Comment les mutations du monde arabe changent la donne pour les Occidentaux
Réhabilitation du président syrien, rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran, montée en gamme de la diplomatie chinoise: les Occidentaux ne sont plus que spectateurs.
La réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe, consacrée lors du sommet qui s’est tenu le 19 mai à Djeddah, en Arabie saoudite, est la dernière en date des mutations qui, en quelques années à peine, ont modifié la place et le rôle du Moyen-Orient sur l’échiquier international. La réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran, le désengagement des Etats-Unis, l’irruption de la Chine comme acteur politique, l’absolution du président de la Syrie pour les crimes de la guerre civile (de 500 000 à 600 000 morts, des millions de réfugiés, en grande partie de sa responsabilité) transforment d’autant plus la scène diplomatique moyen-orientale que le contexte de la guerre en Ukraine et du retour d’une confrontation entre blocs se prête aux introspections et aux nouveaux élans.
Cet événement remet la Ligue arabe, ce “machin” qui n’a jamais servi à rien, sur la carte du monde.
La venue de Bachar al-Assad à Djeddah aurait été le clou de la 32e session du Conseil de la Ligue arabe si l’hôte de l’événement, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS), n’avait pas eu l’idée, apparemment ignorée de beaucoup jusqu’à la dernière minute, d’y convier le président ukrainien Volodymyr Zelensky, VRP de la survie de son pays, en tournée mondiale entre des entretiens à Berlin, Rome et Paris et un raout prestigieux avec les dirigeants du G7 à Hiroshima. «Ce sommet devait être celui de la honte. Le rassemblement d’un club de dictateurs qui réinvite en son sein le pire d’entre eux. C’est devenu un événement international qui remet la Ligue arabe, ce “machin” qui n’a jamais servi à rien, sur la carte du monde», a commenté Anthony Samrani dans L’Orient-Le Jour, quotidien réputé d’un Liban où la Syrie des Assad n’a pas laissé que de bons souvenirs.
MBS, fin stratège?
Mohammed Ben Salmane a-t-il voulu atténuer, contrebalancer, l’impact du retour en grâce du dictateur de Damas? Au président en guerre qui n’a pas hésité à fustiger les pays arabes qui ferment les yeux sur l’invasion russe en Ukraine, Bachar al-Assad a opposé un discours bien anti-occidental que n’aurait pas renié Vladimir Poutine. «Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une opportunité, à savoir la situation internationale qui évolue vers un monde multipolaire, résultat de la domination de l’Occident qui est dépourvu de principes, d’éthique, d’amis et de partenaires. C’est une opportunité historique de réorganiser nos affaires avec le moins d’ingérence étrangère possible, ce qui nécessite de nous positionner dans ce monde en pleine évolution pour en devenir un participant actif», a soutenu le chef de l’Etat syrien, lui qui n’a dû son maintien au pouvoir face aux rebelles qu’à l’assistance militaire de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah libanais.
Il n’y a pas que la faculté d’oubli des dirigeants arabes qui a permis la réhabilitation de la Syrie dans leur cénacle. Celle-ci a été facilitée par la réconciliation scellée entre le poids lourd du monde arabe sunnite qu’est l’Arabie saoudite et le fleuron de l’islam chiite qu’est l’Iran. Les deux pays avaient rompu leurs relations en 2016 à la suite de l’exécution du leader de la minorité chiite d’Arabie saoudite, Nimr Baqr al-Nimr, et l’attaque en représailles de l’ambassade saoudienne à Téhéran. Les difficultés économiques de la République islamique iranienne, la réorientation de la politique étrangère de Mohammed Ben Salmane (après un activisme improductif contre l’Iran, contre le Qatar et au Yémen) et l’habile opportunisme diplomatique de la Chine ont conduit à l’annonce du rétablissement des relations entre les deux géants le 10 mars à Pékin. Sont prévus la réouverture des ambassades respectives, la réactivation des accords sécuritaires et économiques et l’engagement à ne pas interférer dans les affaires intérieures des deux pays.
L’activisme de la Chine
Cet accord couronne les efforts répétés de la Chine pour investir la région. Le président chinois s’est rendu en Egypte, en Arabie saoudite et en Iran en janvier 2016. Il est retourné à Riyad en décembre 2022, où s’est tenu le premier sommet Chine-Pays du Golfe. Le président iranien Ebrahim Raïssi, de son côté, a fait le voyage à Pékin en février 2023. La Chine a élevé l’Arabie saoudite au rang de «partenaire stratégique global», titre dont bénéficiaient déjà l’Iran et les Emirats arabes unis. Surtout, Pékin est devenu le premier importateur d’hydrocarbures iraniens et saoudiens. Une position qui l’autorise à passer de partenaire stratégique à acteur politique majeur.
Notre alliance avec l’Occident ne peut plus prévaloir sur nos intérêts.
