Cuba: pourquoi toute avancée démocratique est improbable (reportage)
Si des réformes économiques et un très léger vent de liberté ont soufflé sur Cuba sous la présidence d’Obama, celles de Trump puis de Biden ont crispé le régime. Toute avancée démocratique est improbable, malgré des manifestations de l’opposition en 2021.
Il n’y a pas de futur. Les dirigeants actuels et les générations futures sont toujours formés à la même école du socialisme. Les choses ne changeront jamais. Jamais », assurait, début décembre, Tatiana, une ancienne « cuentapropista » (terme cubain pour « entrepreneuse ») de La Havane, avant d’émigrer pour l’Espagne. Plus de soixante-trois ans après la victoire des barbudos, la révolution dont les Cubains ont célébré l’anniversaire le 1er janvier semble inoxydable. Le régime, que des experts autoproclamés ont donné mourant lors de la chute de l’URSS il y a trente ans, puis moult fois par la suite, a déjoué toutes les prédictions, avec une insolente capacité d’adaptation. Notamment face aux manifestations.
Les dirigeants actuels et les générations futures sont toujours formés à la même école du socialisme. Les choses ne changeront jamais.
Si les émeutes du 11 juillet 2021 ont alors été analysées comme une menace pour l’Etat cubain, c’est oublier que le régime castriste a connu des mouvements de cette ampleur en 1980 et en 1994, ainsi que de très nombreux foyers de protestation dans de nombreuses villes du pays depuis une décennie. L’ absence de presse libre et d’Internet pendant des années a occulté l’existence de ces mouvements de foule, notamment dans les villes de l’Est, Santiago de Cuba et Holguin. Les tentatives de la dissidence de remettre en cause le régime se sont toujours soldées par des échecs.
Le gouvernement cubain a procédé, en 2003, à une importante vague d’arrestations de dissidents et d’intellectuels réclamant plus de libertés. Une terrible répression connue comme le « printemps noir ». Sûr de lui, le président cubain Miguel Diaz-Canel a assuré récemment qu’il y a « suffisamment de révolutionnaires à Cuba pour faire face à tout type de manifestation ».
Aucune dissidence
Après les manifestations du 11 juillet 2021, la dissidence a tenté de réitérer l’événement le 15 novembre. Sans succès. Le dissident et dramaturge Yunior Garcia, fondateur du mouvement d’opposition Archipielago (Archipel) et organisateur de cette « marche civique » manquée, a quitté l’île caribéenne le lendemain pour l’Espagne. Un constat d’échec pour l’opposant, désormais inaudible dans l’île. Lors d’une conférence donnée le 13 décembre à la faculté des sciences politiques de l’université Complutense de Madrid, il a expliqué qu' »Archipielago est un groupe sans moyens financiers. Un groupe de jeunes gens qui utilisent leurs smartphones […] pour construire un pays comme le rêvait le poète Jose Marti: un pays pour tous et pour le bien de tous. »
Comme toujours, l’opposition a sous-estimé la capacité du gouvernement à prévenir toute protestation. La tension est toujours perceptible dans la capitale. Les forces spéciales quadrillaient encore les rues en fin d’année. Les boinas rojos (bérets rouges) sont positionnés par deux aux coins stratégiques de La Havane. La sécurité d’Etat aurait procédé à près de 1 200 arrestations depuis le 11 juillet, même si les chiffres sont toujours invérifiables dans l’île. Les chivatons (mouchards) n’ont jamais été aussi actifs dans un pays où, d’ordinaire, les Comités de défense de la révolution (CDR), présents dans chaque quartier, exercent déjà une surveillance importante. L’ accès à Internet des organisateurs de la marche civique et des opposants est régulièrement coupé.
