Comment la Russie utilise la propagande comme arme de guerre (décryptage)
A côté de l’offensive militaire, la guerre des images bat, elle aussi, son plein. Loin d’avoir démarré avec l’invasion de l’Ukraine, la propagande orchestrée par Moscou diffuse un discours bien rôdé depuis de nombreuses années, estime Galia Ackerman, historienne franco-russe et spécialiste du sujet.
Quels sont les principaux éléments de propagande russe que vous avez relevés ou qui vous ont interpellés depuis le début de l’invasion de l’Ukraine?
Les médias russes répètent inlassablement le message de Vladimir Poutine: il faut « libérer » le peuple ukrainien des « nazis » et « démilitariser » l’Ukraine. Bien entendu, il n’y a ni « nazis » ni « néonazis » dans le gouvernement ou aucun autre organe du pouvoir, comme la Rada (NDLR: le Parlement). On recense bien des groupuscules de néonazis mais qui n’ont aucune influence sur la vie publique. Un million et demi de Juifs ukrainiens ont été exterminés par les nazis. La mémoire de cette tragédie est vive, l’Etat organise des commémorations notamment les 29 et 30 septembre, jours du massacre de plus de trente mille Juifs à Babi Yar, près de Kiev, en 1941. Le président Zelenski est lui-même juif.
Le principe est simple: on ne vante pas la Russie outre mesure, mais on vilipende l’Occident. »
Galia Ackerman, historienne franco-russe.
Selon vous, ces éléments de propagande atteignent-ils leurs objectifs? Dans quelle mesure peuvent-ils influencer l’opinion publique?
Il est difficile de dire si ces fausses accusations atteignent une partie de l’opinion publique russe. En Occident, cela ne trompe personne. En revanche, Vladimir Poutine a déclaré, dans son allocution télévisée du 21 février, que l’Etat ukrainien était une formation artificielle et que les Ukrainiens faisaient partie du peuple russe. Or, il se trouve encore des gens qui croient que l’Ukraine appartient en quelque sorte « naturellement » à la zone d’influence russe et qu’elle ne peut pas changer sa géographie. Ces gens ne comprennent pas que nous ne sommes plus à l’époque colonialiste et impérialiste, que chaque pays a son identité et a le droit de choisir son chemin.
Dans votre livre Le Régiment immortel (éd. Premier parallèle, 2019), vous citez Vladislav Sourkov, homme d’affaires et politique proche de Poutine, qui ne dissimule pas que la Russie cherche à « s’introduire dans les cerveaux » étrangers. Cette propagande vise-t-elle également les Occidentaux?
Depuis de nombreuses années, la Russie mène une guerre hybride contre l’Occident. Il s’agit, d’une part, de se préparer à un vrai conflit en modernisant son armée, en développant des armes très puissantes et en menant des actions militaires dans différents pays pour en évincer les Occidentaux, y bâtir des bases militaires et en exploiter les réserves naturelles. Les exemples abondent: Mali, République centrafricaine, Libye, Syrie, etc. D’autre part, la Russie recourt à des hackers, des hommes politiques corrompus, des influenceurs, des médias de propagande – comme l’agence de presse Sputnik ou la chaîne télé Russia Today –, elle a ses sympathisants qui sont placés dans des entreprises, l’armée, des think tanks… Le principe est simple: on ne vante pas la Russie outre mesure, mais on vilipende l’Occident. La quantité de bots (NDLR: des « robots d’opinion » qui influent sur les discussions en ligne et aident à la diffusion de fake news) et de « petites mains » sur les réseaux sociaux est époustouflante.
Les médias russes répètent inlassablement le message de Vladimir Poutine: il faut « libérer » le peuple ukrainien des « nazis » et « démilitariser » l’Ukraine.
Les députés russes viennent d’adopter un texte qui prévoit de lourdes sanctions pénales pour toute personne publiant des « informations mensongères » sur l’armée. Que vous inspire cette loi?
Le régime russe a fermé les derniers médias indépendants. On a ordonné à la presse de n’utiliser que des communiqués de l’état-major. Facebook et Twitter ont, eux aussi, été fermés, ainsi que les bureaux des radios étrangères. Si les citoyens contournent ces interdictions, en passant par le système de « miroirs », en utilisant des VPN, en parlant au téléphone à des amis étrangers, et qu’ils racontent ne serait-ce qu’une parcelle de la vérité autour d’eux, cela peut leur valoir jusqu’à quinze ans de prison pour « haute trahison ».
Mis à part les chaînes d’information et les réseaux sociaux, quels sont les moyens d’action de la propagande?
Les canaux de la propagande russe ont toujours été multiples. Les Russes aiment utiliser le terme soft power, et cela comprend même des échanges scientifiques et culturels. Des musiciens, des chercheurs, des réalisateurs, des metteurs en scène participent à cet effort, comme à l’époque soviétique. Bien sûr, il ne faut pas tout mélanger: à côté de personnalités culturelles telles que le chef d’orchestre Valery Gergiev, pilier du régime poutinien, il y a de nombreux intellectuels et artistes honnêtes. Le sport russe sert également de vitrine du régime, sauf que, depuis les scandales de dopage, son image est ternie.
La propagande, ou la guerre des images et de communication, peut-elle être décisive dans ce conflit?
Certainement. Parce que le soutien de l’Occident à l’Ukraine dépend des images et de la communication. Mais on n’a rien à inventer. Vous voyez des images de la destruction massive causée par les frappes russes, et vous savez de quel côté se situe la vérité. Vous voyez le président Zelenski qui a décidé de tenir jusqu’au bout et il force notre admiration. Vous voyez le maître du Kremlin prononcer des paroles insensées avec un regard enragé, et il fait tout simplement peur.
Dans le contexte de propagande actuel, on songe spontanément à la novlangue de George Orwell. La Russie, par exemple, ne parle jamais de « guerre », mais d' »opération militaire ». Quel rôle joue le langage dans ce contexte?
Orwell l’a bien montré. Le régime totalitaire est basé sur le mensonge. Dans sa dystopie, il y a même un ministère de la Vérité qui fabrique des mensonges. Le discours russe actuel est totalement mensonger. Le mot « guerre » est interdit d’usage et « opération militaire », comme en Tchétchénie (là-bas, c’était une « opération antiterroriste »), dénote simplement une guerre qui ne respecte aucune règle d’une guerre classique. L’utilisation du terme « nazi » est également à signaler. Aujourd’hui, la propagande russe déclare que l’Europe est restée nazie à ce jour, et que c’est pour cela qu’elle soutient l’Ukraine.
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