Dans les coulisses de l’armée russe
Les Russes font face à un problème d’effectifs dans la guerre en Ukraine. La campagne de recrutement de conscrits qui s’est clôturée en juillet a obtenu un résultat honorable, estime Joris Van Bladel, spécialiste de l’armée russe. Mais cela ne suffit pas pour remporter le conflit.
Depuis le 3 juillet et la prise de Lyssytchansk, l’armée russe n’a plus progressé sur le front du Donbass ni ailleurs en Ukraine. Après cette victoire qui a scellé la conquête de l’ensemble de la province de Louhansk, une pause opérationnelle a été décidée. Le 16 juillet, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a décrété son terme. Cependant, les offensives n’ont pas encore repris.
Le recours à la société de mercenaires Wagner depuis le début de l’«opération militaire spéciale» en Ukraine a montré, entre autres indices, que l’armée russe était confrontée à un problème d’alimentation en hommes. Le 15 juillet, la campagne de recrutement de conscrits lancée le 1er avril sur tout le territoire russe s’est clôturée. Membre du conseil scientifique du ministère autrichien de la Défense, chercheur associé à l’Institut Egmont (1), Joris Van Bladel, grand spécialiste de l’armée russe, décrypte les dessous, les résultats et les véritables objectifs de cette campagne de conscription.
Quel était l’objectif de la campagne de recrutement pour l’armée russe?
L’ objectif formel était de recruter 134 500 conscrits, ce qui n’était pas très différent des campagnes des deux dernières années. Tous les ans, la Russie organise deux opérations de recrutement, la première entre avril et juillet, la seconde entre octobre et décembre. Rien de spécial pour les autorités russes.
Y avait-il, selon vous, d’autres objectifs, moins formels?
Pour moi, la conscription va au-delà de l’aspect militaire. Elle recèle une dimension politique, à savoir le soutien au gouvernement dans son «opération militaire spéciale» en Ukraine. Il est important de rappeler le contexte de la conscription en Russie. D’abord, elle a joué un rôle au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. C’est la période au cours de laquelle l’association des Mères de soldats a été fondée et au cours de laquelle des conscrits ont été utilisés dans la guerre d’Afghanistan, dont 14 000 sont morts. La conscription joue un rôle très important dans la société. C’est pour cela, je pense, que Vladimir Poutine est très consciencieux dans l’organisation de ce système. Deuxième élément, on parle de professionnaliser l’armée en Russie depuis trente ans et de ne plus utiliser de conscrits. Mais pour certaines raisons, l’armée a encore recours à la conscription, pas pour deux ans comme par le passé mais pour douze mois. On peut se poser la question de savoir quel est le but militaire de cette conscription quand ces soldats n’ont pas une fonction militaire. Au terme d’une formation de douze mois, ils ne sont pas capables de faire la guerre. C’est pour cela, selon moi, que l’aspect politique de la conscription est essentiel. Elle permet, en fait, aux autorités de militariser la société et de maintenir une réserve, même si elle est une illusion. Cela entretient le sentiment que «nous sommes en guerre» au sein de la population. La guerre totale.
Les Russes savent mourir. Nous, nous ne connaissons plus ce concept.
Est-ce pour cette raison que vous parlez de véritable référendum à propos de cette campagne de recrutement?
Quand on en examine les résultats, on peut dire qu’entre 50% et 70% des quotas ont été réalisés. Peut-on comparer ce chiffre avec celui du soutien de la société russe à la guerre? On sait qu’il est mesuré, lui, entre 80% et 85% en faveur de la guerre. Quand on confronte les 85% de soutien à l’opération militaire spéciale dans la population et les 70% de l’objectif de la conscription qui sont remplis, j’en conclus que politiquement, ce n’est pas une débâcle. C’est un résultat relativement positif pour les autorités. Mais du point de vue militaire, l’important est de savoir combien d’éléments de ce contingent de 110 000 soldats conscrits recrutés signeront un contrat professionnel.
Là est le véritable intérêt de la campagne?
Oui. Parmi les conscrits, 20% sont dirigés vers des unités de combat en Russie et 80% sont affectés aux services généraux, les cuisines, etc. D’un point de vue militaire, ce n’est pas très intéressant. En revanche, savoir combien signeront un contrat professionnel est important. C’est seulement après trois mois de service que les conscrits peuvent en signer un. Une fois dans les casernes, la pression, à la russe, est plus forte pour leur faire signer un contrat que dans des conditions normales. Une fois leur signature apposée, ils pourront être envoyés en Ukraine. Une autre question est: quelle est la valeur de ces soldats, sachant qu’après trois mois, ils ne peuvent pas être préparés à aller combattre?
Dispose-t-on de chiffres sur la proportion de conscrits qui se sont engagés lors des précédentes campagnes?
