Pourquoi il y a une ambiance de fin de règne à Cuba:«Raúl Castro et Miguel Díaz-Canel vont se retrouver tout seuls sur l’île»
Les difficultés économiques et sociales s’accumulent dans l’île des Caraïbes. L’accession au secrétariat d’Etat américain du député d’origine cubaine Marco Rubio n’augure rien de rassurant pour le régime.
Les dieux s’acharnent sur l’île crocodile. Des confins des paysages majestueux des plantations de tabac de Viñales, dans l’ouest du pays, jusqu’à Guantánamo-la-déshéritée, à l’autre extrémité de la nation, des milliers de maisons, d’arbres et de pilônes électriques se sont effondrés. Les systèmes de télécommunication sont coupés. Les enfants de la Révolution pleurent. La série noire que Cuba traverse s’amplifie.
L’effondrement du réseau électrique cubain, le 18 octobre, pendant près d’une semaine, a traumatisé les habitants de l’île caraïbe. Les Havanais, jusqu’ici relativement épargnés par les apagones (coupures d’électricité), ont été choqués. «Ce n’est que depuis le mois d’août que les choses se sont dégradées avec des apagones quotidiennes entre 10 heures et 14 heures. Ce qui n’est rien par rapport aux provinces de l’Oriente (l’est du pays) où les coupures durent une demi-journée», concède Enrique (1), un Havanais. Les grandes villes de ces régions pauvres sont régulièrement plongées dans l’obscurité. «Tant pis pour eux. Ils sont tous communistes en Oriente», dit malicieusement Marta, une infirmière de La Havane.
«Nous n’avons plus d’eau depuis une semaine. Ce n’est pas lié aux catastrophes. Cela se passe régulièrement.»
Ouragan et séisme
La capitale a lentement récupéré une bonne partie de ses capacités énergétiques depuis les coupures du 18 octobre, avant que «l’enfer» ne revienne sous la forme d’un ouragan majeur, Rafael. Il a secoué La Havane et les provinces avoisinantes le 7 novembre avec une force 3 sur les cinq que compte l’échelle de Saffir-Simpson. Une semaine après son passage, les traces restent peu visibles sur les grands axes de la capitale et dans les quartiers aisés du Vedado et de Miramar, mais le malheur frappe toujours les villages proches de la métropole havanaise. Tous affichent des paysages de désolation. L’ouragan aurait quand même provoqué l’effondrement de près de 500 maisons, déjà fragilisées, dans la capitale.
Le destin s’est encore acharné sur les Cubains. Le 10 novembre, les infrastructures de l’est de l’île ont été ravagées par un fort tremblement de terre de 6,8 sur l’échelle de Richter, dont l’épicentre se situait entre Cuba et la Jamaïque. Le séisme s’est produit dans la province de Granma, une des régions les plus déshéritées de la plus grande île de la Caraïbe. Depuis, selon l’Institut sismologique national, il y a eu près de 3.000 répliques, de quoi inquiéter les sismologues du pays. Ces catastrophes à répétition font revivre des moments douloureux aux Cubains, car elles interviennent après une longue série de dysfonctionnements. «Nous n’avons plus d’eau depuis une semaine. Ce n’est pas lié aux récentes catastrophes. Cela se passe régulièrement», se désole Enrique. Les ordures s’accumulent à chaque coin de rue, faute de pétrole pour alimenter les bennes à ordures. Tout cela dans un contexte où la chaleur est permanente dans le pays, le mois de janvier excepté.
27
milliards de dollars, le PIB de Cuba en 2023. Il s’était élevé à 107 milliards de dollars en 2020.
«Il est difficile de comprendre Cuba lorsqu’on ne vit pas ces pannes permanentes, avec les températures extrêmes qui nous étouffent», dit Norge, un Havanais. Carlito, 12 ans, habite avec sa mère malade près de Santiago de Cuba. Piqué par un moustique porteur de l’oropouche, une nouvelle maladie semblable à la dengue mais plus violente, l’enfant confiait l’été dernier que «le plus dur, ce sont les moustiques avec les apagones. Ils sont énormes et ils nous piquent tout le temps». Carlito a été malade pendant trois semaines: fièvre, maux de tête, vomissements. L’oropouche vient du Brésil et s’est répandu dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes depuis quelques mois.
