« Comment j’ai été expulsé injustement du Congo »
Le journaliste Quentin Noirfalisse, réalisateur et collaborateur au Vif, a été détenu à Kinshasa sur ordre de l’Agence nationale de renseignements avant d’être expulsé du pays. Il a été accusé d’influencer des mouvements politiques de jeunes. Quentin Noirfalisse réfute ces soupçons et relate les circonstances de son arrestation.
Tout s’était bien passé. Une dernière fois, mes collaborateurs et moi refaisions le bilan des quinze derniers jours, à la terrasse du bar Karibu (bienvenue, en swahili), juste à côté de l’Aéroport international de N’Djili. J’achetais deux cigarettes Stella à 100 francs pièce, et une Petite ya Quartier, la version 50 cl de la bière Primus. Les verres s’entrechoquèrent. Je savais que je n’allais pas revenir avant plusieurs mois. Mon film, les huit mois de tournage répartis sur trois ans, les séances de montage à l’étranger, avaient fait de moi un intérimaire familial. Il était temps de rentrer au bercail, en permanent comme on dit en RDC. Aux alentours, comme d’habitude, des militaires gardaient la barrière de l’aéroport, et les passagers des futurs vols bavardaient assis sur les chaises en plastique bleues et jaunes de l’établissement.
Didier, Mananga, Patient (1) et moi pouvions être contents. Nous avions organisé douze projections du Ministre des Poubelles, un documentaire consacré à la trajectoire de l’artiste Emmanuel Botalatala. La plupart des séances avaient eu lieu dans les quartiers populaires du district de la Tshangu. Une façon de respecter la promesse esquissée au début du tournage : amener le film en priorité là où il avait été tourné, pour un public qui n’a quasiment jamais accès à du cinéma sur grand écran. Le documentaire, un fragment de la vie d’un artiste qui excelle dans l’art du recyclage et réfléchit aux grands enjeux qui traversent à la fois la société congolaise et le vaste monde – réchauffement climatique, bonne gouvernance, processus démocratiques, égalité homme-femmes, droits des enfants, accaparement des richesses, relations nord-sud -, avait été montré en avant-première à Kimbanseke, la commune du Ministre. Dans la salle communale et avec le soutien des autorités locales. Grand moment de fierté. Pour moi, l’artiste et tous les membres de son « ministère », dont ses jeunes apprentis, parfois passés par la rue, qu’il encadre depuis des années.
Le film a attiré près de 3000 ou 4000 spectateurs, selon les comptes à la grosse louche de Patient. Dans le calme et sans le moindre débordement, même lorsque nous projetions en plein air, entre une partie de foot et la musique d’une cérémonie de deuil. Dans la mallette d’une des personnes qui m’a le plus soutenu dans ce projet, une autorisation de projection du Ministère de la Culture, et, au verso, un cachet de l’Agence nationale de renseignements.
Au contact des citoyens
Les projections ont engendré des débats généreux au sein de salles bien remplies et de classes combles (et étouffantes au début, on a rajouté des ventilateurs par après), à chaque fois avec des expositions populaires ou des ateliers sur l’art du recyclage. . Botalatala, qui s’inspire de l’actualité pour alimenter son travail (les extraits radio du film évoquent les événements de ces trois dernières années, marqués par la crise électorale et économique), vit dans la masse, comme il aime le rappeler, et évoque les problèmes rencontrés par les citoyens ordinaires. Le film a aussi voyagé en « ville », à l’Institut français et au Centre Wallonie-Bruxelles. Les demandes se multipliaient : Peut-on le montrer à Mont Ngafula ? Vers l’UPN rien n’a été fait ? Quid des territoires intérieurs ? Vous avez pensé à la Halle de l’Étoile à Lubumbashi ? Quoi, vous ne l’avez montré que dans 6 communes sur les 24 que compte la ville ? Ce n’est pas assez. Botalatala et moi avons parlé à plusieurs médias dont la Radio Okapi et la RTNC2, chaîne publique congolaise axée sur le développement.
Et l’est du pays ? Le film a été projeté à Goma, dans le cadre d’un festival. En bonus, j’ai tenté d’enseigner durant quatre jours à des jeunes remplis de rêves de cinéma, les rudiments de l’écriture documentaire. Pas de grands scénarios hollywoodiens dans leurs ambitions. Plutôt une envie de raconter le réel, à portée de main. Le manque d’accès à l’eau, la dureté des conflits, la réinsertion des enfants-soldats, les paysages grandioses et ce lac Kivu qui les fascine, les histoires d’amour au sortir de l’adolescence ou le besoin de dénicher l’argent d’une dot pour s’assurer un mariage.
A Bukavu, ville par laquelle j’ai découvert, comme stagiaire puis bénévole dans le journal indépendant Le Souverain (en 2009 et 2012), des fragments de l’est, j’ai également pu montrer le film, au mois d’août dernier. J’étais là pour autre chose – coordonner un atelier de formation de réparateurs de guitares et d’instruments à vents et aider un centre culturel local à réceptionner un don de près de 200 instruments de musique. Une petite centaine d’artistes a regardé le film, dans une cave à l’ambiance inoubliable. Ce jour-là, il a plu, avec des gouttes grosses comme des raisins. En bas, certains se reconnaissaient dans la résilience de Botalatala. Cette passion étrange et irrépressible de continuer à créer. Malgré tout.
Et donc, en apothéose, il y eut Kinshasa, et l’accueil des Kinois, attentifs, enthousiastes, posant des questions à la dizaine à Botalatala, interrogeant, aussi, le sacrifice fait par sa femme pour aider son mari à continuer son art. Mon travail de lancement effectué, le film allait pouvoir être repris par mes amis et collaborateurs et vivre sa vie entre leurs mains. Il allait permettre de débattre autour de ces questions : quel rôle l’art peut jouer dans le développement des individus et d’un pays ? Comment l’art permet justement d’échapper, ou mieux encore, de s’élever au-dessus des contingences du quotidien ?
Coincé à la DGM
J’ai donc terminé ma Primus, cogné trois fois mon front contre celui de mes amis (salutations très respectueuse en RDC), et je suis rentré dans l’aéroport, la tête déjà à la maison. Le processus est toujours le même : on montre son carnet de vaccinations aux autorités sanitaires, puis on passe à un des guichets de la Direction générale de la migration. Là, normalement, on vous prend en photo, demande votre adresse, scrute un peu votre regard, et vous passez. Aujourd’hui, quelque chose semblait clocher. Un officier était parti avec mon passeport. On m’a demandé de m’asseoir dans un bureau. J’ai dit que j’avais passé la journée assis dans des transports, esprits de mort (des bus Mercedes 207 à la carcasse brinquebalante, appelés ainsi à cause des accidents qu’ils peuvent causer) y compris et que « nalingi kotelama » (je préfère rester debout). Le temps passe. Vingt minutes, trente. 1% de batterie sur le téléphone. La tête ailleurs fait oublier les réflexes : toujours avoir de la charge par ici, au cas où.
Je demande, pour la première fois, pourquoi on est parti avec mon passeport. L’agent de la DGM présent dans le bureau sourit. Il me dit qu’il ne sait pas non plus. Une responsable de Brussels Airlines se fait pressante. Je suis le dernier passager qui doit embarquer. Attente, encore. Finalement un policier vient me chercher. Castard. « Suis-moi ». L’hôtesse Brussels Airlines me demande mon nom à la hâte. Elle ne note que les quatre premières lettres. N-O-I-R. Je ne comprends pas que c’est pour retirer mon sac à dos de la soute et rayer mon nom de la liste des passagers.