Les soutiens les plus importants à un changement de régime ont été les artistes, très actifs dans la contestation. Ils en ont payé le prix fort. L’ organisation Human Rights Watch s’est inquiétée des lendemains du 11 juillet et du 15 novembre: « Le gouvernement cubain a systématiquement ciblé les artistes, dont celles et ceux qui ont pris part aux manifestations du 11 juillet. […] Plusieurs dizaines d’artistes ont été arrêtés et placés en détention ou en résidence surveillée. » « Faux, a rétorqué à la mi-décembre Miguel Diaz-Canel. Il n’y a pas de prisonniers politiques à Cuba. »
Si l’impact du mouvement de Yunior Garcia, désormais bien loin de son île, s’étiole, Miguel Diaz-Canel en veut à l’Espagne d’avoir accueilli le dramaturge. Le président cubain a dénoncé à la mi-décembre une « miamisation » de Madrid, en référence à la Floride, où se trouve la plus grande concentration d’opposants cubains. La peur du régime diminue, notamment depuis le décès de Fidel Castro, très craint, mais elle n’a pas pour autant disparu. Car aux manifestants du 11 juillet, Miguel Diaz-Canel n’a pas répondu par un de ces longs discours dont Fidel avait le secret en se rendant dans la foule pour dénouer les crises ; il a envoyé l’armée et n’a pas hésité à menacer les protestataires d’en faire usage plus fermement. L’ ordre règne.
La nourriture, arme politique
Pour étouffer la contestation dans un pays où les pénuries alimentaires sont le quotidien des Cubains, les autorités ont utilisé un subterfuge. Partout dans la capitale, le régime a vendu de la nourriture bon marché, introuvable les autres jours. Dans un contexte de pénuries et d’hyperinflation, les Havanais ont profité de l’occasion pour remplir leur estomac et leur panier à provisions. La contestation est passée à la trappe. Depuis le 11 juillet, le régime s’appuie sur ses alliés pour recevoir de la nourriture. La Russie, le Nicaragua, la Bolivie ont répondu présents. Mais c’est surtout le Mexique, proche, qui a dépêché sa marine marchande pour convoyer plusieurs milliers de tonnes de vivres.
« En cette fin d’année, le gouvernement nous a annoncé qu’il y aurait des donations de poulet. Mais il ne s’agit que d’une livre par personne », confie Pavel, un musicien havanais, qui peste: « Tout cela, alors que le cigare mensuel de la libretta (rationnement) sera, paraît t-il, supprimé prochainement. » Outre le poulet, le gouvernement devait offrir trois livres de riz aux Cubains. Les jours suivant Noël, plus de huit cents tonnes d’aliments étaient disponibles lors d’activités festives dans la capitale. A des prix cassés. Selon La Havane, plus de cinq millions de colis alimentaires, provenant de dons de l’étranger, ont été distribués à la population en fin d’année.
Le meilleur ennemi
Si les opposants se défendent de toute récupération politique de l’étranger, la dissidence n’en reste pas moins historiquement très liée aux Etats-Unis. Yunior Garcia a reconnu avoir eu des contacts avec l’ambassade américaine à La Havane, mais il se défend de s’être laissé influencer ou d’avoir accepté de l’argent de Washington. Selon le ministre cubain des Affaires étrangères Bruno Rodriguez Parrilla, les Américains, via l’agence Usaid, auraient versé plus de six millions de dollars depuis septembre à des groupes anticastristes de Madrid ou de Miami. Des Cubano-Américains peu appréciés par la population. « Le problème avec les Cubano-Américains est qu’ils veulent récupérer les biens qu’ils possédaient avant la révolution. Et cela, ce n’est pas possible. J’ai acheté ma maison et la loi cubaine précise bien que j’en suis la propriétaire », tempête une mère de famille de Cojimar, une petite ville balnéaire proche de La Havane où Ernest Hemingway allait taquiner le marlin.
Miguel Diaz-Canel a choisi le pire moment, en pleine pandémie, pour effectuer une réforme monétaire qui a mené à une hausse des prix.
Une grande partie de Cojimar appartenait, avant la révolution, à de riches Cubains qui ont fui l’île en 1959. Paradoxalement, les Etats-Unis n’ont cessé, depuis les débuts de la révolution, de contribuer à renforcer le régime castriste. La jeune révolution a dû affronter, en avril 1961, une tentative de débarquement de mercenaires cubano-américains entraînés par la CIA dans la baie des Cochons. Les services de renseignement américains ont entretenu des mouvements de guérilla anticastriste à Cuba. Les derniers foyers, dans les montagnes de l’Escambray, ne disparaîtront qu’en 1965.
