la famine utilisée comme arme de guerre, au Tigré
La moitié de la population du Tigré est en «insécurité alimentaire aiguë» du fait de la guerre et du blocus imposé par Addis-Abeba. © belga image

Conflit au Tigré: la famine utilisée comme arme de guerre par le pouvoir éthiopien

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La reprise des combats fait craindre une aggravation de la situation humanitaire au Tigré. Le blocus qui frappe la province depuis le début de la guerre en novembre 2020 pourrait à nouveau se durcir alors que la moitié de la population est en insécurité alimentaire aiguë.

Le cri d’alarme réveillera-t-il les consciences sur les souffrances des habitants du Tigré victimes de la guerre qui frappe cette province d’Ethiopie depuis novembre 2020 et du blocus que lui impose le gouvernement d’ Addis-Abeba? «C’est la pire catastrophe au monde au moment où je vous parle, a lancé, le 17 août, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus. La population du Tigré est confrontée à de multiples épidémies de malaria, d’anthrax, de choléra, de diarrhées et autres maladies.»

Que le chef de l’OMS ait pu être submergé par ses émotions, lui qui, Ethiopien et originaire du Tigré, n’a pas de nouvelles des membres de sa famille, ne sait pas qui est mort et qui est vivant, et se trouve dans l’incapacité de leur venir financièrement en aide en raison du blocus, n’enlève rien au diagnostic de l’expert en santé publique. Le Tigré vit une crise humanitaire dramatique. «Pire que celle de l’Ukraine», selon lui.

Reprise des combats

© National

D’après le Programme alimentaire mondial, autre instance de l’ONU, 47% de la population de la province du nord de l’Ethiopie est en situation d’«insécurité alimentaire aiguë». Neuf Tigréens sur dix auraient besoin d’une aide humanitaire pour vivre. Les cas de malnutrition ont explosé ces derniers mois. Pas étonnant, vu le blocus imposé par le gouvernement éthiopien

. Et la trêve humanitaire qui a été instaurée au mois de mars n’a que très partiellement permis une reprise de l’approvisionnement. Pour l’historien, anthropologue et spécialiste de la Corne de l’ Afrique Eloi Ficquet, l’administration de l’aide «au compte-gouttes» participe de la stratégie du Premier ministre Abiy Ahmed pour échapper à l’opprobre de la communauté internationale.

La reprise des affrontements conforte le doute sur la volonté réelle des belligérants de donner sa chance à la diplomatie.

Aujourd’hui, même cette aide minimale est menacée. Le 24 août, des affrontements entre l’armée gouvernementale et le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) au pouvoir à Mekele, capitale du Tigré, ont éclaté à Raya Azebo, au sud de la province, frontalier avec la région Afar. Et le 26 août, c’est à Mekele même que des bombardements ont été opérés par l’aviation éthiopienne.

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) a confirmé qu’une école maternelle a été touchée. Selon les autorités locales, sept personnes au moins, dont trois enfants, ont été tuées dans l’attaque de la Red kids paradise kindergarten.

«L’ armée a lancé une offensive de grande ampleur contre le Tigré le 24 août à l’aube», a dénoncé le FLPT qui a accusé des milices nationalistes et des forces spéciales de l’Etat-région Ahmara d’y être associées. Le gouvernement éthiopien a assuré, de son côté, que les rebelles tigréens étaient à l’origine de la rupture de la trêve. Cette évolution sur le terrain est d’autant plus tragique qu’elle risque d’aggraver un peu plus encore la catastrophe humanitaire et de ruiner les espoirs de solution négociée du conflit, déjà très minces.

Outre son impact positif mais réduit sur l’aide alimentaire, le cessez-le-feu avait permis la libération de prisonniers de guerre et la naissance d’un embryon de discussions. Celles-ci butaient cependant sur la procédure – le FLPT récusait la mission confiée par l’Union africaine à l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, jugé partial – et sur les préalables au lancement des vraies négociations – le FLPT réclamait le rétablissement des services minimaux, électricité, télécommunications, etc., interrompus par Addis-Abeba.

Pour le directeur général de l'OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus, la catastrophe humaine que vit le Tigré est plus importante que celle observée en Ukraine.
Pour le directeur général de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus, la catastrophe humaine que vit le Tigré est plus importante que celle observée en Ukraine. © getty images

Nettoyage ethnique

La reprise des affrontements, même provisoirement contenus, conforte le doute sur la volonté réelle des belligérants de donner sa chance à la diplomatie. La stratégie d’asphyxie du peuple tigréen adoptée par Addis-Abeba accrédite l’idée que c’est à travers le rapport de force que le Premier ministre veut pouvoir imposer sa solution.

En poste depuis le 2 avril 2018 à la suite de la démission de son prédécesseur et reconduit dans ses fonctions à l’issue des élections législatives du 10 juillet 2021, Abiy Ahmed a déçu les énormes espoirs mis dans son action, notamment après l’accord de paix scellé avec l’Erythrée en juillet 2018 qui lui avait valu l’octroi du prix Nobel de la paix l’année suivante.

