Lors de l’allocution de son leader Hassan Nasrallah, le 3 novembre, les sympathisants du Hezbollah se sont rassemblés à Beyrouth. © Laurent Perpigan Iban

Conflit Israël-Hamas: guerre ou retour au calme, pourquoi le Liban sera-t-il perdant?

Laurent Perpigna Journaliste, correspondant à Beyrouth

Les tensions à la frontière entre le Liban et Israël vont crescendo. Mais ni le Hezbollah ni Israël ne souhaitent l’ouverture d’un front définitif. Pour l’instant…

La route qui se faufile le long de la côte méditerranéenne et qui relie Beyrouth au sud du Liban, d’ordinaire en proie à un trafic dense, a rarement été aussi déserte. Et pour cause. Depuis l’attaque menée par le Hamas en Israël le 7 octobre, la frontière libano-israélienne est sur des charbons ardents: tirs de missiles et d’obus d’artillerie d’un côté, bombes incendiaires et bombardements intensifs de l’autre, la milice chiite du Hezbollah et l’armée israélienne se sont engagées dans une guerre larvée qui menace de dégénérer en une conflagration d’ampleur à chaque instant.

Conséquence, sur le versant libanais de la ligne de démarcation entre les deux pays, le chapelet de villages nichés au cœur de collines jadis verdoyantes est en sursis. Face à l’envergure des accrochages, leurs habitants, dans leur immense majorité, ont été contraints de quitter expressément les lieux, abandonnant pour une durée indé- terminée leurs biens et leurs terres à l’inconnu.

Un paysage de dévastation

C’est dans la faculté des sciences de Tyr, grande ville du sud du Liban située à une vingtaine de kilomètres de la frontière, que nous rencontrons certains d’entre eux. Suspendus aux sites d’information en continu, ils assistent, impuissants, à un scénario catastrophe déjà éprouvé en 2006, lors de la dernière confrontation entre le Hezbollah et l’Etat hébreu.

Chaouki, 73 ans, a vu son village de Yarine, localisé à deux kilomètres à peine de la ligne bleue de démarcation, totalement vidé. «C’est dramatique. Nous avons été témoins des attaques au phosphore blanc. Nous les avons observées de nos yeux. Nous ne savons pas quand nous reverrons nos habitations ni dans quel état elles seront. Quant à nos plantations et nos terres, elles sont dévastées pour longtemps.» Car le sud du Liban est d’ores et déjà une zone sinistrée: le ministre sortant de l’Agriculture, Abbas Hajj Hassan, a révélé, le 20 novembre, que les frappes israéliennes auraient décimé plus de 47 000 oliviers, «dont certains centenaires». «C’est la politique de la terre brûlée, poursuit Rana, 38 ans, résidente de Alma el-Chaab. Les Israéliens crament tout, et chaque véhicule qui circule là-bas est suspect. Nous ne pouvons même pas aller chercher nos affaires.»

Depuis la salle de crise improvisée dans un bureau de l’université où siège une myriade d’ONG, une bénévole enrage: «L’Etat? Sans surprise, il n’est pas là. Il n’était pas là après l’explosion du port du Beyrouth. Avons-nous quelque chose à attendre de lui?»

Le Hezbollah, seul maître à bord au Liban

Alors que la virulence des affrontements entre le Hezbollah et l’armée israélienne augmente de jour en jour, les Libanais retiennent leur souffle: sans président de la République et sans gouvernement depuis d’interminables mois, le pays du Cèdre, en proie à une crise économique sans précédent, voit son destin vaciller. Une situation qui le place face à une réalité de laquelle il ne peut s’extraire: l’incurie de l’Etat a fait du Hezbollah le seul maître à bord d’un bateau à la dérive.