Solidarité socialiste en déclin
Les chiffres n’ont pas toujours un sens profond à Cuba. Mais ils donnent une idée de la détérioration de la situation économique. Evalué à 107 milliards de dollars en 2020, le PIB de Cuba a été revu à la baisse, à 27 milliards de dollars en 2023. Le pays importe désormais 90% de sa nourriture. «La libreta (NDLR: le carnet de rationnement) ne nous donne presque plus rien chaque mois: un peu de sucre, de sel, de riz, deux cigares. Nous n’avons pas eu de café depuis six mois et la livraison de la dernière cuisse et contre-cuisse de poulet date d’il y a trois mois», désespère Niurka, une habitante du quartier havanais du Cerro.
Le gouvernement ne peut plus nourrir les habitants. La solidarité socialiste, base de la Révolution cubaine, est morte. Les exportations de nickel sont passées de 1,48 milliard de dollars en 2011 à 998 millions de dollars en 2022. L’île, autrefois sucrière, importe son sucre de la Martinique. L’inflation est galopante. En 2021, le gouvernement a imposé une réforme pour supprimer la dualité monétaire qui existait jusqu’alors. Un échec. Plusieurs monnaies coexistent aujourd’hui à Cuba: le peso cubain au taux officiel et à celui du marché noir, l’euro, le dollar et une monnaie virtuelle, la Monnaie librement convertible.
Alors que près d’un million d’habitants ont quitté l’île depuis trois ans, l’exode s’accentuera encore parmi les forces vives. «Quel jeune Cubain serait prêt à travailler pour moins de dix dollars par mois? Mon père, contremaître retraité d’une centrale sucrière, qui a travaillé toute sa vie, ne reçoit qu’une pension mensuelle de cinq dollars. Sans l’aide de la famille, il serait mort», détaille Niurka. Les plus âgés, obligés parfois de mendier pour survivre, une nouveauté, ne cachent plus leur amertume.
Hôtels en difficulté
Le tourisme est l’une des principales sources de devises. Cuba souffre d’une forte dépendance aux touristes canadiens qui représentent près d’un million de voyageurs sur les 2,4 millions que le pays accueille chaque année. Ils pourraient délaisser Cuba, car les prestations dans des hôtels «tout inclus», où 90% d’entre eux résident, se dégradent. Certains voyagistes du Canada ne vendent plus la destination. Norge, lui, comprend mal que les autorités construisent des hôtels sans investir dans d’autres secteurs économiques. «Les hôtels sont vides. Pourquoi en construire toujours plus?», questionne t-il, non sans se demander s’il n’y a pas là du blanchiment d’argent.
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La bureaucratie entrave le secteur touristique, comme si les autorités faisaient tout pour faire fuir les étrangers. Ceux-ci doivent réaliser la plupart des transactions au moyen de cartes de crédit dans un environnement bancaire non sécurisé. Payer en cash est impossible dans la plupart des hôtels, bars, boutiques et de nombreux restaurants. La déliquescence du système énergétique, elle, aura des conséquences sur les investisseurs étrangers. Les entreprises, les services publics, fonctionnent au ralenti. Les centrales électriques, alimentées avec du pétrole, datent de l’URSS. Elles ne fonctionnent parfois plus à cause du manque de carburant ou de l’obsolescence. Fournisseur d’or noir à prix bradés, le Venezuela n’a envoyé que 22.000 barils de pétrole en septembre, contre 120.000 du temps de Hugo Chávez au début des années 2000. Cuba ne compte que 5% d’énergies renouvelables. Le directeur du programme énergétique pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’université du Texas, Jorge Piñón, d’origine cubaine, a confié à la très anticastriste TV Marti: «Les dirigeants cubains ne peuvent pas continuer cette politique de bricolage permanent sur leurs centrales thermoélectriques. Une recapitalisation structurelle est nécessaire, mais Cuba n’a ni l’argent ni le temps pour résoudre les dysfonctionnements du système électrique»
Aux yeux du pouvoir, une centrale thermique est comme une Lada, la voiture fétiche à Cuba, qui tombe tous les jours en panne, mais que les propriétaires bricolent à l’infini jusqu’à ce qu’elle reparte. Les autorités pensent pouvoir faire de même avec un réseau national qui nécessite des investissements évalués à dix milliards de dollars. Personne ne prêtera à Cuba, d’autant que sa dette de 19,7 milliards de dollars augmente même avec ses alliés, la Russie ou le Venezuela. La Chine ne veut plus prêter à La Havane qu’elle a sermonnée à la fin octobre pour sa mauvaise gestion. Les autorités ont imputé leurs difficultés énergétiques à l’embargo américain. Le professeur Jorge Piñon infirme cet argument. «Un accord avec une entreprise russe d’un montant de 1,3 milliard d’euros a été signé en 2016 pour la construction de quatre centrales d’un total de 800 mégawatts […] Qu’en est-il advenu?» Pour l’expert, la situation résulte d’une mauvaise gestion de l’Etat.
