d’enfants supplémentaires pourraient souffrir de la crise d’ici à la fin de l’année prochaine… Ce chiffre pourrait monter à 46 millions dans le pire scénario.
Ironie de l’Histoire, la dégradation de la situation coïncide en 2021 avec l’Année internationale pour l’éradication du travail des enfants, qui fut décidée bien avant l’irruption de la pandémie. Son but était d’intensifier les efforts de la communauté internationale pour atteindre la cible 8.7 des Objectifs de Développement durable – ODD.
Convaincue que le commerce international peut constituer un important levier d’action, j’ai commandé au consultant Development International e.V. une étude sur la contribution du commerce européen au travail des enfants. L’étude chiffre les responsabilités différenciées des consommateurs et entreprises européens dans ce phénomène. Pour la toute première fois, cet impact a été estimé à 50 milliards € en 2019, soit avant les récents développements liés au Covid-19. Autrement dit, chacun.e d’entre nous consomme environ 100 € par an de marchandises issues du travail infantile.
Si la filière du cacao vient rapidement à l’esprit, ce sont essentiellement dans les produits électroniques et les vêtements que le travail des enfants se matérialise. Ils représentent ensemble 80 % du fardeau imputable aux Européen.ne.s. Réfléchirons-nous pour autant à deux fois avant d’acheter un t-shirt ou un smartphone?
L’étude montre que la Chine mais aussi le Brésil et l’Indonésie, des pays avec lesquels l’UE finalise des accords de commerce controversés pour des questions de déforestation ou de violation des droits humains, sont parmi les principaux pays pourvoyeurs de main-d’oeuvre infantile. Pourtant, ce fléau n’est pas à l’agenda des négociations, l’étape de l’analyse d’impacts qui est un préalable à tout accord de ce genre n’intègre pas non plus cet enjeu.
« Tolérance zéro »
En 2019, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a livré un fort plaidoyer visant une tolérance zéro à l’encontre du travail des enfants. Un problème qui ne devrait pas être laissé à la seule politique de coopération et de développement. Étant donné que l’UE est le premier importateur mondial, elle doit aussi employer ses instruments de politique commerciale.
Cependant, la toute récente stratégie commerciale de la Commission européenne, une fois l’objectif de tolérance zéro rappelé, ne fournit aucune indication quant à la manière d’endiguer ce fléau. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, une interdiction totale conduira les enfants dans des activités plus informelles et dangereuses dans les pays qui ne peuvent rendre cette interdiction effective et qui ne fournissent aucune alternative crédible, comme l’éducation ou une protection sociale de base. L’UE peut intervenir au travers de divers instruments d’aide et d’incitants. En ce qui concerne la Chine, le Brésil et l’Indonésie, par contre, trois pays membres du G20 suffisamment riches pour améliorer d’eux-mêmes le bien-être de leur population, l’UE ne devrait pas montrer de scrupules à activer des sanctions, comme le font par ailleurs les États-Unis.
Le recours au travail des enfants peut aussi être une source de concurrence salariale déloyale détruisant des emplois en Europe. Ainsi, aux 35 milliards € d’importations de Chine liées à du travail infantile correspondent pas moins de 700.000 jobs en Europe, en supposant un coût salarial brut de 50.000 € par an.
Diverses solutions possibles
L’étude envisage plusieurs options politiques. Complémentairement à la future législation sur la responsabilité sociétale des entreprises internationales et de leurs sous-traitants, notre arsenal juridique devrait être enrichi par une interdiction ciblée des importations, comme le pratiquent déjà les États-Unis, dans le cas d’un soupçon fondé de recours au travail des enfants, à moins que l’importateur apporte la preuve du contraire.
Un renforcement du chapitre consignant les engagements sociaux et environnementaux (Chapitre de développement durable) des pays parties à un accord de commerce devrait veiller par le biais d’une feuille de route avec des dates-butoirs à ce que les adultes et parents, tout particulièrement les femmes, perçoivent des salaires décents et travaillent dans de bonnes conditions. Le travail des enfants est intimement lié à la situation socio-économique de sa famille et communauté.
Inspiré des accords de partenariats pour lutter contre la déforestation illégale, un modèle de licence négocié bilatéralement avec les pays exportant des biens dont la production fait appel à du travail infantile pourrait être mis en place pour améliorer les normes en matière de gouvernance et de respect de la loi dans les pays partenaires. L’étude propose encore d’autres pistes et une approche différenciée selon les pays partenaires et leur situation socio-économique.
Nous n’avons aucune excuse pour ne pas agir. Les leviers en matière de politique commerciale existent. La Commission européenne doit désormais donner corps au principe de tolérance zéro à l’égard du travail des enfants et déposer des mesures concrètes, en ce compris en matière commerciale et de responsabilité sociétale des entreprises, avant la fin de cette année 2021, année internationale pour l’éradication du travail des enfants.
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