Comment Poutine a décidé de mettre le camp militaro-nationaliste au pas (analyse)
Après avoir étouffé l’opposition libérale et démocratique, le maître du Kremlin soumet les «patriotes» admiratifs d’Evgueni Prigojine.
La confirmation officielle de sa mort après expertise génétique du comité d’enquête russe et son inhumation, discrète, dans un cimetière de Saint-Pétersbourg ne dissuaderont pas ses plus ardents partisans: pour eux, Evgueni Prigojine n’est pas décédé dans le crash de son avion le 23 août. Autour des mémoriaux improvisés dans la métropole qui borde la mer Baltique et à Moscou, le scepticisme demeure sur la réalité de la disparition. Vladimir Poutine lui-même a pourtant rapidement confirmé la nouvelle à travers un hommage, mesuré, délivré dès le 24 août: «Un homme au destin compliqué», qui a commis de «graves erreurs» mais «Un homme d’affaires talentueux». Le Président russe veut tourner la page de Prigojine le plus prestement possible. Mais le souvenir dans la population du «patriote admiré» risque de peser sur la confiance dans le régime de Poutine et dans sa capacité à régler la «question ukrainienne».
La disparition de Prigojine est aussi liée à des incarcérations dans les milieux combattants ultranationalistes.
Directeur de recherche CNRS à Sciences Po Paris, auteur de La Verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne (La Découverte, 2023, lire aussi Le Vif du 18 mai), Gilles Favarel-Garrigues estime pourtant que le pouvoir du président russe est renforcé par cet épisode.
La disparition d’Evgueni Prigojine est-elle un nouvelle illustration de la verticale de la peur imposée par Vladimir Poutine?
Le problème par rapport à la mort d’Evgueni Prigojine est que, quelles que soient les informations officielles, elle alimentera les hypothèses les plus fantaisistes. C’est déjà le cas, d’ailleurs: elle nourrit les théories complotistes, les spéculations sur le pouvoir de Prigojine, mais aussi les interrogations sur le régime poutinien. Ce qui est certain, c’est que le signal envoyé avec l’annonce de sa mort est une illustration très claire de la verticale de la peur, l’idée que le pouvoir central ne tolère pas l’opposition quelle qu’elle soit, libérale ou militaro-nationaliste.
La trahison qu’a représenté la rébellion de Prigojine et du groupe Wagner était-elle inacceptable pour le pouvoir?
En tout cas, cela a poussé Vladimir Poutine à faire des choses qu’on ne l’avait jamais vu faire, et notamment cette volte-face sur la qualification de l’ennemi. Désigner Prigojine comme un traître le matin avant de fermer les yeux sur sa trahison le soir est inédit. La disparition de Prigojine est aussi liée à des événements qui sont en cours, à savoir des incarcérations dans les milieux combattants ultranationalistes. Jusqu’alors, j’étais assez convaincu que ces radicaux étaient utiles au pouvoir parce qu’ils permettaient, justement, de présenter les dirigeants en place comme des responsables modérés. Mais il est clair qu’au sein de l’élite politique russe, il faut obéir à des règles du jeu dans une sorte d’art du deal qu’a mis en place Poutine dès le début de son pouvoir, notamment avec les oligarques à l’entame des années 2000, et qui continue aujourd’hui avec ces milieux-là. Dès que ces radicaux prennent trop d’autonomie, ils deviennent des «extrémistes» que le pouvoir réprime, grâce aux services de renseignement et à l’appareil judiciaire qu’il contrôle à sa guise.
L’offensive viserait donc plus largement le camp nationaliste et patriote?
La verticale de la peur d’un point de vue politique s’exerce dans deux directions principales. L’opposition libérale et démocratique bien sûr, mais sur ce point, on peut dire que le travail est déjà accompli puisque des leaders tels qu’Alexeï Navalny, Ilia Iachine et Vladimir Kara-Murza sont en prison. Il reste très peu de représentants de cette opposition en liberté en Russie. Ensuite, l’opposition militaro-nationaliste qui plaide pour des mesures radicales dans la guerre en Ukraine et au plan politique: elle fait l’objet d’une répression, notamment à travers les déboires judiciaires du blogueur Strelkov (NDLR: de son vrai nom Igor Guirkine) ou la mise au pas de certains autres ténors. En pensant à la disparition de Prigojine, il m’est revenu une phrase qu’avait prononcée le leader de Russie unie, Boris Gryzlov, au milieu des années 2000: «Contre Russie unie, il y a deux types d’opposants, d’un côté des démocrates non patriotes, de l’autre, des patriotes non démocrates.» Et Russie unie se définissait comme un rempart face à la menace de ces deux types d’«extrémisme». Les premiers étaient les démocrates soupçonnés d’être «vendus» à l’étranger. Vingt ans plus tard, Navalny, Iachine, Kara-Murza constituent les héritiers de cette opposition. Les seconds étaient, à l’époque, les communistes, le risque étant qu’ils aient une majorité à la Douma d’Etat. Ils étaient qualifiés de «patriotes non démocrates». Ils étaient vus comme des gens qui œuvraient incontestablement pour les intérêts de la nation mais qui étaient prêts à prendre le pouvoir par une révolution et à mettre en place un régime non démocratique. Aujourd’hui, cette opposition «patriote non démocrate» est incarnée par cette aile que représentait Evgueni Prigojine, des gens proches du monde militaire, revendiquant des positions politiques, dénonçant un pouvoir poutinien trop mou, et qui seraient favorables à l’arrivée d’une junte militaire au pouvoir en Russie…
Vladimir Poutine, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d’état-major des armées Valeri Guerassimov présentent-ils, à l’heure actuelle, un front uni et solide?
