Le mouvement Dava cible la communauté turque d’Allemagne tout en se défendant d’être un cheval de Troie du président turc Erdogan. © Getty Images

Comment un mouvement musulman tente de séduire les Allemands d’origine turque pour les européennes

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Dava tente de séduire la communauté turque pour faire élire un représentant au Parlement européen. Une défense d’intérêts que les sociaux-démocrates n’assureraient plus.

Une salle de mariage dans une banlieue industrielle de Hanovre… Le vrombissement ininterrompu des véhicules sur l’autoroute résonne sur le parking géant de ce bâtiment pouvant accueillir jusqu’à 1.500 personnes. Les tables sont couvertes de nappes blanches. Un buffet de baklavas, un bar servant du thé dans des verres venus tout droit d’Anatolie…: Dava a invité son cœur de cible, la communauté des immigrés, à un meeting électoral. Une centaine de personnes, toutes d’origine turque, sont venues à la rencontre de ce nouveau mouvement, qui entend les représenter: des hommes seuls, des familles, des jeunes femmes, voilées ou non…

Elles représentent les quatre générations issues de l’immigration turque. Les attentes sont énormes. «Je vais certainement voter pour eux», annonce Ayse. La jeune femme, 28 ans, regard bleu et direct, enseigne l’allemand et l’histoire dans un lycée de la ville. «Quand je vois ce que le paysage politique nous offre comme possibilités en ce moment, Dava me semble être la bonne option.» Ayse a pris place à une table à côté de deux de ses cousines. L’une, très pâle et doublement voilée de blanc, lycéenne, a aussi fait son choix. Elle votera pour Dava. «J’aimerais devenir enseignante. Mais je sais qu’avec le foulard, ce sera très difficile de trouver un poste. Je voudrais vivre dans un pays où je n’ai pas à me poser ce genre de question.»

La question des discriminations

Trois hommes, se connaissant de la mosquée, discutent à l’écart. «Je connais personnellement certains des membres de Dava. Ce sont des gens bien», assure le premier, un ouvrier de 56 ans arrivé avec ses parents au début des années 1970. Lui ne possède pas la nationalité allemande, mais il est venu se renseigner, pour ses enfants. Deux jeunes hommes, la trentaine, sirotent leur thé près de l’estrade. «L’Allemagne n’a pas forcément besoin d’un parti musulman, admet Mehmet, informaticien dans la région. Mais l’Allemagne a besoin d’un parti qui prend en considération les intérêts des personnes issues de l’immigration, et ce n’est pas le cas des partis traditionnels. Nos pères, nos grands-pères étaient ouvriers. Ils travaillaient dans des usines avec des comités d’entreprise forts, qui leur disaient de voter pour le SPD. Mais le SPD a cessé de s’intéresser à nous. Ce que nous voulons, c’est être pris en considération. Les jeunes issus de l’immigration sont toujours discriminés, tant à l’école que sur le marché de l’emploi. Et aucun parti politique ne s’y intéresse. Il faut que nos problèmes soient abordés sur la scène politique, que ce soit l’enseignement ou la question des jours fériés musulmans.»

Avec près d’une heure de retard, la manifestation peut enfin démarrer. Les principaux intervenants, la tête de liste aux élections européennes et le président du parti, pris dans les embouteillages, ont fini de serrer les mains de table en table. Chez Dava, la campagne mise sur le contact direct. Un petit film est présenté, racontant 63 années de migration turque en Allemagne, depuis la signature des premiers accords entre Bonn et Ankara pour faire venir en Allemagne la main-d’œuvre dont le pays, en plein miracle économique, manquait cruellement. «A une époque où le monde a plus que jamais besoin de cohésion et de vision, naît en Allemagne un mouvement qui a la volonté de tout changer, en faisant preuve de force et de motivation… Dava est là.» Le film, salué par le public, s’achève au bout de cinq minutes sur l’image d’une fusée au décollage.

«Le SPD a cessé de s’intéresser à nous. Ce que nous voulons, c’est être pris en considération.»

L’importance de la famille

Le président du mouvement, Teyfik Ozcan, svelte dans son costume noir, grimpe allègrement les quelques marches qui mènent à la tribune. «Pendant 30 ans, j’ai été membre du SPD, raconte le patron du mouvement en référence au Parti social-démocrate. Mais le SPD a perdu le contact avec sa base. Le SPD a d’abord adopté l’agenda de 2010, à l’époque de Gerhard Schröder (NDLR: la loi qui a fusionné les allocations de chômage avec les minimaux sociaux et a considérablement réduit l’indemnisation des chômeurs). Et puis, il y a eu le 2 juin 2016. Jour où le SPD a rompu avec les gens d’origine turque. Le 2 juin 2016 a été adoptée la résolution reconnaissant le soi-disant génocide contre les Arméniens. Avec les voix du SPD. Surtout, le SPD soutient le gouvernement d’Israël, qui bombarde Gaza avec des armes allemandes, financées par nos impôts!» La foule applaudit à tout rompre.