Il est très difficile de le savoir. Dans mon article pour l’Institut Egmont, j’évoque d’autres stratégies en vue d’opter pour un contrat professionnel. Par exemple, on recrutera dans les prisons en proposant une libération en échange d’un contrat de soldat. Trois opérations de ce type ont déjà été menées dans les centres de détention depuis le début du conflit. L’ efficacité n’est pas très grande. Cela dit quelque chose de la réalité en Russie: les prisonniers préfèrent plutôt rester détenus que d’aller se battre en Ukraine.
Les conscrits ne peuvent pas être envoyés en Ukraine. Est-ce respecté?
Au début de la guerre, en mars, Vladimir Poutine avait affirmé qu’il n’y avait pas de conscrits en Ukraine. En réalité, on a vu qu’il y en avait. Les Ukrainiens ont fait prisonniers beaucoup d’entre eux. Le 7 juin, un procureur russe a condamné douze officiers jugés responsables d’en avoir envoyé environ six cents. Un acte symbolique mais qui dit que pour Vladimir Poutine, la conscription est importante. Aujourd’hui, on n’a pas d’indications que la Russie utilise encore des conscrits en Ukraine. En revanche, dans les républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, les autorités ont mobilisé la population. Là, ils y ont recours. Et dans les autres régions ukrainiennes désormais occupées par les Russes, ils recrutent des «soldats» parmi les prisonniers. Tout cela indique que les autorités de Moscou ont vraiment un problème d’effectifs dans l’ opération militaire spéciale.
De toute évidence, la Russie a des problèmes de disponibilité de troupes en Ukraine…
Oui. Pour moi, il existe une contradiction avec le fait que Vladimir Poutine ne veut pas déclarer la guerre. S’il le faisait, la mobilisation de la société serait possible. En réalité, il y a encore beaucoup de possibilités de recrutement au sein de la population russe. Mais les autorités ne les activent pas. Pourquoi? Je pense qu’elles veulent montrer que tout est sous contrôle et qu’il n’y a pas de problème en Ukraine. On sait que la réalité est différente. Le problème de la Russie est ce décalage entre le mythe et la réalité. C’est dans ce décalage que l’on peut déceler l’essence du régime et, peut-être, le résultat de cette guerre. Il est très difficile de percer la propagande, les mensonges et de voir la réalité comme elle est.
Du point de vue militaire, l’important est de savoir combien d’éléments de ce contingent de 110 000 soldats conscrits recrutés signeront un contrat professionnel.» Joris Van Bladel, chercheur associé à l’Institut Egmont.
Rester dans cette zone entre mythe et réalité pourrait-il faire perdre la guerre à Vladimir Poutine?
Historiquement, la résilience des Russes est énorme. De plus, les autorités ne sont pas préoccupées par le fait que la guerre fasse beaucoup de morts. C’est un sentiment que l’on ne connaît pas en Europe occidentale. Les Russes savent mourir. Nous, nous ne connaissons plus ce concept. C’est l’essence de la culture militaire russe. Nous devons réaliser ce que cela implique. C’est pour cela que nous sommes confrontés perpétuellement à des surprises. Pour moi, la guerre n’est pas encore gagnée. Pas du tout. Le temps joue en faveur des Russes. Le problème pour nous est le suivant: on a vécu l’effondrement de l’URSS. Une dictature dure très longtemps jusqu’au moment où elle s’ écroule. La chute est alors brutale et complète. Avant la chute, la société au sein d’une dictature vit de façon normale. Pour les analystes, il est très important d’essayer de prévoir le point de bascule.
Est-il exact que les salaires proposés aux personnes qui accepteraient de rejoindre le front de la guerre en Ukraine sont élevés par rapport aux standards russes?
Oui. Mais les conscrits, eux, perçoivent seulement environ 35 euros par mois. Ce n’est rien du tout. Ceux qui signent des contrats professionnels peuvent gagner de 2 500 à 4 500 euros par mois… Mais j’ai lu beaucoup de témoignages où soit ils ne sont pas payés, soit il leur a été promis un logement militaire et ils ne peuvent pas en bénéficier. Les autorités essaient d’utiliser l’aspect financier pour recruter des professionnels. C’est la raison pour laquelle les personnes les moins favorisées dans la population russe signent plus facilement un contrat. Cela explique aussi pourquoi ce sont eux qui paient le prix le plus fort dans cette guerre. Des régions de Russie recensent des milliers de morts en Ukraine parmi leurs citoyens quand les grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg en enregistrent seulement quelques dizaines. Un autre aspect de la société est ainsi révélé: le décalage entre les riches et les pauvres est énorme en Russie. On le voit dans la conscription comme dans la guerre.. Elles sont vraiment un miroir de la société et de ses inégalités.
(1) Il a rédigé une étude pour l’Institut Egmont, en juillet, intitulée «Russian Spring 2022 Recruitment Cycle – Putin’s Camouflaged Referendum?»
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