Outre de nombreuses actions violentes menées sur l’île pendant des décennies par les Cubains de Miami, les Américains auraient tenté d’assassiner Fidel Castro plus de six cents fois! Les Cubains ont alors renforcé leur Défense, avec l’aide notable de l’URSS. Les comités de défense de la révolution contrôlent tout risque d’infiltration et des milliers d’agents de la sécurité d’Etat en civil patrouillent dans le pays. Plus de six décennies ont passé depuis la révolution et le pays reste extrêmement militarisé. Si Washington a cessé de financer des actions violentes contre Cuba il y a environ vingt ans, les Etats-Unis ont toujours tenté de déstabiliser le régime et cela même sous la présidence de de Barack Obama. Avec Internet comme nouvelle arme.
« Les Etats-Unis s’engagent à soutenir les actions des Cubains qui cherchent à promouvoir un changement démocratique au sein d’un mouvement social et inclusif », a déclaré, le 16 novembre 2021, le conseiller à la Sécurité nationale des Etats-Unis, Jake Sullivan. Cette stratégie d’ingérence affichée, couplée à un embargo, facilite la tâche du régime socialiste. Fidèle à son habitude, il fait porter sur les Etats-Unis la responsabilité des mauvais résultats de l’économie nationale. « Plus personne n’y croit, ici. Diaz-Canel a choisi le pire moment, en pleine pandémie, pour effectuer une réforme monétaire qui a mené à cette hausse des prix », confie Abel, un ancien fonctionnaire.
Luttes de pouvoir?
Rien n’a changé dans l’esprit depuis les propos de Fidel Castro dans le discours connu sous le titre « Paroles aux intellectuels », de 1961. « Dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien », avait alors assuré le Lider Maximo. Toute ouverture démocratique semble bloquée. D’une part, parce que la ligne politique a toujours été la révolution et tout dans la révolution. D’autre part, parce que la moindre ouverture démocratique mènerait à la fin du régime, tant les rancoeurs sont grandes et les positions de l’opposition et du régime irréconciliables.
Officiellement, le castrisme à la Fidel est toujours la ligne officielle du Parti communiste cubain. Si le plus célèbre des frères Castro a pu donner à Cuba une envergure internationale, son successeur gère son pays a minima. Les alliances avec les pays frères, de moins en moins nombreux, sont de plus en plus fragiles. Le chef de l’Etat, sans charisme, n’a que la pénurie à proposer comme futur à ses compatriotes. Au coin de chaque rue, dans chaque famille, la rengaine est toujours la même: « Du temps de Fidel, cela ne se serait jamais passé comme cela. Il aurait trouvé une solution. » Cinq ans après sa mort, et même si on en parle peu, l’image du Lider Maximo demeure pour les Havanais celle d’un magicien, capable de régler tous les problèmes. A l’inverse du président Miguel Diaz-Canel qui, en héritant d’un poste trop grand pour lui, est décrié par la majorité.
Pour Fina, épouse d’un ancien barbudos de la Sierra Maestra, « Diaz-Canel a hérité d’un pays dans une situation catastrophique et il n’a guère de marge de manoeuvre ». Le chef de l’Etat doit se montrer ferme s’il veut se maintenir au pouvoir car il pourrait, à terme, jouer sa survie politique. Les luttes d’influence sont de plus en plus visibles dans les cercles du pouvoir. C’est peut-être le signe annonciateur d’un changement de garde, mais pas de système. L’ ancien gendre de Raul Castro, le général Luis Alberto Rodriguez Lopez-Calleja, 61 ans, patron du tout-puissant conglomérat touristique Gaesa, propriété de l’armée, est récemment devenu député et d’aucuns lui prêtent des ambitions à la tête du pays. L’ ancien vice-président de Cuba dans les années 1990 et 2000, Carlos Lage, limogé par Raul Castro en 2009, a récemment fait savoir qu’il se sentait prêt à reprendre du service. Un improbable recours dans une situation économique totalement catastrophique.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici