Comment le réarmement nucléaire refaçonne la géopolitique mondiale
Les tensions géopolitiques actuelles incitent les grandes puissances à augmenter leurs dépenses pour moderniser leur arsenal nucléaire. Par ricochet, cette politique a un impact majeur sur les relations internationales.
91.393.404.739 dollars. C’est la somme astronomique que les neufs États dotés de l’arme nucléaire ont investi en 2023 pour renouveler leurs stocks. Cela équivaut à 2.898 dollars par seconde et à 10,7 milliards supplémentaires par rapport à 2022. Une utilisation «inacceptable des fonds publics», dénonce l’ICAN, la Campagne Internationale pour l’Abolition des armes nucléaires, à l’origine de ce calcul. «Je pense qu’il est juste de dire qu’une course aux armements nucléaires est en cours», a déclaré sa directrice, Melissa Parke.
Une analyse que tend à rejoindre le Sipri (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm). Car si le nombre d’ogives nucléaires dans le monde baisse légèrement (12.121 début 2024, contre 12.512 en 2023) du fait du démantèlement des armes datant de la guerre froide, le total de celles disponibles à l’emploi reste stable (9.585 contre 9.576 un an plus tôt). «Nous vivons actuellement l’une des périodes les plus dangereuses de l’histoire de l’humanité», déclare dans un communiqué Dan Smith, directeur du Sipri.
Ces choix politiques suscitent une grande inquiétude. Mais paradoxalement, ils peuvent aussi permettre d’assurer un certain équilibre des relations internationales, constate Michel Liégeois, professeur à l’UCLouvain et président de l’Institut des sciences politiques Louvain-Europe.
Une guerre froide 2.0
L’augmentation ou la diminution du nombre d’ogives est intimement lié au contexte. Durant la guerre froide, la dissuasion nucléaire était reine. Et même si la situation a parfois failli déraper, comme lors de la crise de Cuba de 1962, les superpuissances ne se sont finalement pas lancées dans un conflit dévastateur. «On peut raisonnablement penser que s’il n’y avait pas eu cette dissuasion nucléaire, il y aurait eu un affrontement direct à un moment ou à un autre entre l’URSS et les USA», avance Michel Liégeois.
Dans les années 1990-2000, le bloc soviétique s’est effondré, les Etats-Unis sont devenus la seule superpuissance, et cette politique ne se justifiait plus. D’où la chute du nombre d’ogives à cette époque-là. «Depuis, très graduellement avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir et la montée en puissance de la Chine, on voit renaître des tensions internationales à un niveau systémique, c’est-à-dire entre puissances qui ont des ambitions planétaires. Dans ce contexte de rivalité, l’arme nucléaire a de nouveau un rôle. Non pas pour l’utiliser. Ce n’est pas une arme d’emploi. Mais à nouveau pour jouer ce rôle dissuasif».
«Les partisans de la dissuasion nucléaire vous diront: « Regardez l’Inde et le Pakistan, deux pays qui se sont faits plusieurs fois la guerre, et qui n’ont plus aucun accrochage sérieux depuis qu’ils possèdent l’arme nucléaire »», expose le néolouvaniste, qui cite d’autres exemples. En atteste le fait que la Chine n’ait toujours pas envahi Taïwan, vu le risque d’une confrontation directe avec Washington. Idem avec la Corée du Nord, qui ne se risque pas à envahir son voisin du Sud comme en 1950-1953, ou à attaquer son grand voisin japonais.
«C’est ce qu’on appelle en langage technique la « dissuasion étendue« , c’est-à-dire posséder l’arme nucléaire pour dissuader de s’attaquer aux alliés. On parle aussi de « parapluie nucléaire« . Dans le cas américain, cela couvre tous ces pays d’Extrême-Orient, mais aussi ceux de l’OTAN», analyse Michel Liégeois. En ce sens, l’Ukraine, qui ne fait pas partie de l’OTAN, n’a pas pu en bénéficier. «C’est très clair, s’exclame le professeur. En imaginant un scénario alternatif où l’Ukraine aurait été dans l’OTAN, il aurait été impossible pour Moscou de passer à l’offensive, car cela aurait constitué une attaque directe contre toute l’alliance atlantique. Si la Russie avait malgré tout attaqué, l’OTAN aurait été obligé de réagir, car sa crédibilité serait en jeu. Sinon, tout s’effondrerait.»