Aujourd’hui, Abiy Ahmed s’appuie sur l’armée de cette même Erythrée pour mater la rébellion des dirigeants tigréens, coupables de ne pas partager sa vision unitariste de l’Etat et suspectés d’avoir des visées sur le pouvoir à Addis-Abeba, que le FLPT a occupé entre 1995 et 2012.

Sur ce tableau général, se greffent des rivalités régionales, notamment entre les élites ahmaras et tigréennes. «Quand elle a été lancée en novembre 2020, la guerre avait pour premier objectif l’occupation du Tigré occidental par les forces ahmaras alliées aux forces érythréennes, rappelle Eloi Ficquet. On a assisté alors à des actes de purification ethnique, à des massacres collectifs, à des déplacements de populations (des Ahmaras d’autres régions s’installant dans ces territoires), à des modifications de statuts fonciers… pour faire en sorte que cette région devienne ethniquement ahmara alors que de très longue date, elle était un territoire de mixité, d’interactions, de populations plurielles, pour lequel l’idée d’une singularité ethnique n’était pas pertinente.»

Des voix, encore rares, s’élèvent pour réclamer que l’Union européenne accroisse la pression sur le pouvoir éthiopien.

Dans un rapport publié le 6 avril, Amnesty International et Human Rights Watch révèlent des actes et des propos relevant du nettoyage ethnique dans le Tigré occidental. «Le Tigré occidental est le théâtre de crimes contre l’humanité», assurent les deux organisations. Elles dénoncent une «campagne de nettoyage ethnique systématique». Elle s’est notamment traduite par la déportation de 723 000 Tigréens entre novembre 2020 et juin 2021, accuse le rapport.

Pour Eloi Ficquet, les rebelles du Tigré et le gouvernement éthiopien ne voient d’issue au conflit que dans le rapport de force.
Pour Eloi Ficquet, les rebelles du Tigré et le gouvernement éthiopien ne voient d’issue au conflit que dans le rapport de force. © getty images

Impuissance diplomatique

C’est à la suite de la publication de cette enquête que le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a asséné, le 11 août, qu’«il était temps de mettre un terme à la guerre oubliée du Tigré». «Un cessez-le-feu négocié incluant le retrait des troupes érythréennes, un accès inconditionnel à l’aide humanitaire, le rétablissement complet des services publics au Tigré, ainsi que l’établissement des responsabilités pour les atrocités commises par toutes les parties sont un préalable à la relance de notre partenariat avec l’Ethiopie», a-t-il avancé.

Des voix, encore rares, s’élèvent pour réclamer que l’Union européenne ne s’en tienne pas aux sanctions déjà prises et qu’elle accroisse la pression sur le pouvoir éthiopien. Mais en cette période de regain des tensions «Est-Ouest», le spectre d’une nouvelle progression de l’influence de la Russie en Afrique et, qui plus est, dans un pays présenté il y a quelques années comme un «dragon économique», refrène la volonté de ceux, parmi les Vingt-Sept, qui y seraient favorables. La peur de perdre un allié, même inconstant et controversé, le Premier ministre Abiy Ahmed, prévaut sur la compassion à l’égard d’un peuple, les Tigréens. Pourtant, le sort qui leur est réservé est insupportable. Et l’indifférence de la communauté internationale indéfendable.

Combattants Tigré
Les combats ont repris au Tigré depuis le 25 août. L’armée et les rebelles du Front de libération du peuple du Tigré se renvoient la responsabilité de ce regain de tensions. © getty images

Faut-il y voir, comme l’a suggéré le directeur général de l’OMS, un arrière-fond de racisme? «Peut-être que la raison [de cette indifférence] est la couleur de peau des Tigréens. Au cours des derniers mois, je n’ai entendu nulle part un chef d’Etat évoquer la situation au Tigré, notamment dans le monde développé. Pourquoi?», s’est interrogé Tedros Adhanom Ghebreyesus.

Pour toujours, lauréat du Nobel de la paix

Qu’un lauréat du prix Nobel de la paix devienne, quelques mois après son sacre, l’orchestrateur ou le facilitateur d’un nettoyage ethnique ne mériterait-il pas une introspection du comité Nobel? La question peut légitimement se poser à propos du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, honoré en 2019 pour un accord de paix scellé avec l’Erythrée et impliqué jusqu’au cou en 2020 dans une sale guerre menée contre une partie de sa population, au Tigré.

Le dilemme a déjà été exposé à propos de la dirigeante birmane Aung San Suu Kyi, lauréate en 1991 et dénoncée pour son indifférence au sort de la minorité musulmane des Rohingyas par les militaires, une fois arrivée au pouvoir en 2016. La pétition demandant le retrait de sa distinction s’était vu opposer une fin de non-recevoir. «Ni le testament d’Alfred Nobel ni les statuts de la Fondation Nobel n’ouvrent la possibilité qu’un prix Nobel – que ce soit en physique, chimie, médecine, littérature ou paix – soit retiré, avait répondu le secrétaire du comité, Olav Njolstad. Il avait ajouté: «Seuls les efforts d’un lauréat jusqu’à l’attribution du prix sont évalués par le comité Nobel.»

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