Comment je suis devenue e-résidente estonienne
Depuis fin 2014, l’Estonie a ouvert ses services et ses portes à une nouvelle population : des étrangers qui peuvent devenir des e-citoyens. La journaliste Agnès Villette, Française résidant à Londres, a tenté l’expérience.
Je flâne dans les rues de Tallinn, où le temps semble s’être arrêté. La ville médiévale a peu changé. Les passants devisent tranquillement dans le dédale des rues pavées. Sans les touristes chinois, on se croirait dans un autre siècle. Je suis venue dans le petit pays balte de 1,3 million d’habitants, coincé entre le golfe de Finlande et la Russie, pour mieux comprendre son statut de premier Etat digital au monde. Avant mon séjour, j’avais exploré le portail Internet du gouvernement énumérant des statistiques audacieuses qui m’avaient laissée admirative. Avec 99 % des services gouvernementaux en ligne, l’Estonie s’est affranchie du papier. Ici, tout, jusqu’aux décrets du Parlement, se signe avec un ID crypté. La couverture haut débit touche 86,7 % du territoire alors que 88,4 % des habitants possèdent un ordinateur.
L’Estonie fait partie, avec la Corée du Sud, Israël, le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande, du » groupe des D5 » : les cinq pays les plus avancés en matière digitale. En 2015, elle s’est aisément hissée à la neuvième place mondiale sur l’index de la liberté économique. Dans l’Union européenne, le pays est numéro 1 à l’index des économies digitales. Les Estoniens possèdent tous une carte digitale qui leur permet, à partir d’un unique portail gouvernemental, de gérer santé, éducation, élections, création d’entreprises et impôts, qui prennent ici en moyenne trois minutes par déclaration. Depuis la cyberattaque russe de 2007, l’intégralité des services gouvernementaux peut être déplacée vers six centres de données à travers le monde. La continuité digitale du gouvernement en exil serait ainsi maintenue. En décembre 2014, l’Estonie a décidé d’ouvrir ses services aux étrangers, qui peuvent devenir des e-citoyens, déconstruisant la plus vieille imbrication identitaire qui veut que territoire, Etat et nationalité forment une seule entité.
En moins d’une demi-heure
De mon salon, à Londres, où j’habite, je fais ma demande en ligne, à partir du portail e-estonia. Les services en anglais s’affichent avec une fluidité étonnante. En moins d’une demi-heure, j’ai fourni les informations utiles et envoyé, par scan, photo d’identité et copie de mon passeport. Comme pour un produit en ligne, la procédure s’achève par un paiement : 100 euros pour une nouvelle identité ! Je rejoins un groupe de geeks, de journalistes, Shinzo Abe, ex-Premier ministre japonais, Angela Merkel, la chancelière allemande, et des milliers de Finlandais qui constituent le bataillon majoritaire, avec les Britanniques que le Brexit pousse à tenter de garder un pied dans la zone euro. La Belgique est en 26e position avec, au 1er juin, 199 e-résidents. Seul bémol, dans cette nation digitale en devenir, la parité est loin d’être achevée : 12 % de femmes seulement. Un mail de confirmation m’informe que, dans trois semaines, je serai conviée par la police des frontières à me présenter dans l’une des 32 ambassades de l’Estonie dans le monde.
Carte en main
Le courriel arrive, rédigé en anglais, en estonien et en russe. Il m’invite à me rendre à l’ambassade d’Estonie. Pour récupérer la carte, il suffit de donner ses empreintes et de signer un reçu. Je reçois alors une élégante boîte bleue dans laquelle se trouve la carte digitale et un mot de passe. Ne reste qu’à l’utiliser. Je peux bénéficier des mêmes services que les nationaux. Mais si je suis ressortissante hors Schengen, elle ne me permet ni de vivre en Estonie, ni d’obtenir un visa, ni de bénéficier des allocations. Les geeks fascinés d’avoir une nouvelle identité digitale s’arrêtent là. Toutefois, parmi les 18 779 e-résidents, 1 573 sont des entrepreneurs (au 1er juin 2017). Aussi, pour mieux comprendre le système, je décide d’ouvrir une société en Estonie.
Un jour à Tallinn
Dans le bâtiment aseptisé de l’agence gouvernementale RIA, qui gère l’infrastructure du système, l’analyste Anto Veldre est un personnage haut en couleur. » Je suis un natif digital « , proclame-t-il, chope de café en main. Né sous l’ère soviétique, il raconte avec un accent savoureux l’historique du programme » lorsqu’on a récupéré notre Estonie « . En 1991, après le départ des Soviétiques, » tout est à créer « . Faiblesses et lacunes deviennent des avantages. » Plus un pays est important, plus la construction du système est coûteuse. On n’avait rien. Mais l’Institut de cybernétique fondé dès 1960 fournissait un vivier d’ingénieurs. »
On économise chaque mois la hauteur de la tour Eiffel en papier »
L’absence d’héritage est une force et l’arrivée d’Internet et des ordinateurs, une véritable épiphanie. L’Etat opte pour le tout-digital. La première étape a consisté à identifier les habitants et à construire l’infrastructure de services gouvernementaux accessibles à tous avec une unique carte d’identité digitale. A l’inverse de l’atavique structure centralisée des gouvernements, l’Estonie prend deux décisions fondamentales : décentraliser en créant une arborescence ouverte sur laquelle on greffe différents services, et la transparence de l’open source. » Sans argent, indique Anto Veldre, nous avons utilisé des softwares d’emprunt. Nous prenons ce qui existe mais nous l’utilisons à notre manière ! » Dès 2000, les impôts et le conseil des ministres s’agrègent au réseau, suivis en 2002 par le système éducatif, puis, en 2003, par les services cadastraux et le paiement avec un portable. En 2005 arrive le vote digital, en 2010, les services de santé, etc.
Concrètement, il est possible de consulter en ligne, entre autres, son dossier médical, de renouveler une ordonnance et de récupérer les médicaments dans n’importe quelle pharmacie, jusqu’en Finlande, qui vient juste d’être rattachée au réseau. Réciprocité oblige, un excès de vitesse au cercle polaire sera suivi d’une amende payable à Tallinn. Plus révolutionnaire, chaque e-citoyen peut vérifier quel service gouvernemental consulte son profil sans raison valable, et tout abus est sanctionné par un tribunal correctionnel.
Devenir nomade digitale
Pour créer une entreprise dans mon pays d’adoption, il n’y a que deux contraintes : avoir un compte en banque et une adresse postale. Je pourrais faire les démarches moi-même, mais il est plus simple de passer par l’une des entreprises de services, listées sur le portail. Je choisis LeapIN, située à Ulemiste, le quartier de proche banlieue où se trouvent les entreprises de FinTech. Souriant, Erik Mell, le CEO, m’accueille : » Ce sont des décorations d’anniversaire « , pointe- t-il, amusé, vers des fanions dans un bureau sans âme. A peine un an et demi au compteur, LeapIN a des clients dans une trentaine de pays : » Notre client typique est un jeune Européen qui travaille dans l’industrie de la connaissance. » LeapIN m’a organisé un rendez-vous pour ouvrir mon compte en banque. Situés dans le centre de Tallinn, les vastes bureaux de LHV Bank ressemblent davantage à une salle d’embarquement avec son personnel féminin et son ambiance ouatée. Des clients patientent en feuilletant des livres. Comme l’indique Kristina Mändel, chargée d’ouvrir mon compte, » nous souhaitons éduquer nos clients, aussi peuvent-ils emprunter des livres comme dans une bibliothèque « .
Mon ID digital et mon passeport suffisent pour ouvrir un compte en dix minutes, aucun autre papier n’est requis. Comme le mariage, le divorce ou l’achat d’une propriété, l’ouverture d’un compte nécessite une interaction personnalisée ; pour le reste, une signature électronique suffit.
Un Etat start-up
» On devrait pouvoir se marier comme lorsqu’on utilise Tinder « , concède Indrek Önnik, fringant chef de projet du showroom e-Estonia. C’est dans ce lieu bourré de high-tech que les délégations étrangères viennent écouter la success story nationale. Je me mêle à une délégation japonaise, à qui Indrek Önnik énumère : » e-police, e-cadastre, e-impôts, e-bourses, e-école… S’il y a un e, nous l’avons ! » C’est là qu’Angela Merkel est venue avec son équipe. La sémantique du chef de projet est huilée : » Les gouvernements sont des services et les citoyens des clients. Dans un monde où on peut circuler librement, on doit pouvoir choisir les services les plus compétitifs. » Ici, le langage de l’entreprise prévaut et les exemples donnés sont ceux des start-up les plus célèbres, Uber ou Airbnb. » Le monde change, ajoute-t-il, les mentalités aussi. Comme Uber, premier service de taxis au monde, qui ne possède pas une seule voiture, nous avons la première population digitale au monde. » Un atout pour un pays à la population vieillissante avec un voisin russe de plus en plus menaçant.
Les chiffres parlent : le passage au digital a économisé 2 % du PIB. Et dans un pays où les forêts couvrent 60 % du territoire, » on économise chaque mois la hauteur de la tour Eiffel en papier « . Devant mon air surpris, Indrek Önnik ajoute que » nos lois ne sont pas différentes, nous sommes dans l’Europe, mais notre gouvernance est dynamique « . Les Estoniens ont été convaincus par l’efficacité des services. Pour que ça fonctionne, il faut un niveau élevé de confiance entre gouvernance et citoyens, et une législation qui protège les données. Aussi se trompe-t-on de pays si on souhaite faire de l’évasion fiscale. » C’est beaucoup trop transparent « , s’esclaffe Indrek Önnik.
Le système est expérimental. » On apprend des erreurs et on rectifie « , m’explique Ott Vatter, chef du développement global au showroom. Dans un français marqué par un léger accent après un an d’études à Lyon, il évoque une escroquerie récente en Inde, où de nombreuses personnes se sont présentées, billet en poche, à l’aéroport, persuadées que l’e-ID leur assurait un visa pour la zone Schengen. Le modèle revendiqué des start-up avec la dérégulation qu’il entraîne, n’a-t-il pas ses limites ? » Nous prenons ce risque, rétorque Ott Vatter, à l’inverse des lourdeurs étatiques qui sont conservatrices, nous adoptons l’esprit du privé. »
Un fascinant périple technologique dans un pays dont la langue, comme je l’apprendrai avant mon départ, ne possède pas de forme pour l’expression du futur !
Par Agnès Villette.
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