Comment les populistes instrumentalisent la religion (décryptage)
La Pologne et la Hongrie sont sous la menace de suspension de fonds européens pour atteintes à l’Etat de droit. Leurs dirigeants usent et abusent de la religion. Auteur de Dieu? Au fond à droite, Iacopo Scaramuzzi décrypte les ressorts de ce « national-catholicisme ».
En rejetant, le mercredi 16 février, le recours de la Pologne et de la Hongrie, la Cour de justice de l’Union européenne a validé le mécanisme qui subordonne le versement des fonds européens au respect de l’Etat de droit. La procédure vise en priorité la Pologne et la Hongrie, soupçonnées d’entraves, notamment à l’encontre de l’indépendance de la justice. Les dirigeants conservateurs en poste à Varsovie et à Budapest se rangeront-ils à la volonté de l’Union européenne? Les réactions à la décision de la Cour de justice inclinent plutôt à penser que les deux pays privilégieront les représailles, en menaçant la prise de décision au sein de l’Union.
Le pape François a compris que la tentative des populistes de droite de s’approprier le christianisme est une menace existentielle pour le christianisme. »
Iacopo Scaramuzzi
Les dirigeants polonais et hongrois partagent une vision conservatrice, sur le fond, et autoritaire, sur la forme, de l’exercice du pouvoir. Ils sont volontiers accusés d’instrumentaliser les croyances religieuses pour asseoir leur influence. Ils ne sont pas les seuls. Des Etats-Unis au Brésil, de l’Italie à la Russie, des responsables politiques tentent de faire vibrer la corde sensible des valeurs traditionnelles, que consacre la religion, pour séduire des citoyens perturbés par les bouleversements du monde. Journaliste italien spécialiste de l’actualité du Vatican, Iacopo Scaramuzzi publie un très intéressant essai sur ce « national-catholicisme », Dieu? Au fond à droite (1).
Pourquoi les leaders populistes utilisent-ils le christianisme dans leur combat politique?
Il y a toujours eu des interactions entre la religion et la politique. De plus, chaque pays a une histoire singulière et une dynamique sociale propre. Mais il est vrai qu’ au cours des dernières années, les populismes de droite ont essayé de s’approprier le christianisme de façon ostensible. Donald Trump aux Etats-Unis qui brandit une bible, Matteo Salvini en Italie qui montre un chapelet lors d’un meeting électoral, Vladimir Poutine en Russie qui se rend dans une église orthodoxe à chaque fête de Pâques, Viktor Orbán qui se dit porteur d’un christianisme libéral…: ces dirigeants affichent un attachement très fort à la chrétienté qui n’a pas beaucoup à voir avec la foi mais est plutôt utilisé comme un marqueur identitaire. Ce dernier apparaît comme le rappel nostalgique d’un passé révolu lorsque ces pays étaient plus homogènes ethniquement, socialement, culturellement et lorsque l’Eglise y jouait un rôle central. Tous les pays que j’ai analysés partagent un sentiment réel ou perçu de déclin à cause des inégalités de la globalisation, des vagues migratoires, de la présence de l’islam. Le christianisme apparaît alors comme un langage symbolique reconnaissable par tous, et de nature à réconforter les électorats angoissés par cette sensation de déclin.
Il fallait redonner leur fierté aux Russes. Vladimir Poutine l’a fait par l’orthodoxie.
Depuis la disparition de la démocratie chrétienne en 1994, plus aucun parti ne se revendiquait des valeurs chrétiennes en Italie. La récupération politique du christianisme par Matteo Salvini, leader de La Ligue, a-t-elle été facilitée?