Cette évolution consacre l’amorce d’un basculement de la domination américaine au Moyen-Orient vers un jeu d’influences multipolaires que favorise la redistribution des équilibres découlant de la guerre en Ukraine. Pour des raisons économiques (la croissance de la production domestique de gaz et de pétrole), militaires (le retrait du gros des troupes américaines d’Irak et de Syrie), stratégiques (l’affaiblissement au moins provisoire de l’Etat islamique), géopolitiques (la réorientation de la diplomatie vers l’Asie de l’Est), voire morales (l’implication, attestée par un rapport de la CIA, du prince MBS dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi), les Etats-Unis se sont progressivement désengagés du Moyen-Orient et d’Arabie saoudite. La nature ayant horreur du vide, la Chine, de plus en plus présente sur la scène internationale sous l’impulsion de Xi Jinping, s’est empressée de saisir l’opportunité de pouvoir s’afficher comme une puissance pacificatrice, elle qui a lancé, en février 2023, une «Initiative pour la sécurité mondiale». De surcroît, pour les pays de la région plus versés dans les pouvoirs autoritaires que dans les expérimentations démocratiques, l’indifférence de la Chine au respect des droits de l’homme est un atout en regard des «pinailleurs droit-de-l’hommistes» occidentaux. Un sentiment apparemment réciproque: la répression par le régime chinois de la minorité musulmane ouïghour dans la province du Xinjiang n’a jamais suscité de réactions vigoureuses à Riyad, Bagdad ou au Caire.
Vers la paix au Yémen?
Le rapprochement irano-saoudien est une déflagration, a priori positive, à effets multiples. Les théâtres de conflit entre l’islam sunnite et l’islam chiite sont nombreux entre l’Irak (pouvoir chiite, minorité sunnite qui se sent discriminée), le Liban (fragile équilibre institutionnel entre chrétiens, sunnites et chiites que menace à intervalles réguliers le Hezbollah pro- iranien, seul groupe communautaire à avoir été autorisé à conserver son armement après la guerre civile), le Bahreïn (pouvoir sunnite alors qu’une majorité de la population est chiite) et le Yémen (rébellion chiite en guerre contre le pouvoir sunnite). Déjà, le conflit dans ce dernier Etat, vieux de près de dix ans, connaît une évolution favorable. Elle est permise par l’échec de l’Arabie saoudite à mater la rébellion des rebelles houthis, une branche du chiisme. Elle avait forgé une coalition régionale pour y parvenir. Mais elle a bien dû se résoudre à y renoncer. Du 10 au 14 avril derniers, des représentants saoudiens et houthis se sont rencontrés dans la capitale Sanaa, aux mains des insurgés, pour jeter les bases d’un accord de paix. Mais l’application de ses premières étapes tarde à se concrétiser. Il prévoit l’établissement d’un cessez-le-feu, un échange de prisonniers, la levée par l’Arabie saoudite du blocus des ports, celle du siège de la ville de Taïz par les rebelles…
Un désengagement de l’Arabie saoudite du front yéménite, une trêve durable et des négociations de paix directes entre la rébellion et le pouvoir sunnite retranché dans le sud du pays, même si leur issue resterait incertaine, offriraient un répit salutaire à l’économie d’une Arabie saoudite qui parie désormais sur le tourisme haut de gamme pour diversifier ses revenus. Entre 2015 et 2022, ce ne sont pas moins de mille attaques de missiles et trois cent cinquante frappes de drones qui ont touché des infrastructures pétrolières, économiques et militaires sur le territoire saoudien.
Israël, le grand perdant?
Hors son impact sur les relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite qui s’en trouveraient raffermies, la paix au Yémen, comme il en allait de la guerre, ne provoquera pas un bouleversement géopolitique. En revanche, les conséquences de la réconciliation entre Riyad et Téhéran sur la vraie-fausse paix en Syrie, sur les rapports de force au Liban, sur la «coalition» contre le programme nucléaire militaire iranien, sur la poursuite du processus initié par les accords d’Abraham (l’établissement sous l’égide des Etats-Unis de Donald Trump de relations diplomatiques entre des Etats arabes et Israël) pourraient être majeures. Le réchauffement entre l’Arabie saoudite et l’Iran et la collaboration de la première avec la Chine ne préfigurent pas, a priori, un changement dans l’opposition de Riyad à l’acquisition par l’Iran de l’arme nucléaire. Mais cette évolution fait peser un doute sur l’alliance objective que l’Arabie saoudite, les Etats-Unis et Israël avaient forgée contre l’ennemi commun iranien.
Le coup de pouce donné par Mohammed Ben Salmane à Volodymyr Zelensky à Djeddah est plutôt un signe de rééquilibrage de sa diplomatie en faveur des Occidentaux. Il pourrait donc signifier que les Etats-Unis restent un partenaire essentiel du royaume wahhabite, mais que le temps où il s’alignait automatiquement sur la ligne de Washington est révolu. «Notre alliance avec l’Occident ne peut plus prévaloir sur nos intérêts», a commenté Faisal Abbas, le directeur du quotidien Arab News. Une nouvelle donne pour les Occidentaux.
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