Comprendre la crise des pays du Moyen-Orient : «Les systèmes en place ne sont pas réformables»
Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye: c’est tout le modèle de l’Etat-nation qui sombre dans le chaos au Moyen-Orient. Comment transformer des systèmes mortifères? Réponses avec l’historien Pierre-Jean Luizard.
Dans les effondrements de cinq pays arabes, on trouve beaucoup de points communs: ravages du confessionnalisme, milices toutes-puissantes, ingérences étrangères, corruption endémique, hydrocarbures comme facteur d’aggravation, incapacité à mener la moindre réforme sous peine de perdre le pouvoir, et donc une impossible solution politique. Dans son dernier ouvrage, Les Racines du chaos (1), Pierre-Jean Luizard explique que la greffe d’idéologies importées, comme le nationalisme, le marxisme et le libéralisme – le Yémen a cumulé les trois – n’a jamais réussi à émanciper les sociétés locales.
Les puissances avancent leurs pions comme si on pouvait impunément miser sur des institutions en faillite.
Irak, Syrie, Liban, Yémen et Libye sont frappés des mêmes maux. A quoi les relier? A la colonisation? Le Yémen n’est pas une création coloniale. Au confessionnalisme? La Libye fait exception…
Le point commun, c’est le modèle européen imposé par la force ou revendiqué par les acteurs locaux comme ce fut le cas lors de l’unification du Yémen en 1990. C’est l’échec d’un transfert d’une forme de modernité qui voit dans la nation le fondement de toute légitimité et de toute souveraineté, alors que l’idée de nation était absente – et pose toujours problème – pour des populations qui se vivaient très différemment. Les chrétiens orthodoxes de Beyrouth connaissaient mieux les quartiers orthodoxes d’Alep en Syrie que les quartiers chiites de l’autre côté de la route.
La démocratie à l’européenne est-elle compatible avec un monde arabe dominé par le fait religieux et des allégeances d’origine tribale?
Je n’essentialise pas le monde arabe. Au XIXe siècle, il était engagé, certes avec un certain retard, sur les mêmes voies que l’Europe en matière de modernité libérale. Ce fut gravé dans le marbre de la première Constitution syrienne en 1920. L’ islam était proclamé religion de l’Etat mais l’égalité entre toutes les confessions était assurée. La prégnance du fait religieux illibéral et de l’asabiyya (solidarité tribale) provient du fait que l’Etat a été incapable de répondre positivement aux souhaits de la majorité et s’est mis au service d’intérêts privés qui ont été le premier échelon du confessionnalisme.
Le radicalisme islamiste, et ensuite le djihadisme, s’inscrivent-ils dans cette évolution?
Si on se réfère au mot salafisme, utilisé pour la première fois par Mohamed Abduh à la fin du XIXe siècle, il n’opposait absolument pas l’islam à la démocratisation et au libéralisme. C’est l’itinéraire du Syro-Libanais Muhammad Rashid Rida au XXe siècle qui marque le raidissement. C’est l’époque où les musulmans comprennent que les idéaux émancipateurs de l’Europe servaient de légitimation à une domination systématique. L’islam hostile à cette domination, mais libéral, s’est transformé en un islam très littéraliste et opposé aux principes démocratiques. Ainsi, pour les salafistes, le droit de la majorité à travers les élections ne devait jamais se substituer aux principes islamiques de la choura (NDLR: conseil de juges musulmans).
Des cinq pays choisis, quatre sont des régimes répressifs. Le cas du Liban démontre-t-il que la démocratie ne prémunit pas contre l’effondrement?
La vision de la «Suisse du Moyen-Orient» appartient au passé. Le Liban s’est créé sur une base non pas démocratique mais démographique. La France a voulu créer un Liban à majorité chrétienne pour contrebalancer une Syrie majoritairement musulmane. La citoyenneté libanaise à travers l’appartenance confessionnelle, telle que proclamée dans la Constitution de 1926, s’est avérée un échec. Depuis, le Liban vit sous un régime qui nie toute citoyenneté commune. L’illusion vient du fait que des grandes familles ont masqué le pouvoir qu’elles avaient sur leurs communautés à travers des partis politiques. Ces intérêts privés rejailliront dans la guerre civile de 1975-1990.
Au XIXe siècle, le monde arabe était engagé sur les mêmes voies que l’Europe en matière de modernité libérale.» Pierre-Jean Luizard.
La création d’Israël en 1948 n’a-t-elle pas permis à ces pouvoirs arabes de s’autolégitimer face à un ennemi commun, et de masquer ainsi leurs fragilités intrinsèques?
La création de l’Etat hébreu a plutôt été un révélateur du caractère non viable d’institutions qui n’ont jamais permis une citoyenneté commune. Au Liban, les guerres successives entre Israël et les pays arabes ont précipité l’effondrement du système avec l’afflux de centaines de milliers de Palestiniens privés de nationalité, et qui ont déstabilisé le système confessionnel en vigueur. A partir de 1970, le système politique libanais sera pris en otage par plusieurs parrains successifs – France, Etats-Unis, Syrie, Iran – privant les acteurs locaux de toute souveraineté, de toute autonomie.
