L’opposant Vladimir Kara-Mourza a écopé de 25 ans de prison, notamment pour «haute trahison». © getty images

Comment Vladimir Poutine étouffe l’opposition russe

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les condamnations pour «fausses informations» sur l’armée se multiplient. Toute la société est sous surveillance. Le régime autoritaire devient-il totalitaire?

Les condamnations récentes de figures de l’opposition ont rappelé la répression implacable qui sévit en Russie contre toute personne qui exprime la moindre critique à l’égard de l’engagement militaire en Ukraine. Professeure à l’ULB, spécialiste de la société russe, Aude Merlin analyse l’ampleur et les conséquences de cette répression.

Est-il possible de dresser un bilan de la répression des opposants russes à la guerre?

On assiste à une accélération de la répression. Dans les premiers mois de l’«opération militaire spéciale» en Ukraine, un nombre important d’interpellations a été opéré alors que celui des condamnations prononcées était réduit. Ce bilan faisait dire à Alexander Cherkasov, de l’organisation Memorial, que l’on n’était pas en 1937, les années Staline, mais plutôt en 1973, les années Brejnev: quelques condamnations pour l’exemple, et un suivi «prophylactique» par les services de renseignement et de police de cent fois plus d’individus que ceux effectivement condamnés. Au titre de l’article 207.3 du code pénal sur la «diffusion publique délibérée de fausses informations sur les forces armées russes», le député municipal de Moscou Alexeï Gorinov a écopé de six ans et onze mois de détention, condam- nation fracassante et remarquée par sa dimension encore rare à cette période. Aujourd’hui, elles se multiplient, du fait de l’emballement de la machine répressive, mais aussi en raison du temps qui s’est écoulé dans le traitement des dossiers. On voit donc arriver devant les tribunaux des affaires qui, il y a six mois ou un an, étaient à l’état embryonnaire. En outre, deux condamnations administratives pour «discréditation de l’armée» (art 20.3.3) à moins de six mois d’intervalle ont donné lieu à l’ouverture d’une affaire au pénal. C’est ainsi que des personnes qui avaient écopé d’amendes ont ensuite fait l’objet d’une affaire criminelle.

A mes étudiants, je parle d’un régime autoritaire ultrarépressif qui est en guerre et qui muselle toute voix dissidente.

Les condamnations reflètent-elles le durcissement de la répression?

Concernant les condamnations, certaines, notamment celles d’Ilia Iachine et de Vladimir Kara-Mourza, deux figures de premier plan de l’opposition, sont fracassantes. Une autre démontre que l’on est passé dans une autre dimension, l’affaire Macha Moskaliova. Qu’un père soit condamné pour un dessin contre la guerre fait par sa fille mineure montre que le maillage de la répression s’est considérablement resserré. Le prouve aussi l’accusation pour espionnage à l’encontre du journaliste américain Evan Gershkovich. Cela n’était plus arrivé depuis l’époque soviétique. Entre le 24 février 2022 et le 21 avril 2023, l’ONG OVD-Info, qui recense les violences policières et les atteintes aux droits fondamentaux en Russie, dénombre 19 673 privations de liberté (interpellations au commissariat, détentions) pour comportement antiguerre. Le nombre d’affaires pénales ouvertes s’élève à 537 depuis le 24 février 2022, tandis que le nombre d’affaires administratives est de 6 561 pour cette même période. Ces chiffres augmentent, et des condamnations tombent régulièrement.

Ilia Iachine, proche de l’opposant assassiné Boris Nemtsov, a été condamné à huit ans et demi ans de prison.
Ilia Iachine, proche de l’opposant assassiné Boris Nemtsov, a été condamné à huit ans et demi ans de prison. © reuters

Les personnalités politiques condamnées sont-elles représentatives de certaines franges de la population russe?

