Crimes de guerre: l’architecture au service de la vérité
Les champs de bataille font souvent l’objet de secrets d’Etat. Une équipe d’architectes à l’université de Londres a mis au point une méthode pour reconstituer les faits et démasquer les crimes de guerre, à partir des traces laissées sur les bâtiments.
Dans l’imaginaire collectif, l’architecture jouit d’une image policée, loin des tumultes du monde politique. Elle est aussi considérée comme « inoffensive » pour le pouvoir en place. C’est sans compter sur l’approche révolutionnaire élaborée par l’Israélien Eyal Weizman, un des grands noms de la discipline, et ses collègues du Forensic Architecture, le laboratoire qu’il a mis en place au coeur du Goldsmiths College, à l’université de Londres.
Au carrefour de l’art de bâtir, de l’archéologie, de la topographie et des nouvelles technologies, l’architecture « forensique », ou « d’investigation », se propose de mettre au point des techniques pour étudier les traces et impacts de guerre laissés sur les paysages et les bâtiments. Entouré d’un réseau étoffé de spécialistes (architectes, scientifiques, juristes, journalistes d’investigation et artistes), Weizman traque le moindre indice pour faire parler la matière. Objectif: laisser surgir la vérité sur les terrains de guerre, là précisément où certains Etats s’affairent à dissimuler les abus et crimes les plus inavouables.
Le champ d’intervention de l’architecture forensique est large et varié. Le collectif a pu mener jusqu’ici de pertinentes et concluantes enquêtes. Parmi celles-ci, on compte une cartographie de destructions d’habitations bédouines dans la région désertique du sud d’Israël, une reconstitution de frappes de drones au Pakistan, des recherches sur l’assassinat d’un opposant au régime en place au Venezuela, ou encore une contre-expertise de la mort de Zineb Redouane, octogénaire décédée d’une bombe lacrymogène à son domicile, en marge d’une manifestation de gilets jaunes à Marseille.
En fonction de l’ampleur de l’investigation, ces résultats peuvent se voir attribuer une valeur juridique et se trouvent ainsi utilisés par les plus hautes instances juridiques et associatives (cours pénales nationales, tribunaux internationaux, ONU, organisations non gouvernementales, etc.). Des conclusions souvent formulées dans un langage technique obscur pour un public non averti mais dont les équipes du laboratoire proposent une version accessible à tout une chacun (carte interactive, animation, vidéo, etc.) via le site forensic-architecture.org.
Ce faisant, les enquêteurs incitent la société civile à s’emparer des affaires étudiées. De cette manière, l’aspect juridique du travail se voit doublé d’une dimension politique et sociétale. D’où l’étymologie du qualificatif « forensique », qui renvoie au forum romain, et qui suggère que le débat citoyen est le lieu par excellence de la délibération collective, de la confrontation des points de vue, et, en dernière instance, de la réflexion sur la vérité.
De là à crier victoire? Pas tout de suite. Weizman pointe quelques difficultés, notamment ce qu’il appelle le « seuil de détectabilité », quand, par exemple, la résolution des images disponibles ne permet pas de détecter clairement et suffisamment d’indices.
L’impact des essais nucléaires
De 1966 à 1996, la France réalise 193 essais nucléaires en Polynésie. Malgré le temps passé, des zones d’ombre continuent à planer sur les dégâts humains et le réel impact environnemental de ces essais. En 2013, l’Etat français déclassifie des centaines de documents (2 000 pages au total) relatifs à cette période. Une aubaine pour Nabil Ahmed, chercheur, artiste et membre du collectif Forensic Architecture, qui s’associe alors au journal d’investigation en ligne indépendant Disclose. Le tandem épluche les documents, les complète par des études sur le terrain de l’évolution du paysage, des témoignages ou encore des statistiques. Les premiers résultats, concluants, viennent de tomber au printemps 2021. Et ils sont accablants pour la version officielle: « Les doses reçues par les habitants, notamment par les enfants, sont dans certains cas bien supérieures à celles de Fukushima », peut-on lire dans la conclusion du rapport. De plus, l’enquête conteste formellement les chiffres avancés concernant les personnes qui auraient été touchées par les retombées des essais. Elle les évalue à 110 000 victimes, soit plus de trente fois le total de 3 425 avancé par le rapport parlementaire publié en 2001. En visite sur place en juillet dernier, Emmanuel Macron a ainsi affirmé: « Nous avons une dette envers la Polynésie. »
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