La révolution islamique de 1979 en Iran a-t-elle également joué un rôle de catalyseur?
Davantage même, dans la mesure ou la révolution islamique en Iran a engagé les communautés chiites arabes vers une forme d’émancipation. Jusqu’alors, elles avaient en commun d’être exclues du pouvoir politique et des bénéfices liés au pétrole, et d’occuper le bas de l’échelle sociale. C’était le cas en Irak, au Liban, en Arabie saoudite, à Bahreïn. Cela a mené à une succession de guerres civiles, en Irak et à Bahreïn notamment, et à une ascension vers le pouvoir au Liban avec la création du Hezbollah dans les années 1980.
Les nouveaux parrains régionaux tels que la Turquie et l’Iran, qui pratiquent l’ingérence à grande échelle, notamment en Syrie, contribuent-ils aussi à l’effondrement de ces Etats?
Ils n’ont pas les moyens des puissances coloniales. Mais ils mènent des guerres par communautés arabes interposées. La Russie a permis avec l’Iran le rétablissement du régime Assad en Syrie, les Etats-Unis, grâce à un parrainage paradoxal avec l’Iran, a permis l’émergence du nouvel Etat irakien, mais qui s’est rapidement avéré non viable. Les institutions en place ne sont pas réformables du fait qu’elles sont prisonnières de ces guerres et que les parrains ne mesurent pas toujours le danger qui menacent leurs protégés. Chacun avance ses pions comme si on pouvait impunément miser sur des institutions en faillite, ce qui a offert un boulevard aux mouvements salafistes ou djihadistes.
Miser sur des régimes autoritaires pour contrer les mouvements djihadistes serait donc un mauvais calcul?
Oui, car ces régimes n’ont pas la capacité de stabiliser la situation. En Libye, c’est loin d’être le cas, encore moins en Syrie. Les Etats faillis sont incapables de satisfaire des demandes légitimes sur, par exemple, les services publics. Tous ceux à qui les citoyens peuvent s’adresser font partie du système et ne peuvent y répondre favorablement sous peine d’être évincés du pouvoir. Tant que ce sera le cas, la mouvance djihadiste continuera de prospérer, notamment celle qui remet en cause la légitimité de ces Etats. Daech avait ainsi mis en scène, avec succès, l’effacement des frontières entre l’Irak et la Syrie.
En guise de solution, vous suggérez des consultations des populations sous l’égide de l’ONU – et à l’abri des milices – sur le type d’Etat dans lequel elles souhaitent vivre, et avec quelles frontières. Les élections, même libres, ont-elles montré leurs limites?
Les élections en Irak ou au Liban n’ont fait qu’aggraver les divisions, car leurs systèmes interdisent une citoyenneté commune. Mais c’est aussi avec une grande prudence que je propose la solution du référendum. En 1919 et 1920, la Société des Nations avait consulté les populations en Irak et en Syrie. Les réponses étaient très claires, avec notamment le refus du mandat en Irak et la création d’un royaume arabe unifié démocratique indépendant en Syrie, incluant la Palestine et le Liban. Mais aucune n’a été respectée. La région a été redessinée, l’Irak s’est agrandi, la Syrie a été divisée à l’infini, et des communautés entières en ont été les victimes, notamment celles qui étaient majoritaires, comme les chiites en Irak, et les sunnites en Syrie. Pourquoi? Parce que les politiques mandataires de la France en Syrie et au Liban, et de la Grande-Bretagne en Irak, étaient marquées par un fort tropisme envers les minorités. De fait, s’appuyer sur des majorités risquait de faire perdre la domination coloniale.
(1) Les Racines du chaos, par Pierre-Jean Luizard, Tallandier, 240 p.
Impasse politique en Irak
La situation politique s’envenime en Irak. Le 27 juillet, des partisans de Moqtada al-Sadr ont investi brièvement le Parlement situé dans la «zone verte», hypersécurisée, à Bagdad. Ils contestaient l’hypothèse que Mohammed Shia al-Soudani, du parti islamique Dawa, soit nommé Premier ministre alors que des accusations de corruption sont portées contre lui. Vainqueur des élections législatives du 10 octobre 2021, avec 73 députés sur 329, Moqtada al-Sadr a tenté de former un gouvernement avec le Parti démocratique du Kurdistan, principal parti kurde, et le Parti du progrès de Mohammed al-Halbousi, arrivé deuxième du scrutin. Après avoir échoué, il a ordonné la démission de ses élus. Entre-temps, le Cadre de coordination, l’alliance rivale proiranienne, a été chargée de former l’équipe gouvernementale. Elle est composée de l’ Alliance de la conquête, façade politique des milices proiraniennes, du parti Etat de droit de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki et de l’Union patriotique du Kurdistan. Tous les éléments de confrontation interchiite dévastatrice pour l’Irak sont donc réunis.
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