Le 7 octobre 2024 à Ajaccio, le rabbin Levi Pinson rend hommage aux victimes de l’attaque du Hamas perpétrée un an plus tôt. © FR3

Pourquoi la Corse est la terre promise pour les Juifs menacés

François Janne d'Othée

Face à l’antisémitisme, l’île de Beauté se rappelle au bon souvenir des Juifs. Mais l’image n’est pas aussi nette.

En Corse, pas un seul incident antisémite n’a été relevé depuis le 7 octobre 2023, répète-t-on avec fierté sur l’île. On y ajoute que les Juifs se promènent avec la kippa sur la tête sans être intimidés, et que le jeune rabbin d’Ajaccio, Levi Pinson, un loubavitch, fait ses courses sans escorte. Ni agressions, ni tags, ni aucune plainte. Pas d’appels au boycott d’Israël au sein de l’université de Corse. La synagogue de Bastia n’est astreinte à aucune mesure de sécurité, et la communauté juive locale, forte de quelque 300 membres, coule des jours heureux.

Cette image détonne par rapport au «continent» –comme disent les locaux– où les incidents antisémites se sont multipliés. Le rabbin confiait au quotidien Corse-Matin que, sur l’île, «on constate une réelle sympathie à l’égard de notre communauté. Il y a une tradition d’accueil. Des habitants nous manifestent leur solidarité. Ce n’est pas la même atmosphère [que sur le continent].» Le religieux aurait reçu plusieurs sollicitations de Juifs pour s’installer en Corse, mais, au Vif, il minimise, parlant davantage d’un «buzz médiatique». Si les arrivées ne sont pas nombreuses, c’est aussi, complète Frédéric Joseph Bianchi, président de Terra Eretz Corsica Israël, «parce qu’il y a suffisamment de lieux en France où les Juifs peuvent se sentir en sécurité.»

Le 7 octobre dernier, ils étaient quelques dizaines sur la place Foch à Ajaccio pour commémorer le premier anniversaire de l’attaque meurtrière du Hamas. Des portraits des otages encore en vie étaient affichés. «On doit manifester notre soutien à Israël qui, aujourd’hui, mène seul une guerre pour l’ensemble de l’humanité», a déclaré le rabbin. Ce discours est relayé par Terra Eretz Corsica Israël, qui, en partenariat avec la Ville de Bastia, avait organisé une cérémonie d’hommage, en liaison vidéo avec Israël. «A 80%, l’assistance était composée de Corses, alors qu’à Paris, pour la commémoration, c’était avant tout des Juifs», assure Frédéric Joseph Bianchi.

«Non, il n’y a pas eu d’exception corse durant l’Occupation.»

Des racines historiques

La sérénité des Juifs en Corse a des racines historiques. Beaucoup ont émigré en Corse au cours des siècles. Le héros de l’indépendance au XVIIIe siècle, Pascal Paoli, leur a octroyé la citoyenneté, et une culture commune s’est forgée. «Si on s’attaque aux Juifs, on s’attaque aux Corses, car beaucoup de familles sont mélangées», témoigne Frederic Joseph Bianchi. Surtout, l’île a la réputation d’être le seul territoire français qui n’a arrêté ni déporté de Juifs durant les années noires de la Seconde Guerre mondiale qui ont abouti à la Shoah. Mieux, elle les aurait cachés et protégés, ressasse-t-on. L’historien Serge Klarsfeld a toutefois noté qu’Ignace Schreter, un juif allemand réfugié dans l’île, a été arrêté en 1942. Il fut déporté et tué à Sobibor, en Pologne.

«Penser que la Corse a été exemplaire est une belle idée, mais elle a compté un noyau dur de collabos, et j’ai moi-même relevé plus de 650 articles antisémites dans la presse corse durant les années de guerre», relève Dominique Maestrati, auteur du documentaire Le Refus du Juste (2024), qui relate l’amitié entre l’instituteur corse Jean Alesandri et le juif belge Jean Goetschel, après que le premier a sauvé le second de la déportation, et avec lui son frère et sa mère. «La Corse aurait été une île des Justes si elle avait sauvé massivement des Juifs, poursuit le réalisateur. Le fait est qu’il n’y avait pas de Juifs répondant aux critères d’arrestation. Non, il n’y a pas eu d’exception corse.» D’autant moins que c’est d’abord l’occupant italien aux ordres de Mussolini qui s’est opposé aux injonctions de rafle émises par les nazis, les fascistes se limitant à des mesures vexatoires et administratives.

Aujourd’hui, malgré les apparences, la Corse n’est pas tout à fait exempte d’incidents. Aline, une mère de famille juive, raconte au Vif que, fin septembre, sa fille s’est fait traiter de «sale Juive» par un condisciple corse à l’école, lequel a lancé à la cantonade: «C’est une tueuse d’enfants palestiniens!» L’affaire est entre les mains du procureur de la République. Des graffitis antisémites ont été relevés en Balagne. Pourquoi n’en parle-t-on pas ? «Car les Juifs loubavitch ont besoin d’attirer leurs coreligionnaires sur l’île où ils ont investi dans des structures communautaires et commerciales, et où beaucoup de Juifs passent leurs vacances», avance Aline.

«Terre chrétienne»

Cela dit, les tags racistes contre les Arabes sont encore plus nombreux. «En Corse, il vaut mieux être Juif qu’Arabe», constate Dominique Maestrati. Alors que la communauté maghrébine compte 40.000 citoyens bien intégrés, elle ne dispose que de simples lieux de prière. La question est sensible, car elle renvoie, elle aussi, à l’histoire, celle des batailles du passé contre les Sarrasins. La bannière corse originelle avec sa fameuse tête de Maure est née après une retentissante victoire chrétienne sur les musulmans au XIe siècle, dans le royaume d’Aragon.

La Corse se revendique aujourd’hui comme terre chrétienne. Nonante pour cent des habitants se disent catholiques, et peu en phase avec la laïcité à la française. Le très médiatique cardinal François Bustillo bénit tout ce qu’il peut bénir, jusqu’aux matchs de foot. L’hymne corse, dédié à la Vierge Marie, est un exemple rare de chant religieux devenu hymne officiel. Le pape François se rendra sur l’île de Beauté le 15 décembre. «Bergoglio (NDLR: le nom de famille du pape) aime ceux qui savent préserver leur identité, a déclaré le prélat à La Tribune Dimanche. Les traditions corses sont enracinées dans le passé, ce qui séduit Sa Sainteté.» 

Sur cette île où l’extrême droite a récolté la moitié des suffrages aux dernières législatives, un nouveau parti identitaire et ultraconservateur, Mossa Palatina, n’hésite d’ailleurs pas à baser son programme sur trois piliers: la famille, la langue corse et la religion catholique. Reste à savoir si le processus d’autonomie de la Corse, toujours en discussion, renforcera son repli, ou l’aidera à s’ouvrir davantage.

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