Si ces accrochages quotidiens ont au moins coûté la vie à nonante personnes côté libanais – dont une quinzaine de civils et trois journalistes – ainsi qu’à une dizaine côté israélien, majoritairement des soldats, ni le Hezbollah, ni son parrain iranien, ni Israël ne semblent décidés à ouvrir pour l’heure un front définitif. «Le Hezbollah a pris conscience qu’il n’y a que très peu d’appétence au Liban pour l’ouverture d’un front. Le pays est au bord d’un effondrement de toutes les institutions étatiques, la population est prise à la gorge par une crise sociale et économique, et tout cela influe sur la stratégie du Hezbollah», souligne le chercheur libanais Karim Emile Bitar.

L’Etat? Sans surprise, il n’est pas là. Avons-nous quelque chose à attendre de lui?

Risque d’escalade

Pour autant, les deux parties s’adonnent, depuis le 8 octobre, à un jeu d’équilibrisme à haut risque, ne cessant de tester les lignes rouges de l’adversaire, tout en veillant, pour l’heure, à ne pas aller trop loin. Les calculs du Parti de Dieu sont clairs: il estime atteindre ses objectifs en occupant l’armée israélienne à sa frontière. Un engagement dont il sort largement bénéficiaire puisqu’il lui permet de jouer un rôle important dans l’équation régionale sans prendre de risques majeurs.

Si, comme le souffle un diplomate en poste au Liban, «le déploiement de navires américains dans la région a eu très nettement un effet dissuasif pour le Hezbollah et pour l’Iran», chacun se demande si cette situation pourra perdurer indéfiniment si la guerre à Gaza venait à se prolonger.

«Le Hezbollah a une force de frappe bien supérieure au Hamas. Bien équipé, il peut compter sur des soldats aguerris dont beaucoup ont fait leurs armes en Syrie aux côtés du régime. Il pourrait infliger de lourdes pertes à Israël et ce serait le début d’un embrasement régional qui deviendrait incontrôlable. Tout le monde en est conscient. C’est aussi pour cela que la diplomatie américaine exerce une véritable pression sur Israël», assure cette source.

Le Liban à la croisée des chemins

Cependant, en dépit des réticences des deux parties à s’engager sur la voie irrémédiable d’une guerre ouverte, le point de rupture est désormais proche. D’autant que plusieurs scénarios pourraient provoquer une escalade incontrôlée. Tout d’abord, si la survie du Hamas était en jeu à Gaza, le Parti de Dieu se retrouverait prisonnier de son positionnement, et jouerait sa crédibilité s’il ne se montrait pas plus véhément. Il y a également le risque d’un dérapage incontrôlé si une des deux parties venait à franchir, volontairement ou accidentellement, les lignes rouges. Enfin, les intentions israéliennes ne sont toujours pas claires: échaudé, l’Etat hébreu pourrait finir par conclure que le Hezbollah est une menace existentielle, et qu’un retour au statu quo pourrait aboutir un jour à un autre «7 octobre» à sa frontière nord.

Quoi qu’il en soit, le futur reste synonyme d’inquiétude, comme l’explique Ali, activiste politique à Nabatieh, ville du sud du Liban: «Tout cela pose évidemment la question de la souveraineté du Liban, à plusieurs échelons. Dans les précédentes crises face à Israël, l’Etat libanais était capable de mener des initiatives diplomatiques décisives. Ce n’est plus le cas. Le Hezbollah mène seul notre barque ; même s’il ne lance pas le pays dans la guerre, il en sortira renforcé: il pourra se targuer d’avoir préservé la raison d’Etat ainsi que la stabilité du Liban.»

Le mot de la fin revient à Zeina, une Beyrouthine de 40 ans: «Si la guerre éclate ici, nous serons perdants. Nous le serons aussi en cas de retour au calme. Le Hezbollah tirerait un énorme gain politique de cet épisode, et cela anéantirait la perspective d’un jour construire un Etat souverain et stable. Nous sommes à la croisée des chemins et, une nouvelle fois, nous avons peur du lendemain.»

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