Comment le Venezuela soigne les vacanciers russes
Indésirables dans de nombreux lieux touristiques, les Russes se rabattent sur l’Isla Margarita, au Venezuela. Une bouffée d’oxygène pour les locaux.
Au coucher du soleil, la baie de Juan Griego, à l’ouest d’Isla Margarita, au Venezuela, baigne dans une douce lumière rose aux teintes orangées. Assis sur les remparts du fort de la Galera, qui domine le front de mer, Aleksandr pose avec sa compagne pour immortaliser l’instant. «C’est très beau, commente le touriste russe, dans un anglais basique. C’est bien de terminer les vacances comme ça.» Le couple est arrivé il y a une dizaine de jours sur cette île grande comme la province du Brabant wallon et située à une quarantaine de kilomètres au nord des côtes vénézuéliennes. Un petit paradis tropical, surnommé «perle des Caraïbes» en raison de sa beauté et de son abondance en perles de mer à l’origine, autrefois, de la richesse des colons espagnols.
Ici, personne ne leur parle de l’Ukraine. Ils laissent la guerre en Europe.
Aleksandr et sa conjointe sont loin d’être les seuls Russes à avoir cédé aux sirènes d’Isla Margarita. Depuis l’ouverture d’une ligne directe depuis Moscou à la fin de l’été 2021, les vols charters atterrissent au moins tous les dix jours. Selon Leticia Gomez, vice-ministre du Tourisme international, environ 24 000 ressortissants du géant eurasiatique ont profité des plages, eaux turquoises et ruelles coloniales de l’île. Un «bienvenue» en lettres cyrilliques les accueille dès leur descente d’avion sur le tarmac de l’aéroport de Porlamar, la principale ville de l’île.
Des prix cassés
Stoppés six mois en raison de la guerre en Ukraine, les vols ont repris de plus belle en octobre 2022. «Depuis le début du conflit, nous n’avons plus beaucoup d’endroits où voyager, regrette Aleksandr. Nous avions pensé à la Turquie, à l’Egypte ou à la Thaïlande, mais nous connaissions déjà.» Les prix, très attractifs, ont fini par convaincre le couple. «Ils paient entre 800 et 1 000 dollars pour l’avion, onze nuits d’hôtel et le transport sur place», précise Joana Guedez, traductrice au russe parfait. La jeune femme, originaire de Caracas, a passé son adolescence à Moscou. L’arrivée des touristes russes à Isla Margarita a coïncidé avec la fin de ses études et elle a décidé de s’installer sur l’île, convaincue que sa maîtrise de la langue de Tolstoï lui permettrait de trouver un emploi. Elle travaille désormais pour une chaîne hôtelière.
Fruit d’un accord bilatéral, cette politique de prix bas contente les deux parties. La Russie offre les Caraïbes à ses ressortissants en manque de destinations à moindre coût sur cette partie du globe. Le Venezuela, dont l’isolement diplomatique l’empêche d’attirer les touristes internationaux, les reçoit à bras ouverts. Cette entente est une illustration supplémentaire des liens étroits entre les deux pays. Lorsque les chancelleries occidentales condamnaient l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, le président vénézuélien, Nicolás Maduro, déclarait: «Le Venezuela est avec Poutine. Il est avec la Russie.» En visite à Caracas en avril 2023, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a prôné l’union pour «contrer le chantage et les pressions unilatérales de l’Occident». Un discours apprécié par le régime chaviste qui souffre des sanctions économiques infligées par les Etats-Unis.
Les plages de rêve à prix cassés n’expliquent pas entièrement le succès de la destination. Les touristes russes viennent aussi chercher de la tranquillité, loin de l’Ukraine, de l’Europe et du regard parfois accusateur des Occidentaux. Aleksandr refuse d’aborder le sujet mais d’autres vacanciers se confient à Joana, la traductrice: «Beaucoup me disent qu’ils aiment l’attitude bienveillante et sans jugement des Vénézuéliens. Ici, personne ne leur parle de l’Ukraine. Ils laissent la guerre en Europe et viennent à Isla Margarita pour oublier ces problèmes, profiter de la plage et danser la salsa.»
L’aubaine après la pandémie
Considérée comme «La Mecque» du tourisme au Venezuela, Isla Margarita a connu son âge d’or du début des années 1990 au milieu de la décennie suivante. «A l’époque, j’avais cinquante personnes à l’eau tous les jours et c’était pareil pour toutes les écoles», se rappelle Xavier Michel, gérant d’un club de kitesurf et de planche à voile à El Yaque, petite bourgade touristique du sud de l’île. Assis à l’ombre de sa cahute installée sur la plage, ce Français arrivé sur l’île il y a trente ans regrette le départ des touristes occidentaux: «Je recevais très peu de Russes, mais il y avait des Américains, des Canadiens, des Français, des Allemands. Aujourd’hui, tous ces touristes ne viennent plus et mon école est la seule encore ouverte.» La faute à l’isolement diplomatique du Venezuela et à sa réputation de pays dangereux. «Beaucoup de lignes aériennes directes ont été supprimées pour des raisons politiques», confirme Joana Guedez.
La pandémie de Covid-19 a porté un coup supplémentaire au secteur touristique, qui s’est réduit de 70% selon la Chambre du tourisme de Nueva Esparta, l’Etat qui englobe Isla Margarita. «Après la pandémie, seuls les Russes venaient encore manger, raconte Lila, propriétaire du restaurant Mare Mare, à quelques dizaines de mètres de la plage d’El Yaque. Leur arrivée fut une bouffée d’oxygène.» La restauratrice a rédigé une carte en cyrillique pour séduire cette nouvelle clientèle.
Ces nouveaux dollars ne profitent pas à tous. Le tourisme russe prend presque exclusivement la forme de séjours tout compris. Le marché est contrôlé par quatre tours opérateurs russes qui confient les touristes à un récepteur vénézuélien unique, Hover Tours. L’entreprise organise les déplacements, visites, randonnées et autres activités. «C’est injuste, s’emporte Lila. Des Russes mangent ici car j’ai la chance d’être installée juste à côté de l’hôtel qui les reçoit, mais beaucoup d’autres habitants travaillent dans le secteur touristique et n’en profitent pas.»
Lila souhaite le retour d’autres touristes internationaux pour relancer l’économie de l’île. Cela tombe bien: un accord visant à ouvrir une ligne directe entre Porlamar et Varsovie a été signé au début de l’année. Des discussions sont également en cours pour la réactivation d’une ligne depuis l’Espagne tandis que des vols charters en provenance de Cali, en Colombie, ont atterri sur l’île ces derniers mois. En attendant la consolidation de ces nouvelles routes, les Russes continuent de faire le bonheur des locaux. «On s’en fiche que leur pays soit en guerre, conclut Lila. Nous voulons juste travailler et les Russes nous permettent de le faire. Pour nous, ce sont des touristes comme les autres.»
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