Oui. La démocratie chrétienne qui a gouverné l’Italie pendant soixante ans a créé un grand vide quand elle a disparu à la suite d’affaires de corruption. Grâce à des études statistiques et démographiques, on a observé qu’ au cours des quinze dernières années, le nombre des personnes que l’on peut définir comme des « catholiques culturels » a augmenté au sein de la société italienne. Ils ont tendance à voter pour La Ligue et pour le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia. Pourtant, ils sont très sécularisés. Ils n’ assistent pas à la messe. Souvent, ils ne se marient pas à l’église. Ils ne suivent l’Eglise ni dans son agenda de gauche (notamment sur l’accueil des migrants) ni dans celui de droite (par exemple, sur l’homosexualité ou la fin de vie). Mais ils entretiennent une nostalgie de l’Eglise du passé parce que chacun, en Italie, a une grand-mère qui prie avec un chapelet ou a déjà assisté à une procession de la Vierge dans son village natal. La religion fait partie de la mémoire familiale, elle-même liée à une période où il y avait plus de bien-être et plus d’argent…
L’influence du courant protestant évangélique sur les dirigeants politiques n’est-elle pas encore plus radicale?
En effet. Il dispose d’une plus grande liberté d’action parce qu’il n’y a pas dans le protestantisme un Vatican, un pape et une Congrégation pour la doctrine de la foi qui ont tendance à modérer les extrêmes. Dans la galaxie protestante, on trouve des Eglises très progressistes et d’autres très conservatrices. On l’a vu avec les pentecôtistes qui ont soutenu le président brésilien Jair Bolsonaro et avec les évangélistes qui ont appuyé Donald Trump, pas seulement avec leurs idées mais aussi avec leur argent. Ces mouvements ont essayé de s’allier avec les courants les plus conservateurs de l’Eglise catholique, ce qui a conduit la revue jésuite La Civiltà Cattolica, dont le Saint-Siège relit les articles avant parution, à évoquer il y a quelques années un « oecuménisme de la haine », soit une base idéologique pour les mouvements souverainistes et populistes de droite.
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Le pape François est-il le meilleur rempart contre le national-catholicisme?
Il est une voix très écoutée et il s’est ouvertement exprimé contre les populistes de droite. Pourquoi? Parce qu’il a compris que cette tentative des populistes de droite de s’approprier le christianisme et de le réduire à un marqueur identitaire est une menace existentielle pour le christianisme. Mgr Jean-Claude Hollerich, le président de la Commission des épiscopats de l’Union européenne (Comece), que j’ai interrogé dans le livre, souligne que les populistes risquent de s’approprier le christianisme, de le vider de son contenu évangélique en l’utilisant comme instrument polémique contre les musulmans, les immigrants et la modernité, et, au final, de le réduire à une pièce de musée pétrifiée. Le pape François ne pouvait pas ne pas intervenir pour dénoncer que cela n’est pas le christianisme. S’il y avait un mouvement de gauche qui agissait de la sorte, je suis sûr que François interviendrait aussi fortement. Le pape François a un atout par rapport à d’autres leaders religieux catholiques. Il vient d’une famille très simple, ce qui le rend sensible aux attentes du peuple. De plus, jeune, il était péroniste (NDLR: du nom de Juan Perón, président de l’Argentine de 1946 à 1955 et d’octobre 1973 à juillet 1974) qui est une culture politique populiste de gauche. Il est conscient que le populisme de droite, qui profite de l’angoisse du déclin pour monter les citoyens les uns contre les autres, n’est pas la bonne réponse. Mais il sait aussi que derrière ce type de mouvement, il y a des besoins de la population qu’il faut prendre en compte.
En Russie, l’alliance entre Vladimir Poutine et l’Eglise orthodoxe a-t-elle été scellée principalement parce qu’elle était profitable aux deux parties?
Oui. J’ai découvert un épisode très intéressant en écrivant ce livre. Après la fin de l’URSS, le président Boris Eltsine a essayé de sonder les Russes sur l’idée, une seule, qu’ils avaient de leur patrie. Il n’y a pas eu de conclusion probante parce que beaucoup de personnes n’y ont pas répondu. On peut donc dire que Boris Eltsine n’a pas trouvé l’idée maîtresse de la « Russie moderne ». Quelques années plus tard, Vladimir Poutine l’a trouvée dans ce qui fait, depuis toujours, l’essence de l’âme russe, à savoir l’orthodoxie. Lui qui venait du KGB, qui n’était pas croyant, qui était l’héritier d’une URSS qui avait fait faillite, il s’est réinventé une nouvelle Union soviétique. Il a compris que les Russes étaient frustrés par ce revers de l’histoire et qu’il fallait leur redonner un orgueil. Il l’a fait par l’orthodoxie. Vladimir Poutine s’est donc servi de l’Eglise orthodoxe pour redonner une âme à la Russie et l’Eglise orthodoxe n’a eu qu’à se féliciter de cette alliance avec le Kremlin qui a un agenda politique qui va dans le sens de ses valeurs, en promouvant, par exemple, des législations contre le mariage gay ou contre la sécularisation.
