Congo: Kamanyola mon amour, la ville culte de Mobutu
GRAND RECIT/ L’ancien président Mobutu vouait un culte sans pareil à cette ville frontalière du Sud-Kivu qui, aujourd’hui, tente de survivre dans une zone des plus instables.
En cette fin d’année, Le Vif a décidé de prendre le temps. D’enquêter, de raconter le monde, d’offrir à ses lecteurs des récits qu’ils ne liront pas ailleurs. Retrouvez tous les articles de notre premier mook ici.
La piste de Bukavu à Kamanyola n’est longue que de cinquante-trois kilomètres, mais il faut trois bonnes heures pour la parcourir. Inscrite sur les cartes en tant que Nationale 5, elle est davantage connue sous le nom de « route des escarpements », car elle crapahute sur de hautes collines et tutoie par moments de dangereux ravins. Dans le fond de la vallée, la tempétueuse rivière Ruzizi relie le lac Kivu au lac Tanganyika. Si un camion casse sa roue dans un virage, la route est bloquée quelques heures de plus, à moins de tenter une manoeuvre kamikaze.
Ensuite, c’est la descente vers la plaine de la Rusizi. L’entrée de la ville est barrée d’une herse artisanale manoeuvrée par des agents aux uniformes dépareillés, quand ils en ont. Les marchandes de bananes se pressent pour vendre leurs produits par les fenêtres des pick-up. Sur le côté, un charroi de camions chargés de manioc ou d’ananas, qui attendent de remonter vers Bukavu. « Kamanyola est une cité agricole de 87 000 habitants, et fort cosmopolite, car nous sommes en face du Rwanda et du Burundi, explique Jules Firemba, de la fédération locale des organisations paysannes. Cette proximité nous aide, car si on est dans le besoin, on peut aller chez le voisin. Mais avec la Covid, tout est plus compliqué. Chaque passage exige un test à cinq dollars. »
Le projet Ruzizi 3 devrait fournir deux cents mégawatts d’électricité à répartir entre les trois pays voisins.
Sous ses apparences paisibles, la ville a connu des heures sombres en 2017. Le 15 septembre de cette année-là, les forces de sécurité congolaises ont ouvert le feu sur un groupe de deux mille demandeurs d’asile burundais, adeptes d’une secte, qui manifestaient contre leurs conditions de vie. On a dénombré trente-huit morts. A Human Rights Watch, une femme raconte: « Personne n’est venu nous protéger. Ils nous ont tués comme des animaux, sans pitié ni coeur. » La Monusco (mission de l’ONU au Congo) n’est pas intervenue, alors qu’elle disposait d’une base non loin.
Une statue escamotée
Sur la route d’Uvira, en face du pont de la rivière Luvinwi, un monument se dresse à quatorze mètres, représentant quatre officiers militaires, en position débout, et armés. Mais la statue principale a disparu: celle de Joseph-Désiré Mobutu, les mains sur les hanches. En 1988, en présence des présidents Habyarimana du Rwanda et Buyoya du Burundi, celui qui était devenu entre-temps président du Zaïre avait érigé cet imposant ouvrage pour célébrer ses faits d’armes lors de la guerre, en 1964, contre les rebelles fidèles à Pierre Mulele, à l’époque où le Congo était en proie à des mouvements sécessionnistes. Les Mulélistes occupaient une grande partie de la plaine de la Ruzizi.
Mobutu, qui était alors le chef de l’Armée nationale congolaise (ANC, ex-Force publique), se présentait volontiers comme celui qui a galvanisé ses troupes jusqu’à la victoire, alors qu’elles subissaient de lourdes pertes. Au cours d’une bataille, il aurait échappé miraculeusement à la mort après que des rebelles l’eurent touché d’une balle, mais son casque l’a protégé. Ensuite, celui qui deviendra président du futur Zaïre, en 1965, à la faveur d’un coup d’Etat vouera un culte sans pareil à cette bourgade, à telle enseigne que le nom de Kamanyola sera donné en 1975 au bateau présidentiel, mais aussi à la meilleure unité des forces armées zaïroises, forte de douze mille hommes, ainsi qu’à un stade de Kinshasa, inauguré en 1994 et d’une capacité de quatre-vingt mille places.
Mais la séquence des événements ne semble pas aussi héroïque. Sous les tirs des mitrailleuses perchées sur les collines, Mobutu aurait abandonné ses militaires en rase campagne. Les archives de la Sonuma permettent de revivre la féroce bataille filmée par le journaliste de la RTBF Raoul Goulard. On découvre aussi ces camions de l’ANC qui progressent en marche arrière, afin de déguerpir plus facilement. La crainte était grande, parmi les soldats loyalistes, de se confronter à des guerriers maï-maï armés de flèches et de sagaies, et qui s’aspergeaient d’eau pour se rendre invulnérables. Goulard relate: « En trois jours, l’ANC n’aura progressé que de six kilomètres. Mobutu n’est plus là », ce qui n’empêchera pas l’intéressé de répéter au journaliste, depuis son bureau dans la capitale: « J’ai failli y laisser la peau. »
Ce n’est que quelques mois plus tard que l’ANC reprendra le contrôle du terrain, avec l’appui des Américains et des Belges, qui soutenaient le gouvernement de Léopoldville. En 1968, Pierre Mulele revient d’exil à la faveur d’une amnistie, mais il est aussitôt arrêté puis exécuté de façon innommable par des officiers de l’ANC. L’homme est dépecé vivant, et les parties de son corps jetées dans le fleuve. « Une telle sauvagerie ne peut que couvrir de honte le régime qui l’a ordonnée« , écrivait, en 1991, Léonie Abo, qui fut sa compagne de lutte.
Une revanche de l’histoire?
