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Face à la lenteur des réparations de l’infrastructure électrique après le passage de l’ouragan Ian, des habitants de La Havane ont exprimé leur mécontentement. © REUTERS

Cuba, l’île des coupures de courant à répétition (reportage)

Hector Lemieux Correspondant

Même hors des périodes d’ouragan, les Cubains vivent au rythme des pannes d’électricité qui peuvent durer jusqu’à douze heures. Ce fléau, dans un contexte de crise économique record et d’épidémie de dengue, provoque de vives contestations dans l’île.

Le contexte

L’ouragan Ian, passé sur l’île de Cuba le 27 septembre, a provoqué la mort de trois personnes. Un bilan mesuré par rapport à la soixantaine de tués enregistrés rien qu’en Floride, aux Etats-Unis. Les dégâts matériels ont néanmoins été conséquents. Deux lignes à haute tension ont été mises à l’arrêt en raison de câbles arrachés, provoquant une coupure générale de courant. Il a fallu plusieurs jours pour le rétablir. Face à la lenteur des réparations, des habitants de La Havane ont manifesté leur colère dans la rue. Les pannes d’électricité sont pourtant le quotidien de beaucoup de Cubains, moins des Havanais, dans un pays aux infrastructures désuètes.

La Havane s’est éteinte à 18h30. Les mélodies romantiques favorites des Cubaines et le reggaeton râpeux des adolescents se sont tus en un instant. «Gran Poder de Dios (Dieu tout-puissant)! Encore une coupure de courant. On en a au moins jusqu’à minuit», se désole El Chino, un immense métis aux bras de lutteur. A l’exception de la Vieille Havane, des quartiers bourgeois du Vedado, de Siboney ou de Playa, mystérieusement épargnés, «les coupures sont de plus en plus fréquentes, même si quatre ou cinq heures sans électricité à La Havane ne sont rien à côté des “apagones” (coupures) qu’il y a ailleurs dans le pays», ajoute El Chino.

Près de 200 000 Cubains ont quitté leur île pour les Etats-Unis en dix mois. Et parmi eux, le personnel le plus qualifié.

Les campagnes subissent des apagones de douze heures. Radio Bemba (la rumeur) évoque des pannes de vingt heures, voire plus. Serveur dans un restaurant de La Havane, Miguel (1) se lamente: «J’habite San Antonio de Los Baños, à une petite trentaine de kilomètres de la capitale. Tous les jours, nous avons cinq heures d’électricité, suivies de cinq heures de panne, suivies de cinq heures de courant et de nouveau des apagones, confie le quadragénaire. C’est intenable. Et encore, je fais partie des rares privilégiés qui possèdent une planta (NDLR: groupe électrogène) que je ne fais tourner qu’une heure par jour, car elle consomme deux litres d’essence à l’heure. Chaque heure de consommation de la planta me coûte trois heures de mon salaire. Quelle tristesse que ma Havane», soupire El Chino, désespéré par cette capitale encore plus morose que lors des dix jours de deuil de Fidel Castro. La joie de vivre des Cubains a disparu.

Pénurie de piles

Tout le monde s’en va, sauf les vieux et les plus pauvres. En dix mois, près de 200 000 Cubains ont quitté leur île pour les Etats-Unis. Parmi eux, le personnel le plus qualifié. Du jamais-vu. Carlo, un jeune Noir, les cheveux blonds comme les blés, infirmier, est parti début septembre avec sa sœur Dayana, dentiste. «Leur mère a vendu l’Almendron (NDLR: une vieille voiture américaine). Ils ont acheté un séjour en hôtel tout inclus pour l’île de Margarita, au Venezuela, car les Cubains n’y ont pas besoin de visa. De là, ils rejoindront la Colombie et, si Dieu le permet, les Etats-Unis», confie une voisine de Carlo. La situation est si désespérée que, entre deux coupures de courant, les Havanais se hâtent de recharger leur téléphone, qu’ils utilisent comme lampe. Mais les batteries, usées, s’éteignent vite. Le pays manque de ventilateurs, de lampes rechargeables et de piles.

Les pannes d’électricité sont devenues le quotidien de Cubains de plus en plus lassés par l’incurie du pouvoir.
Les pannes d’électricité sont devenues le quotidien de Cubains de plus en plus lassés par l’incurie du pouvoir. © BELGA IMAGE

Voici des cris, tard dans la nuit. Un couple se dispute, exaspéré par la chaleur. C’est comme cela presque tous les jours. Une ménagère s’indigne: «Je ne peux plus voir Gritos de Amor, mon feuilleton turc.» Cuba a traversé bien des moments difficiles depuis la révolution, mais la situation actuelle est catastrophique: nourriture rationnée à l’extrême, inflation à trois chiffres, pénurie d’essence, de médicaments, exode massif des forces vives, logements vétustes à La Havane, au point que de plus en plus de Havanais marchent en bord de rue, de peur qu’un balcon s’effondre sur le trottoir.

Manifestations en hausse

Les habitants, excédés, manifestent dans toute l’île contre les pannes de courant. A peine plus d’un an après les émeutes de la faim du 11 juillet 2021, la ville côtière de Nuevitas, dans le centre du pays, s’est révoltée à la mi-août, exaspérée par les apagones. Femmes et enfants sont descendus dans la rue. Les autorités ont violemment réprimé les insoumis. Le régime craint pour sa survie. «S’il y a moins de pannes dans la capitale, c’est que nos chefs craignent que les Havanais se révoltent. Dans mon quartier, des gens ont profité hier de l’obscurité, due à une coupure d’électricité, pour écrire des slogans hostiles au gouvernement», confie Vladimir, un résident de l’est de la métropole.

S’il y a moins de pannes dans la capitale, c’est que nos chefs craignent que les Havanais se révoltent.

Partout, habitants des villes et des campagnes regimbent, dénoncent l’incompétence de leurs dirigeants sur les réseaux sociaux, appellent à la démission du président Miguel Díaz-Canel, qui multiplie les tournées dans des quartiers pauvres pour désamorcer la crise. Mais rien n’y fait. Le slogan de ce dernier, «Nous vaincrons», inventé et ressassé par d’autres depuis soixante ans, semble aussi désuet que ridicule. Surtout, certaines des déclarations du chef de l’Etat contre les manifestants, accusés d’être des contre-révolutionnaires, passent mal. «Ces en… n’ont qu’un seul but. Se maintenir au pouvoir. Fidel, lui, faisait parfois des affaires pas très propres, mais c’était toujours pour donner à manger à son peuple», confie une Cubaine, résumant un sentiment général de ras-le-bol.

Épidémie de dengue

Obliger les Cubains à faire des heures de queue, au rationnement pour se nourrir ou pour entrer dans la moindre boutique, a longtemps été la stratégie des autorités pour que ces derniers n’aient pas le temps de penser à autre chose. Si les plus de 40 ans sont résignés, capables de supporter tous les outrages, les jeunes se révoltent. «Cuba est le seul pays au monde dans cette situation. Les gens l’écrivent sur Facebook. Au moins, aux Etats-Unis, en travaillant, on peut acheter sa maison, estime Maria-Carla, 29 ans. Lorsque le gouvernement a supprimé le peso convertible, en janvier 2021, et effectué la réforme monétaire, mon père, retraité, a perdu les économies de toute une vie. Comment peut-on être stupide au point de faire une réforme monétaire au pire moment de la pandémie?» Car outre la perte de leurs économies dues à plus de 500% d’inflation depuis 21 mois, les Cubains affrontent un autre fléau.

Le président Miguel Díaz-Canel essaie d’apaiser le mécontentement des citoyens en allant à la rencontre des Cubains les plus touchés par les coupures de courant.
Le président Miguel Díaz-Canel essaie d’apaiser le mécontentement des citoyens en allant à la rencontre des Cubains les plus touchés par les coupures de courant. © GETTY IMAGES

Les moustiques profitent des apagones pour attaquer et propager la pire épidémie de dengue depuis quinze ans. Yirina, la quarantaine, explique: «Les moustiques sont grands comme ça, assure-t-elle en écartant exagérément les mains. Oui, ils sont immenses. Ils tournent en permanence autour de nous. Rien ne les arrête. Lorsque je vais voir mes parents en Oriente (NDLR: dans l’est du pays), nous sortons les matelas à l’extérieur à cause de la chaleur, mais les moustiques rôdent. Les enfants pleurent. C’est insupportable.» Longtemps, le pays a pu contrôler la dengue grâce à une politique de santé publique redoutablement efficace. Lorsque les médecins détectaient et soignaient des malades de la dengue, le ministère de la Santé prenait le relais en déployant les jeunes du service militaire dans les foyers, armés de sulfateuses de fumigène, pour tuer moustiques et larves. Las, Cuba n’a plus d’argent pour acheter des produits antimoustiques.

Infrastructures délabrées

La décrépitude des infrastructures explique en partie le déficit énergétique, de l’ordre de 30% par jour. Si la gouvernance cubaine est parfois erratique, l’embargo des Etats-Unis lui interdit d’acheter certaines pièces de rechange sur le marché international. Les infrastructures datent de l’époque de l’URSS et les investisseurs étrangers ne se bousculent pas au portillon du régime socialiste. Cuba doit aux Soviétiques une longue période de relative stabilité économique, entre 1960 et 1990, pendant laquelle le grand frère russe a subventionné son petit camarade socialiste et lui a fourni non seulement une coopération technique, mais aussi des pièces pour toute son industrie. L’effondrement de l’Union soviétique a signifié la fin des subventions russes et de la maintenance des infrastructures industrielles.

Washington multiplie les pressions sur le régime pour encourager le peuple à se soulever.

Formidables bricoleurs, les Cubains ont réparé leurs vieilles centrales thermiques, à l’instar des voitures américaines des années 1940, toujours en circulation. Non sans limites. Les centrales électriques datent toutes de plus de trente ans. Leur délabrement est tel qu’en juillet, la centrale de Felton, la troisième ville du pays, dans la province d’Holguin, a pris feu. La plus grande centrale électrique nationale, près de Varadero, est à l’arrêt depuis que les dépôts de pétrole qui l’alimentaient jusqu’ici ont pris feu lors d’un méga-incendie à Matanzas, début août. La nation caribéenne ne peut compter que sur 5% d’énergies renouvelables. Le gouvernement bricole. Ainsi en est-il des centrales thermiques flottantes turques. Les ports cubains en comptent cinq pour une puissance totale de 250 MW, soit un peu moins de 10% des besoins nationaux quotidiens. Cuba en voudrait d’autres, mais ne dispose pas des liquidités nécessaires.

Les Cubano-Américains, tout comme les Etats-Unis, ont bien compris la désespérance des Cubains. Washington veille à maintenir l’île dans l’indigence et multiplie les pressions sur le régime pour encourager le peuple à se soulever. Afin de briser le tourisme dans l’île, deuxième source de revenus de La Havane, Joe Biden, aussi déterminé, sinon plus, que Donald Trump contre Cuba, a renouvelé début septembre «la loi sur le commerce avec l’ennemi» à propos de l’île communiste. Washington oblige aussi désormais les voyageurs qui sont allés à Cuba à solliciter un visa dans les ambassades américaines s’ils veulent se rendre aux Etats-Unis.

(1) Les prénoms ont été changés.

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