Sur le long terme, je pense que la pandémie aidera les souverainistes.
Dans la campagne présidentielle française, Eric Zemmour est-il celui qui fait le lien entre les populistes et les catholiques traditionalistes?
Eric Zemmour est sans doute la personnalité qui représente le plus cette tendance. Il parle tout le temps de la chrétienté en tant que référence aux valeurs et aux traditions, et donc comme marqueur identitaire. Il a d’ailleurs appelé son mouvement Reconquête qui, me semble-t-il, est une référence à la Reconquista des rois catholiques espagnols qui ont expulsé les musulmans, et aussi les juifs, de l’Espagne et du Portugal en 1492. Il y a là une volonté claire d’embrasser le christianisme, pas par conviction mais pour contrer l’islam. Marine Le Pen, elle, a toujours défendu des positions beaucoup plus laïques. Elle n’a pas été proche de la Manif pour tous. Elle défend des positions très sécularisées sur la bioéthique. En revanche, sa nièce, Marion Maréchal-Le Pen, est engagée sur la même ligne que celle d’Eric Zemmour. Il faudra la suivre attentivement dans les prochaines années.
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Pensez-vous que le national-catholicisme prospérera encore?
Oui. Dans un premier temps, la pandémie a plutôt desservi les souverainistes: la « menace » n’est plus venue des migrants mais d’un virus ; les frontières se sont avérées inutiles ; des élites, médecins et scientifiques, ont été mis au premier plan ; l’Union européenne s’est libérée de son rôle de « méchant »… Mais à long terme, je pense que la pandémie les aidera parce que les inégalités et la méfiance envers la globalisation s’accentueront. Or, c’est ce terreau du sentiment de déclin et de la nostalgie du passé qu’utilisent les populistes de droite.
La Vierge de Fatima, icône des populistes
Matteo Salvini dit consacrer l’Italie au sacré coeur de la Vierge de Fatima. Jair Bolsonaro fait de même au Brésil alors que la Vierge noire d’Aparecida suscite une dévotion beaucoup plus étendue dans sa population. A Fatima, au Portugal, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán participe, en août 2019, à une conférence de l’International Catholic Legislators Network aux côtés du chef de cabinet de Donald Trump, Mick Mulvaney. Quand la pandémie de Covid donne des signes de reflux en mai 2021, Matteo Salvini se rend au sanctuaire portugais pour affirmer que c’est là que l’Europe a ses racines et qu’elle peut y trouver les ressources pour surmonter la crise… Pourquoi la Vierge de Fatima est-elle devenue un point de référence symbolique des mouvements populistes?
« La Vierge de Fatima est fortement liée à l’anticommunisme du fait que ses premières apparitions remontent à 1917, soit l’année de la prise de pouvoir par les bolcheviques en Russie, précise Iacopo Scaramuzzi. Plus tard, la seule survivante des enfants qui avaient assisté aux apparitions a donné une interprétation politique du phénomène, érigeant la dévotion à la Vierge en combat contre le communisme et le matérialisme. » Cette perception a été renforcée sous Jean-Paul II, le pape polonais qui a fait de l’opposition au régime soviétique une partie de son engagement. Et ces dernières années, les spin doctors qui entourent les leaders populistes ont compris que la Vierge de Fatima pouvait être réinvestie par une nouvelle droite, plus tellement par anticommunisme mais davantage par souverainisme. Par un calcul simple, selon Iacopo Scaramuzzi, « quand tu mentionnes la Vierge de Fatima, tu as plus de réactions sur les réseaux sociaux que si tu évoquais la Vierge de Medjugorje, en Bosnie »…
(1) Dieu? Au fond à droite. Quand les populistes instrumentalisent le christianisme, par Iacopo Scaramuzzi, Salvator, 152 p.
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