La déception face aux partis traditionnels revient comme un leitmotiv au cours du meeting. Tout comme la condamnation de l’offensive israélienne à Gaza ou la défense d’un modèle de famille traditionnel. «La politique extérieure est un sujet très important pour nous. Tout particulièrement, bien sûr, le conflit d’Israël avec la Palestine. Un autre thème crucial est la famille, insiste Fatih Zingal, tête de liste aux élections européennes. Nous pensons que nous devons agir pour la protection de la famille et des valeurs familiales. Quand on voit qu’en Allemagne, il y a des jardins d’enfants où l’on parle d’éducation sexuelle à des petits de 4 ou 5 ans, nous ne sommes pas d’accord avec ça! Ils sont beaucoup trop jeune pour cela.» L’éducation sexuelle ne figure bien sûr pas au programme des jardins d’enfants, même si certains établissements choisissent d’apprendre aux bambins à nommer leurs organes génitaux pour mieux lutter contre les agressions sexuelles.

Fatih Zingal, tête de liste du mouvement Dava aux élections européennes. © BELGA IMAGE

Un attachement à Erdogan

Depuis sa création, Dava est confronté à de nombreuses critiques. Accusé de populisme, de proximité avec l’AKP d’Erdogan, voire d’être le bras droit du président turc. La personnalité des dirigeants du mouvement n’y est pas étrangère. Le numéro un sur la liste, Fatih Zingal, a organisé la campagne d’Erdogan auprès des Turcs d’Allemagne lors de la dernière présidentielle turque. Le numéro deux, Ali Ihsan Unlü, a été actif dans l’association Ditib, qui gère la majorité des mosquées d’Allemagne et est financée par Ankara. Le troisième, Mustafa Yoldas, a appartenu à Millî Görüs, une organisation de l’islam politique, aujourd’hui placée sous surveillance des services de renseignement. Fatih Zingal rejette toute accusation de connivence avec Ankara. «Monsieur Erdogan fait de la politique en Turquie, il est président du pays depuis plus de 20 ans. Nous, nous faisons de la politique pour l’Allemagne. Je ne ferai ici aucun commentaire sur M. Erdogan.» «Ces accusations sont absurdes, poursuit Ali Ihsan Unlü. Si nous étions si proches de l’AKP, nous n’aurions certainement pas les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Nous n’avons toujours pas trouvé de banque qui accepte de nous ouvrir un compte. Ni en Allemagne, ni dans les pays voisins, ni même de banque turque!» Dépourvu de compte bancaire, Dava n’a pas pu, jusqu’à présent, se faire enregistrer comme parti politique et poursuit ses activités en tant que «mouvement».

«“Dawa” signifie “mission islamique” en arabe. Ce petit jeu de mots n’est bien sûr pas le fruit du hasard.»

«Dava est un mouvement réunissant des personnes conservatrices, se conformant à la religion, commente Yunus Ulusoy, spécialiste des migrations à l’université de Duisbourg. Ce n’est pas surprenant. Il faut bien voir que les Turcs d’Allemagne de première génération, les « travailleurs invités » comme on les appelait à l’époque, venaient du centre conservateur et pauvre de l’Anatolie. Ils ont transmis ces valeurs à leurs enfants. Et le fait de vivre en minorité a exacerbé l’attachement à ces valeurs. C’est un comportement normal de la part de minorités, qui ont peur de perdre leurs valeurs culturelles en s’assimilant. Les personnes d’origine turque qui vivent en Allemagne entretiennent des liens étroits avec leur pays d’origine, comme les migrants d’origine russe, polonaise ou autres. S’il y a des tensions entre l’Allemagne et la Turquie, ces personnes se sentent prises entre deux feux, ont l’impression qu’on attend d’elles qu’elles manifestent leur attachement à l’Allemagne plutôt qu’à la Turquie et ça provoque des frustrations. On peut expliquer ainsi l’attachement à Erdogan.» Susanne Schröter, de l’université Goethe à Francfort, est beaucoup plus critique. Elle voit en Dava un pas de plus contre l’intégration. «L’acronyme d’Alliance démocratique pour la diversité et le renouveau, Dava, se prononce de la même façon que « Dawa », qui signifie « mission islamique » en arabe. Ce petit jeu de mots n’est bien sûr pas le fruit du hasard.»

Quelle probabilité le mouvement a-t-il de s’imposer dans le paysage politique? De bonnes chances de remporter au moins un siège au Parlement européen, selon les observateurs; 200.000 voix suffiraient en effet pour le décrocher. «Ce serait un succès symbolique, bien que dépourvu de véritables conséquences politiques, rappelle Yunus Ulusoy. Dava pourrait aussi jouer un rôle dans la politique locale s’il arrive à obtenir le statut de parti. En revanche, je ne leur vois aucune chance à l’échelon national ou des Länder, en raison de la barrière des 5%, indispensable pour être représenté dans ces parlements.»

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