Si, aujourd’hui, la statue de celui qui se faisait appeler Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga – « le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l’arrêter » – a disparu de son socle, c’est parce qu’une autre rébellion l’a déboulonnée. En octobre 1996, les troupes de l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo), avec, à leur tête, un certain Laurent-Désiré Kabila, appuyé par les militaires rwandais, pénètre à l’est du Congo, officiellement pour chasser les génocidaires qui s’y sont réfugiés. Les Rwandais mettront en débandade les restes de la division Kamanyola, et permettront l’entrée de l’AFDL dans Kalemie, au bord du lac Tanganyika.
Doit-on y voir une revanche de l’histoire contre la mégalomanie du « Léopard du Zaïre »? Le dictateur a peut-être attiré le mauvais sort en rebaptisant son bateau présidentiel. De fait, le premier nom du navire, commandé en 1939 aux chantiers de Cockerill à Hoboken par l’Office des transports coloniaux, était le M/S Général Olsen, du nom de Frederik-Valdemar Olsen. Ce Danois naturalisé Belge, débarqué à 21 ans dans l’Etat indépendant du Congo, a gravi les échelons pour devenir commandant en chef de la Force publique. Surtout, il a empêché en 1910 que le Kivu ne tombe aux mains de la Deutsch-Ostafrika (Ruanda-Urundi et Tanganyika) et des Britanniques qui occupaient l’Ouganda. Mais en 1996, il n’y a plus de Frederik-Valdemar Olsen capable de tenir tête aux rebelles et à leurs soutiens rwandais…
Depuis lors, le souvenir de Mobutu s’est estompé à Kamanyola. La plupart des habitants n’ont même jamais connu son règne. En 1997, le nouveau pouvoir a promptement donné un nouveau – et troisième – nom au fameux bateau: Lemera, du nom de la ville où a débuté la conquête du Zaïre l’année précédente. La division Kamanyola a disparu, et le stade éponyme est devenu celui des Martyrs, en mémoire de quatre opposants pendus en 1966 au même endroit. Une constante dans cette histoire: la présence des Chinois. Ce sont eux qui ont construit le stade. Ce sont aussi eux qui étaient présents en 1964 pour épauler la rébellion, au nom de la révolution populaire. Pierre Mulele avait d’ailleurs fait le voyage vers l’empire du Milieu pour s’initier aux techniques de la guérilla. Et aujourd’hui, ce sont à nouveau des Chinois qui occupent le terrain, cette fois dans l’exploitation minière.
Les minorités en souffrance
Une autre constante, c’est que la région n’en a pas fini avec la spirale de violence, surtout dans cette zone des trois frontières où chaque pays abrite les opposants des deux autres. Le génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994, qui a provoqué un afflux de réfugiés et de miliciens en armes, continue de déstabiliser le Kivu. Les conflits récurrents avec les Banyamulenge, ces éleveurs tutsis rwandophones installés sur les hauts-plateaux du massif de l’Itombwe, n’ont pas cessé. Ils ont servi de prétexte à l’invasion rwandaise en 1996 et, par effet domino, provoqué la chute de Mobutu.
« Des réfugiés banyamulenge ont récemment afflué en ville après cinq jours de bagarres avec des Bafulero sur les hauts-plateaux, raconte Grégoire Murhula Delachance, instituteur la journée et, le soir, journaliste à la radio locale Flash FM. Les autorités tentent de conscientiser la population que les Banyamulenge ne sont pas des terroristes au service des Rwandais et qu’ils sont Congolais comme nous tous. Fin novembre, les étudiants de la ville ont organisé avec eux des travaux communautaires et un match de foot, afin de diminuer les éléments d’hostilité. »
Sur un terrain à la sortie de la ville, des déplacés banyamulenge vivent côte à côte avec des Pygmées, autre minorité en souffrance. Ceux-ci sont aujourd’hui représentés dans une association intitulée L’union fait la force, riche de 850 ménages. Ils ont été chassés des forêts, également à cause de l’insécurité provoquée par des milices errantes et surarmées. De cueilleurs et chasseurs, ils sont devenus apiculteurs, potiers et… pharmaciens. Ils dispensent au voisinage leurs connaissances en médecine par les plantes. Cette minorité est soutenue par le CNCD-11.11.11 à travers le Réseau ressources naturelles (RRN), qui lutte contre l’exploitation incontrôlée des mines et des forêts.
Un projet de grande envergure
Aujourd’hui, Kamanyola bénéficie des facilités offertes par la Communauté économique des pays des Grands Lacs (CEPGL). Les frontaliers sont, par exemple, dispensés des fastidieuses formalités imposées aux étrangers. C’est dans le cadre de la CEPGL que se prépare le projet Ruzizi 3 de centrale hydroélectrique. Elle devrait compléter les deux barrages plus en amont et fournir deux cents mégawatts d’électricité à répartir entre les trois pays voisins. Ce premier projet à financement privé en Afrique subsaharienne devrait bénéficier à une population de trente millions d’habitants, dont 70% vivent sous le seuil de pauvreté, et 6% seulement ont accès à l’électricité. Cela réduira également la dépendance des communautés locales à l’égard du charbon de bois, qui menace les forêts et la biodiversité des pays.
En octobre dernier, trente-cinq personnes, censées représenter les habitants concernés par les expropriations, ont été conviées à une session d’information, qui s’est tenue en swahili et mashi, les langues locales. Le financement du projet devrait être clôturé fin de cette année, les compensations versées en avril 2022, et le projet terminé en 2026. Du moins, sur le papier. Au Congo, mieux vaut être prudent, mais la perspective suscite quelques espoirs d’emplois dans cette ville éprouvée, et qui espère redorer son blason autrement que sur la proue d’un bateau.
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