La dimension symbolique et économique du réarmement
En résumé, pour Michel Liégeois, «c’est parce qu’il y a davantage de tensions internationales que les Etats estiment utile de se doter davantage d’armes nucléaires», et non l’inverse. Mais il n’y a pas que cet aspect qui explique la hausse des investissements dans le secteur. En Chine par exemple, étoffer l’arsenal nucléaire constitue «plutôt une tactique pour accéder à un rang symbolique de grande puissance». Selon le Sipri, Pékin a ainsi obtenu en 2023 «quelques ogives en état d’alerte opérationnelle», une première. L’Empire du Milieu est également devenu le deuxième pays dépensant le plus dans ce cadre (11,8 milliards, devant les 8,3 milliards de la Russie et les 8,1 milliards du Royaume-Uni).
En 2023🇺🇸🇷🇺🇨🇳🇫🇷🇬🇧🇮🇳🇵🇰🇰🇵🇮🇱 ont dépensé 91,4 Mds$ soit 10,8Mds$ de➕qu’en 2022 pour leurs arsenaux.Cela se traduit dans les faits par une nouvelle course aux arsenaux #nucléaires comme l’indique le @SIPRIorg ➕argent =➕d’#armesnucléaires LIRE➡️https://t.co/M9a4CqL1ck @nuclearban pic.twitter.com/5k5gSd0DYq
— ICAN France (@ICAN_France) June 17, 2024
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Le premier de la classe reste les USA, avec 51,5 milliards de dollars. Un budget énorme qui compte pour près de 80% de la hausse totale des dépenses mondiales dans l’armement nucléaire en 2023, d’après l’ICAN. Mais là aussi, le contexte international n’est pas la seule justification à cette tendance de fond. «En termes de volumes, les Etats-Unis sont limités par les traités qu’ils ont signés. L’augmentation de leur budget n’est donc pas destinée à augmenter le nombre d’ogives. Il s’agit d’une part de renouveler les stocks vieillissants, pour éviter tout dysfonctionnement, et d’autre part de conserver le savoir-faire scientifique et industriel américain. Sans ce type de commandes, ce secteur économique disparaîtrait, ainsi que toute la technologie qui y est liée, ce qui n’est évidemment pas acceptable pour Washington», constate Michel Liégeois.
Des dérives en vue?
La volonté de l’Iran de faire partie de ce club de privilégiés n’aide pas à inverser la tendance, même si sur ce point le professeur de l’UCLouvain se montre circonspect. «Il est peu probable que Téhéran y parvienne. Le régime iranien paraît assez divisé sur la question, vu les sanctions extrêmement dures qui en découlent. Alors oui, ils ne sont pas loin du seuil du nucléaire, mais les USA ne permettront pas qu’ils le franchissent. Les services de renseignement israéliens le détecteraient et lanceraient des opérations aériennes ou de sabotage. Il n’est pas complètement impossible que cela passe sous les radars, comme en Corée du Nord où Washington a été mis face au fait accompli suite à un essai nucléaire réalisé sous une montagne, mais l’Iran reste très surveillé pour cela.»
Pour le néolouvaniste, le retour de Trump à la Maison-Blanche pourrait, si l’ex-président le décide, amener les Etats-Unis à adopter une position isolationniste privant ses alliés de son parapluie nucléaire. Ces derniers pourraient alors être tentés de développer leur propre arsenal, comme le Japon. Mais ce scénario semble improbable.
Par contre, une vraie inquiétude pourrait venir de Russie. L’année dernière, Moscou est sorti du traité New START destiné à diminuer l’arsenal nucléaire mondial, et «les Russes pourraient se sentir libres d’accroître et de moderniser leur parc nucléaire», estime Michel Liégeois. «Pour l’instant, ils ne l’ont pas fait, mais il faut rappeler que leur budget est englouti par la guerre en Ukraine. Si cela se concrétise quand même, les Etats-Unis pourraient affirmer qu’ils doivent rester au même niveau. Mais même dans ce cas, il pourrait essentiellement s’agir d’une remise en service d’ogives déjà existantes, pas de la création de nouvelles armes nucléaires. Il n’empêche, avec ce scénario, on peut redouter que le nombre d’ogives opérationnelles augmente en conséquence.»
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