Bien sûr. Il est évidemment de plus en plus compliqué de mesurer ce qui est représentatif de quoi au sein de la société russe depuis le 24 février 2022, étant donné l’ampleur du rouleau compresseur de la répression. Il faut beaucoup de courage aujourd’hui pour dire dans un «focus group» lors d’une enquête sociologique menée par l’Institut Levada (NDLR: institut de sondage russe), ou lors d’une enquête téléphonique, que l’on soutient un détenu. Cela peut être dangereux, d’autant que des délateurs apparaissent dans la société. S’il est compliqué de les quantifier, on possède des éléments qualitatifs qui montrent qu’il existe toujours en Russie des soutiens à ces opposants. Des citoyens sont allés mettre régulièrement des fleurs à l’endroit où Boris Nemtsov a été assassiné en 2015. D’autres ont fait la file en avril devant le tribunal pour le procès en appel d’Ilia Iachine (lire l’encadré p. 37). Des segments de la population se reconnaissent dans ces personnalités. Un sociologue, Alexey Minyaylo, fait un travail d’analyse assez fin de l’opinion publique sur le rapport des citoyens à l’«opération militaire spéciale». Il montre que la situation est plus nuancée que les chiffres de soutien à la guerre que donne l’Institut Levada, à savoir 80% à 82%. Du reste, si ce taux est avéré, il y aurait quand même 18% à 20% de citoyens russes qui ne soutiennent pas l’«opération militaire spéciale». Et puis, il y a tous ceux qui ont «voté avec les pieds», probablement un million, en quittant le territoire russe depuis le 24 février 2022, essentiellement en deux vagues, celle d’après le déclenchement de l’invasion massive et celle d’après le 21 septembre et l’annonce de la «mobilisation partielle». Dans ces segments-là de la société, on compte beaucoup d’urbains, de membres des classes moyennes, de personnes qui travaillent dans l’informatique ou les technologies. Parmi eux, certains se reconnaissaient probablement dans les mouvances dites «libérales» en Russie, à savoir les partis démocrates comme, par exemple, Iabloko. D’autres pouvaient se sentir proches du combat d’Alexeï Navalny, sans être nécessairement membres de son mouvement FBK avant sa dissolution. On compte aussi de nombreux esprits critiques qui ne souhaitent pas vivre, comme ils le disent eux-mêmes, dans un «pays fasciste» où ils ne pourraient plus exprimer leur opinion.

Aude Merlin «La mobilisation de la société est en marche mais n’atteint pas, pour le moment, le niveau de l’hypermobilisation du régime stalinien.

L’arsenal législatif de répression s’est-il renforcé depuis le début de la guerre?

Cela n’arrête pas. On appelait déjà la Douma, la chambre basse du «parlement», «l’imprimante folle». Mais c’est devenu absolument vertigineux. Les lois sont amendées et amendées... La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a publié, avec Mediazona en avril 2023, un rapport intitulé «Russian Federation: repressive laws since 2018». En feuilletant les pages consacrées à l’année 2022, on observe que les amendements pleuvent. Le 4 mars, l’acte de censure militaire et l’amendement à la loi sur les fake news ; le 25 mars, un amendement sur la censure militaire ; le 16 avril, des amendements sur la mémoire historique ; le 11 juin, une loi est adoptée pour acter le retrait de la Russie de la Cour européenne des droits de l’homme ; le 14 juillet, de nouveaux amendements élargissent le champ d’action de la loi «sur les agents étrangers» ; le 5 décembre, un amendement à la loi «sur la propagande des relations sexuelles non traditionnelles avec des mineurs» est approuvé. Tous vont dans un sens plus répressif. Et cela continue en 2023: ne fût-ce qu’entre le 24 mars et le 20 avril, cinq nouveaux projets de loi répressive ont été soumis, dont deux adoptés. L’un des deux, voté en deux jours, concerne l’envoi d’avis électroniques en cas de mobilisation et la réduction des droits des mobilisés. Récemment, une résolution a été déposée à la Douma pour qualifier le féminisme d’«extrémisme», tandis que les personnes «child free», assumant le choix de ne pas vouloir d’enfants, ont également fait l’objet d’une proposition visant à les criminaliser. L’accélération de l’arsenal répressif est débridée. En outre, chaque semaine, une nouvelle liste d’«agents étrangers» est publiée. Pour ces personnes, cela signifie l’exil ou le silence parce que continuer à travailler en étant stigmatisé comme «agent étranger» sur le registre du ministère de la Justice est quasiment impossible. Pareille incrimination se commue très rapidement en condamnation puisque la «justice» est très zélée à éplucher toutes les publications sur Internet, et prompte à exhumer tel oubli de la mention, obligatoire, d’agent étranger.

Aude Merlin
Aude Merlin © National

Dans ces conditions, continuer à résister à la propagande et à la répression n’est-il pas exceptionnel?

C’est très courageux, voire héroïque. Néanmoins, il y a toujours des opposants et des personnes indépendantes en Russie qui continuent d’agir contre vents et marées. Ils ne forment pas une opposition articulée. Beaucoup ont converti leur participation à des manifestations, devenue impossible, en un travail d’aide humanitaire en faveur des réfugiés ukrainiens. De toute façon, à partir de 2007, les partis d’opposition les plus critiques n’ont pas passé le seuil de l’élection à la Douma. Ne sont restés que les partis satellites du pouvoir, incarnant un pluralisme limité typique des régimes autoritaires. De façon assez claire, on était déjà dans un régime qui devenait autoritaire.

Est-on passé depuis d’un régime autoritaire à un régime dictatorial?