Fuite des élites
Ulcérés par l’obscurité et par la perte de leurs maigres biens alimentaires pendant les coupures d’électricité, les Cubains manifestent de plus en plus. La révolte couve. «Tout le monde part. Raúl [Castro] et [le président] Miguel Díaz-Canel vont se retrouver tout seuls sur l’île, qu’ils finiront par vendre aux Russes», lance Marta, dans un grand éclat de rire. Avec le départ depuis trois ans pour l’étranger de médecins, professeurs et ingénieurs, les infrastructures essentielles de l’île sont de plus en plus dysfonctionnelles. Au point que même les élites et les défenseurs de la Révolution se rendraient compte que la situation est perdue. «Même les chefs partent pour l’étranger», précise Marta. Le vice-ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Juan Carlos Santana Novoa, a fait défection début septembre, à la faveur d’un congrès à Mexico, et a rejoint la frontière avec les Etats-Unis où il s’est présenté aux autorités américaines. Il s’est joint à un groupe de demandeurs d’asiles cubains, qui, sans savoir qui il était, l’ont taquiné et lui ont dit qu’il ressemblait à… un dirigeant cubain.
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Il n’est pas le seul dignitaire à fuir. L’ancienne députée et membre du tout-puissant Comité central du Parti communiste cubain, Nayla Patterson Prieto, est partie en Floride en 2022. Elle travaille dans un salon de coiffure à Miami. Plusieurs dirigeants provinciaux se trouvent aux Etats-Unis. Ils n’ont pas seulement été les porte-parole du communisme pendant des décennies, ils ont aussi combattu la dissidence, et condamné des opposants. Les transfuges appartiennent à tous les niveaux de la hiérarchie: politiciens, militaires de haut rang, ou agents de la Seguridad del Estado (les services de renseignement). Certains ont eu une vie digne de films d’aventure. C’est le cas de l’ex-pilote de chasse Luis Raúl González-Pardo Rodríguez, réfugié à Jacksonville en Floride, dont les actions, sur fond d’espionnage, ont inspiré le film Cuban Network (2019) d’Olivier Assayas. Au milieu des années 1990, des pilotes cubano-américains d’avions de tourisme du groupe Hermanos al Rescate violaient régulièrement l’espace aérien cubain pour sauver des compatriotes qui fuyaient l’île. Les militants de l’association commettaient aussi des attentats contre des infrastructures touristiques cubaines. Fidel Castro a donné l’ordre d’abattre deux des Cessna de l’association. Luis Raúl González-Pardo était aux commandes de l’un des Mig 29 qui ont participé à l’opération.
«Quel jeune Cubain serait prêt à travailler pour moins de dix dollars par mois?»
La plupart des dirigeants communistes sont entrés aux Etats-Unis par des processus de réunification familiale. Leur choix de fuir vers un pays, dont ils n’ont eu de cesse de stigmatiser le modèle pendant des années, n’est pas seulement ironique. Il est révélateur de plusieurs évolutions. La peur du régime n’agit plus comme au temps de Fidel Castro. Les fuyards ne craignent plus d’être éliminés à l’étranger en raison des secrets qu’ils pourraient divulguer. Cette situation montre aussi à quel point Cuba s’est délitée socioéconomiquement et à quel point les dirigeants redoutent une explosion sociale que le président Díaz-Canel tente de prévenir en accentuant la répression contre les dissidents et les journalistes indépendants, particulièrement ciblés depuis quelques mois. Mais pour les Cubains, le véritable ouragan est à venir. Il s’appelle Donald Trump.
Après les 240 mesures prises contre l’île lors de son premier mandat, le futur locataire de la Maison-Blanche a promis d’accentuer les sanctions contre le régime et le peuple cubains. La nomination annoncée de Marco Rubio comme secrétaire d’Etat, un Américain d’origine cubaine farouchement anticastriste, promet des jours très, très difficiles à La Havane.
(1) Les prénoms ont été modifiés.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici