Crise en Ukraine: « Une offensive majeure plus probable qu’une désescalade » (entretien)
Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, Bruno Tertrais ne voit pas la porte de sortie qui permettrait aux parties de régler honorablement le contentieux. « Poutine veut ramener l’Ukraine dans le giron de la Russie. »
Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il ravivé les tensions autour de l’Ukraine? Maintenir un conflit de basse intensité dans le Donbass ne suffisait-il pas à empêcher de facto une adhésion de l’Ukraine à l’Otan?
Les ambitions de Vladimir Poutine dépassent le territoire du Donbass. Il a annoncé la couleur dès l’été 2020, dans un texte majeur publié par le Kremlin. Il considère que l’Ukraine n’est « même pas un Etat » et qu’elle est constituée d’un peuple qui est « le même que celui de la Russie ». A mon sens, la question de l’adhésion à l’Otan n’est qu’un prétexte. Si l’Ukraine abandonnait tout idée d’adhérer à l’Alliance atlantique et si l’Otan fermait la porte à Kiev, Vladimir Poutine n’en serait pas pour autant satisfait. Ce qui l’intéresse, c’est de ramener l’Ukraine dans le giron de la Russie. Poutine est nerveux. Il vient d’avoir 70 ans. Il n’est pas éternel. Il voit l’Ukraine s’éloigner de la Russie, largement du fait, d’ailleurs, de la politique de Moscou à l’égard de ce pays depuis 2013. J’émets l’hypothèse qu’il a décidé d’agir avant qu’il ne soit trop tard.
Joe Biden a beaucoup plus à perdre qu’à gagner sur le plan intérieur à une escalade des tensions en Europe. » Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique.
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Au plan diplomatique, les Américains et les Européens peuvent-ils concéder quelque chose aux Russes?
Il n’est pas concevable pour les Européens et les Américains de revenir formellement sur l’engagement pris en 2008 envers la Géorgie et l’Ukraine de les accueillir un jour, si elles le souhaitent, dans l’Otan. Et encore moins d’accepter de retirer toutes les forces militaires qui ont été déployées depuis 1997 dans les Etats est-européens. Car c’est en effet ce qu’exige Moscou… On peut en revanche imaginer plusieurs choses: élaborer de nouvelles mesures de confiance militaire qui pourraient garantir à la Russie que l’Ukraine ne deviendrait pas un porte-avions de l’Otan ; ou faire savoir que l’Ukraine n’est pas prête à entrer dans l’Otan et qu’elle n’y entrera pas à échéance rapprochée. Mais cela ne serait pas satisfaisant pour Moscou, qui demande des engagements formels, écrits et juridiquement contraignants.
Une issue à la crise qui fasse que Vladimir Poutine en sorte avec un gain à brandir est-elle dès lors illusoire?
Quel que soit le scénario, Vladimir Poutine se présentera comme vainqueur. Je ne suis pas inquiet de nature. Mais le jour où les Russes ont présenté leurs deux projets de traité, l’un avec les Etats-Unis, l’autre avec l’Otan, à la mi-décembre 2021, je le suis devenu. Car je ne voyais pas – et je ne vois toujours pas – la porte de sortie qui pourrait permettre à toutes les parties de régler honorablement cette question. Les Russes ont présenté des quasi-ultimatums, d’un côté, et ont mis en place un dispositif militaire très impressionnant, de l’autre. C’est pourquoi je pense, malheureusement, que le scénario d’une offensive majeure, par des moyens divers – militaires, cybernétiques, manipulation politique -, reste plus probable qu’une désescalade.
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Cette offensive pourrait-elle « se limiter » à une intervention- annexion du Donbass, comme cela s’est passé pour la Crimée?
A ce stade, beaucoup de scénarios sont envisageables, y compris celui que vous mentionnez. Je serais surpris que Vladimir Poutine ait déjà décidé ce qu’il allait faire et quand. Il nous tient en haleine ; et c’est déjà une forme de victoire politique puisqu’il s’agit d’essayer d’obtenir des résultats diplomatiques, si possible sans faire la guerre. Pour l’instant, force est de constater que cela n’a pas marché. En tout cas, tout scénario comprenant une intrusion en profondeur sur le territoire ukrainien au-delà du Donbass se heurterait à une forte résistance de la population, qui, sans être plus inquiète que les Occidentaux, se prépare clairement à la guerre.
Vladimir Poutine s’estime en position de force, y compris sur la question énergétique.
La menace de sanctions économiques comme le blocage du gazoduc Nord Stream 2 ou le « débranchement » de la Russie du réseau financier Swift peut-elle faire réfléchir à Moscou?
Sans doute faire réfléchir, mais sans doute pas faire renoncer. Il y a, par ailleurs, de vraies questions sur la faisabilité et l’opportunité d’un « débranchement » du réseau Swift qui demanderait un consensus européen. Parmi les sanctions qui peuvent faire le plus mal, figurent celles qui touchent directement au portefeuille les oligarques et les très proches du pouvoir russe.Rappelons-nous que Poutine s’estime aussi en position de force. Y compris sur la question énergétique, dès lors que l’hiver est rude, que les prix de l’énergie sont déjà élevés et qu’il a la possibilité de jouer cette carte, très sensible pour les opinions européennes. Au fond, tout dépend de la balance bénéfices-risques qui est faite à Moscou aujourd’hui. Je ne suis pas certain que, pour nous, elle soit positive.
Vladimir Poutine et Joe Biden n’ont-ils pas un intérêt, en matière de politique intérieure, à alimenter le feu de ce conflit?
Du côté russe, probablement. Du côté américain, certainement pas. Joe Biden a trois préoccupations en tête: la pandémie, la relance de l’économie et, à l’échelon stratégique, la Chine. Il a beaucoup plus à perdre qu’à gagner, sur le plan intérieur, à une escalade des tensions en Europe. Même si l’on peut imaginer qu’à la Maison-Blanche, on se dit que faire preuve de fermeté sur un théâtre peut aussi contribuer à la dissuasion sur un autre… Car la Chine regarde attentivement ce qui se passe en Europe. Et afficher de la mollesse face à Moscou sera certainement enregistré comme un signal positif à Pékin en regard du sort de Taïwan.
N’assiste-t-on pas, de nouveau, à une forme de « cavalier seul » des Etats-Unis, comme en Afghanistan et dans la région indo-pacifique?
Je ne le pense pas. Deux choses ont changé. Primo, les Etats-Unis ont appris de leurs maladresses: les tensions transatlantiques à la suite du retrait d’Afghanistan et de la signature de l’accord Aukus les ont fait réfléchir. Deuzio, l’équipe des responsables de la politique européenne des Etats-Unis est désormais au complet. Deux personnalités clés sont entrées en fonction, la secrétaire d’Etat adjointe chargée de l’Europe, Karen Donfried, et l’ambassadrice des Etats-Unis à l’Otan, Julianne Smith. Elles sont toutes deux expérimentées, connaissent bien l’Europe et nourrissent une attitude plutôt positive à son égard. Tout indique que la coordination transatlantique est excellente depuis le début de cette crise au mois de novembre, même si la négociation est effectivement dominée par le face-à-face américano-russe.
N’assiste-t-on à une hystérisation de la tension autour de l’Ukraine, avec une forme de prophétie autoréalisatrice du conflit?
Personnellement, je ne vois pas d’hystérisation, sauf dans les propos de certains responsables politiques et intellectuels qui s’interrogent sur la question de savoir s’il faut ou non aller « mourir pour Kiev »… Or, la question n’est absolument pas posée. Aucun Etat de l’Otan n’envisage aujourd’hui d’envoyer des combattants en Ukraine, même en cas de guerre.
Considérer d’emblée qu’une opération militaire des Occidentaux est exclue, n’est-ce pas donner une forme de blanc-seing à Vladimir Poutine pour entrer en Ukraine?
Il est toujours possible d’imaginer qu’un engagement de l’Otan à défendre l’Ukraine dissuaderait Moscou. Mais d’une part, je ne suis pas sûr que cela serait le cas. D’autre part, il serait extrêmement risqué parce que cela pourrait justement conduire Poutine à tester la résolution de l’Otan.
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