La réponse à cette question est compliquée. Formellement, la constitution russe, même si elle a été amendée en 2020 au profit de la présidence, n’est pas celle d’une dictature. Utiliser l’adjectif «totalitaire» pose aussi question. Si certains, comme le sociologue russe Greg Yudin, l’utilisent, des chercheurs objecteront qu’il n’y a pas d’idéologie totale en Russie et que l’on n’est donc pas dans le format qu’avait défini Hannah Arendt pour qualifier le nazisme hitlérien ou certaines années du stalinisme. Cependant, on est tout de même face à un régime qui est de plus en plus encadrant et qui a des aspects fascisants, comme le montre, par exemple, le tout récent documentaire Russie, un peuple qui marche au pas de Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman. Il est vrai qu’un régime totalitaire mobilise la société alors qu’un régime autoritaire s’attache justement à ce que la société ne soit pas mobilisée. Il a en effet plus intérêt à ce qu’elle vaque à ses affaires, à ses loisirs, à sa vie privée, à son repli sur la famille et à son étourdissement dans la consommation matérielle plutôt qu’elle se mêle de politique. De mon point de vue, on est aujourd’hui dans un entre-deux, entre un régime autoritaire et un régime totalitaire. On ne peut pas encore dire que la société russe soit massivement mobilisée comme elle l’était sous Staline et sous Hitler. Mais elle l’est plus qu’il y a deux ans, avec la généralisation d’une éducation patriotico-militaire dès le plus jeune âge, l’armée de la jeunesse (Younarmia), les formations Z des étudiants dans les cours universitaires… La mobilisation de la société est en marche mais n’atteint pas, pour le moment du moins, le niveau de l’hypermobilisation du régime stalinien. A mes étudiants, je parle d’un régime autoritaire ultrarépressif qui est en guerre et qui, sur fond de propagande de guerre, muselle toute voix dissidente. Il est un peu tôt, à mon sens, pour accoler les adjectifs «fasciste» ou «totalitaire» à ce régime. On aura plus de recul pour fonder une telle analyse dans un ou deux ans.

La nouvelle loi sur la digitalisation du recrutement militaire montre l’avènement possible d’un contrôle de plus en plus resserré.

Les signes de basculement vers un régime totalitaire ne se multiplient-ils pas?

Le binôme «ouverture / fermeture» du pays est un paramètre intéressant, par exemple. La nouvelle loi sur la digitalisation du recrutement militaire en cas de mobilisation officielle montre l’avènement possible d’un contrôle de plus en plus resserré. A travers elle, on voit que la fermeture du territoire peut devenir un élément de la politique menée par le Kremlin à l’encontre des personnes qui seraient appelées au front en cas de nouvelle mobilisation, alors qu’entre le 24 février 2022 et son adoption, c’était le contraire. Vladimir Poutine laissait les voix dissidentes quitter la Russie tout à fait tranquillement. Il était plus intéressant pour lui de se débarrasser de ce million de Russes critiques et potentiellement contestataires plutôt que de les enfermer dans la Maison Russie. Avec la nouvelle loi, un avis de mobilisation sera considéré comme effectivement reçu par la personne mobilisable par le simple fait de son envoi sur l’application du service public que tous les Russes ont sur leur téléphone pour payer leurs impôts, leurs charges, etc. Si elle ne se présente pas au bureau de recrutement et si elle essaie de quitter la Russie, elle en sera potentiellement empêchée, si toutefois les autorités russes en ont les moyens techniques et si la corruption des douaniers n’entrave pas cette nouvelle pratique. Dans l’esprit, en tout cas, quelque chose est en train de basculer.

Ancien maire d’Ekaterinbourg, Evgueni Roïzman est poursuivi pour diffusion de «fausses informations» sur l’armée.
Ancien maire d’Ekaterinbourg, Evgueni Roïzman est poursuivi pour diffusion de «fausses informations» sur l’armée. © belgaimage

Trois cas emblématiques

Evgueni Roïzman,60 ans, ancien maire d’Ekaterinbourg. Il fut arrêté en août 2022. Il est soupçonné d’avoir diffusé de «fausses informations» sur l’armée russe. Remis en liberté, il fut à nouveau arrêté le 16 mars 2023. Il lui est reproché d’avoir partagé sur les réseaux sociaux, en mai 2022, une publication de la Fondation anticorruption, le mouvement de l’opposant Alexeï Navalny, ce qu’il nie.

Ilia Iachine, 39 ans. Condamné le 9 décembre 2022 par un tribunal de Moscou à huit ans et demi d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire pour diffusion de «fausses informations» sur l’armée russe. Il avait publié une vidéo sur les massacres de Boutcha, en Ukraine. Sa condamnation fut confirmée en appel le 19 avril.

Vladimir Kara-Mourza, 41 ans. Condamné le 17 avril à 25 ans d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire à régime sévère par un tribunal de Moscou. Il a été reconnu coupable de «haute trahison», diffusion de «fausses informations» sur l’armée russe et de «travail illégal pour une organisation indésirable».

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