Comment le chaos tunisien affecte les migrations vers l’Europe
Le fiasco économique de la Tunisie et la dérive identitaire de son président accroissent les traversées de migrants vers l’Italie. Qu’est-ce qui pourra arrêter Kaïs Saïed?
Quatre cent quarante-et-un migrants sont morts en essayant de traverser la Méditerranée au cours du premier trimestre de 2023. Un chiffre qui n’avait plus été enregistré depuis l’année 2017 où 742 personnes avaient perdu la vie dans le même intervalle. Ce décompte a poussé António Vitorino, le directeur de l’Organisation mondiale pour les migrations qui a établi ce bilan, à juger que «la crise humanitaire persistante en Méditerranée centrale est intolérable».
Récurrente, la crise connaît tout de même une évolution singulière cette année. L’Italie est devenue le lieu de destination privilégié des migrants. Pour les seuls mois de janvier, février et mars, 26 485 ont débarqué sur ses côtes, soit largement plus que ceux arrivés en Espagne (4 067) et en Grèce (3 049) au cours de la même période. Lors du premier trimestre de 2022, c’est l’Espagne (7 589) qui avait accueilli le plus grand nombre de candidats à l’asile, devant l’Italie (6 832) et la Grèce (1 046). Surtout, le décompte des migrants arrivés dans la Péninsule consacre une sérieuse augmentation et renvoie au chiffre de 2017 qui en avait vu 24 292 atteindre le continent européen par ce pays.
La croissance du nombre de traversées de la Méditerranée centrale est la conséquence immédiate de la situation critique que connaît la Tunisie.
Etat d’urgence en Italie
Cette tendance, que la permanence d’une météo clémente dans le sud européen devrait accentuer, a conduit le gouvernement italien de la Première ministre d’extrême droite Giorgia Meloni à décréter, le 10 avril, l’état d’urgence sur le territoire pour une période de six mois. Il permet de débloquer plus facilement des fonds pour construire de nouvelles structures d’hébergement, et d’accélérer les procédures d’accueil, de répartition des migrants dans le pays et, aussi, celles de rapatriement des migrants vers leur terre d’origine. La cheffe de l’exécutif espère aussi conscientiser l’Union européenne à l’importance d’une action concertée.
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La parade risque de se révéler cosmétique. La croissance du nombre de traversées de la Méditerranée centrale est la conséquence immédiate de la situation critique que connaît la Tunisie. Economiquement et politiquement. Le 21 février, le président Kaïs Saïed a choqué en évoquant, lors d’un discours, la présence dans son pays de «hordes d’immigrés clandestins» provenant d’Afrique subsaharienne, sources de «violence et de crimes», et qui visent à «changer [sa] composition démographique». La théorie du grand remplacement à la mode tunisienne, alors qu’elle est plus souvent soutenue par l’extrême droite européenne… Ces propos ont consacré la dérive raciste d’un président qui s’était principalement illustré, depuis son coup de force du 25 juillet 2021 (mainmise sur le pouvoir exécutif, suspension du Parlement, contrôle du parquet général…), par ses atteintes à la démocratie et à l’Etat de droit.
Accord suspendu avec le FMI
Pourquoi Kaïs Saïed ajoute-t-il une dimension populiste à sa gestion autoritaire? La Tunisie connaît une grave crise économique. L’inflation y est galopante, autour des 10%. La dette publique atteint les 80% du produit intérieur brut. Le chômage s’étend. Le mécontentement de la population grandit. Cibler les migrants est un dérivatif facile pour apporter une explication factice à la régression du pouvoir d’achat. Et pointer ceux qui viennent d’Afrique noire (alors qu’ils ne constituent qu’un tiers des migrants présents dans le pays) flatte les «passions mauvaises» de certains Tunisiens. Or, c’est bien sa responsabilité qui est engagée dans l’état économique désastreux du pays.
Sa dérive autoritaire, encore illustrée le 20 avril par l’arrestation du chef du parti islamiste Ennahda, Rached Ghannouchi, rebute les investisseurs et instille le doute parmi les touristes. Et aucune éclaircie ne se profile. L’octroi d’un prêt de 1,8 milliard d’euros par le Fonds monétaire international (FMI), acté pourtant lors d’un accord conclu le 15 octobre 2022, n’a toujours pas été concrétisé parce que Kaïs Saïed tarde à appliquer les contreparties endossées par la partie tunisienne. Comme souvent avec le FMI, elles ne sont pas, il est vrai, populaires: levée progressive des subventions sur certains produits, maîtrise de la masse salariale de la fonction publique, réforme de la gouvernance des entreprises publiques… Le pays a pourtant un besoin pressant de liquidités pour boucler son budget 2023. Directement concernée, la Première ministre italienne Giorgia Meloni invite le Fonds monétaire international à se montrer plus conciliant à l’égard de Tunis, dans une alliance de circonstance peut-être pas si étonnante vu l’orientation très droitière du chef de l’Etat tunisien.
En attendant, aux migrants subsahariens qui fuient les agressions, s’ajoutent sur le chemin vers l’Europe de plus en plus de citoyens tunisiens. L’avenir de la Tunisie, privée d’une partie de ses forces vives et cornaquée par un aspirant dictateur, est décidément bien sombre.
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