C’est du moins l’apparence que veut donner le régime aujourd’hui. Cela durera-t-il? On ne sait pas. Ce front uni perdurera peut-être jusqu’au moment où l’un d’entre eux sera lui-même soumis à une «offensive anticorruption» parce qu’il est jugé capable de trop s’autonomiser. Pour l’heure, les élites politiques dirigeantes font front uni avec Poutine contre cette opposition nationaliste militarisée qui n’est pas encore parfaitement intégrée dans les appareils d’Etat. D’ailleurs, un des enseignements de la tentative de coup d’Etat de Prigojine, en juin dernier, est que cette loyauté, bien que forcée, a remarquablement tenu ce jour-là. Personne dans l’élite politique intérieure n’a osé soutenir l’initiative du dirigeant de Wagner ; aucune voix n’a osé dénoncer la faiblesse du pouvoir face à ce coup de force. C’est la preuve que la verticale de la peur fonctionne bien aujourd’hui.
Personne dans l’élite politique intérieure n’a osé soutenir l’initiative du dirigeant de Wagner.
Sauf peut-être dans le chef de Sergueï Sourovikine, le chef des forces aérospatiales et un temps commandant des opérations en Ukraine, qui a été démissionné…
On assiste à son éviction sans que cela éclabousse Sergueï Choïgou. Le gouvernement, les ministres, les cadors de la vie politique russe restent en place. Il y aura forcément encore des purges. Certains feront inévitablement les frais de la dictature de la loi. Mais l’idée que de relatifs outsiders au pouvoir politique, comme Prigojine, pourraient remettre en question l’unité de ce bloc gouvernemental n’a, en tout cas, pas résisté à la réalité.
La réaction de Vladimir Poutine au crash de l’avion qui transportait Evgueni Prigojine n’est-elle pas en partie surprenante? N’aurait-il pas eu intérêt à incriminer les services de renseignement ukrainiens pour écarter les soupçons d’un règlement de comptes interne?
Il aurait en effet été très facile de faire porter la responsabilité du crash de l’appareil sur les services de renseignement de l’Ukraine, bien que cela aurait exposé le gouvernement russe à des critiques sur sa faiblesse. En même temps, on est quand même dans un régime qui a l’habitude de dissimuler les informations, qui sait en jouer. De toute façon, la mort de quelqu’un d’aussi sulfureux que Prigojine alimente des soupçons à toutes les étapes qui ont suivi le crash de l’avion. Par exemple, le fait que l’agence de l’aviation civile Rosaviatsia a annoncé très rapidement que Prigojine était sur la liste des passagers de l’appareil a semblé suspect à des observateurs qui, en comparant cette réaction avec celles exprimées par la même agence lors de crashs précédents, ont constaté que la nouvelle, cette fois, était survenue beaucoup plus rapidement. De même, les délais pris pour l’identification des corps, dont les résultats, notamment l’ADN retrouvé de Prigojine, ont été annoncés le 27 août, ne peuvent que nourrir les soupçons. Parmi les gens qui se sont rassemblés autour d’une sorte de mémorial à Saint-Pétersbourg pour rendre hommage à Prigojine, tous ceux qui ont été interrogés par les médias d’opposition sur place ont confié qu’ils ne croyaient pas à sa mort et qu’il était probablement en train de siroter des cocktails sur une île tropicale…
Cette séquence affaiblit-elle ou renforce-t-elle Vladimir Poutine dans la guerre en Ukraine?
J’ai l’intuition que cela le conforte parce que, précisément, c’était quand même très surprenant de voir Prigojine prendre la parole et se lancer dans des diatribes contre le gouvernement. Cela ne ressemble pas à la Russie autoritaire sous Poutine. De la même manière, des correspondants de guerre sur le terrain, proches des milieux nationalistes, distillent des critiques de la politique menée par le gouvernement dans le domaine militaire. On peut penser qu’ils feront désormais profil un peu plus bas. Cela renforce le pouvoir de Poutine, à tout le moins d’un point de vue officiel. Aucune tête ne dépasse. Et la critique non gérée par le pouvoir n’est plus tolérée. Pour autant, les Russes sont-ils dupes? Oublieront-ils Prigojine ou, au contraire, garderont-ils de l’affection pour une sorte de rebelle qui essayait de prendre la tête d’une insurrection contre le régime? Si, dans leur for intérieur, les Russes considèrent que des voix critiques comme celle de Prigojine ont le mérite de dévoiler la vérité sur le pouvoir russe, cela instillera-t-il la conviction dans leur esprit qu’ils auraient tout à gagner d’avoir quelqu’un de plus ferme au pouvoir? L’avenir le dira, et notamment au moment de la campagne pour l’élection présidentielle de 2024. Il sera important d’observer quels sont les gages que donnera Vladimir Poutine à cette aile militaro-nationaliste, et qui jouera le rôle de radical utile au cours de cette élection.
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