Je pars, contraint et flippé, avec mon vidéoprojecteur dans une valise à roulette turquoise (j’avais promis à l’ami qui me l’avait prêté d’y veiller en bon père de famille), un sachet contenant un likembe, deux masques (des cadeaux pour ceux qui avaient soutenu le crowdfunding qui avait financé en partie la diffusion, la Ville de Bruxelles, jumelée à Kimbanseke, soutenant le reste) et trois vélos miniatures en fil de fer, construits par un petit garçon croisé lors d’une projection au terrain Swambanza de Kimbanseke. Pas vraiment l’attirail d’un repris de justice.
Le policier m’emmène sur le tarmac de l’aéroport, puis dans un long couloir qui mène au terminal régional de l’aéroport. La zone d’inconfort démarre. Ici, plus personne ne peut scruter ce qu’il se passe. Je m’arrête et demande au policier de me dire où on m’emmène. Il s’énerve : « Ce n’est pas moi qui vous ai arrêté, monsieur, je ne sais pas ce qu’on vous veut, alors suivez-moi ». Je débarque dans un bureau, avec une bonne poignée d’officiers de la DGM qui me dévisagent, deux femmes qui dorment sous une table, emmitouflées dans un pagne et deux hommes, assis droit sur leur chaise.
On arrive au stade où tout « mundele » (blanc) peut sentir avec certitude une pointe d’angoisse monter. Qu’est-ce que je fais ici ? Un Whatsapp à ma compagne. » Coincé à la DGM:-(« . La batterie s’éteint. Je négocie avec le civil assis à côté de moi pour qu’il me passe sa prise, pour brancher mon câble dessus. Je charge un peu. L’appareil se rallume. Petite victoire savoureuse dans une situation qui s’englue. Ma compagne m’appelle sans cesse alors que je cherche deux numéros de téléphone à lui envoyer, dont celui de la déléguée-générale Wallonie-Bruxelles, Kathryn Brahy. Je raccroche à chaque fois. Elle doit se demander pourquoi. Puis, il y a sa grossesse. Dans quelques semaines, elle accouche. J’ai promis de rentrer suffisamment tôt.
Juste au moment où les numéros sont réceptionnés, un officier me ravit mon téléphone. Je n’allais plus le revoir pendant deux jours.
On nous entasse, les quatre civils et moi à l’arrière dans un van, qui file en direction du centre-ville.
– Qu’est-ce qu’on te reproche, à toi ?, me demande l’homme qui m’a passé son chargeur.
Je réponds en lingala.
– Nayebi te (je ne sais pas). Où vont-ils ?
– Au siège de la DGM, sur le Boulevard du 30 juin. Nous quatre, on a été refoulés de Turquie. On allait là-bas pour faire du commerce.
Cotisations carcérales
Arrivé à la DGM, un agent en polo est venu, très courtoisement, me demander d’ouvrir mon sac. Un vidéoprojecteur et sa lampe de rechange, un ordinateur, le très beau livre « Le bateau-usine », de Takiji Kobayashi, qui raconte le quotidien lugubre de travailleurs japonais exploités sur des navires de pêche au tournant des années trente.
Ensuite, il m’a fouillé les poches. Il m’a laissé mes mouchoirs et a mis la main sur un billet de vingt dollars. Le dernier que j’avais. J’avais donné le reste à mes collaborateurs, un « transport » amélioré, comme on dit ici.
« Je vais vous prendre la moitié. Le reste, je vous le rends, ça va pouvoir vous servir là-bas. »
Il me laisse appeler ma compagne, moyennant un achat d’unités pour son téléphone. En ouvrant les oreilles, j’ai compris qu’on allait nous emmener, les cinq de l’aéroport, au Haut-Commandement de la DGM. Je glisse l’information à ma compagne, elle me dit qu’elle est déjà en contact avec la Déléguée Wallonie-Bruxelles qui pourra faire le lien avec l’ambassade.
En fait, le Haut-Commandement est juste un terrain à bâtir avec une maison démolie, un champ de terre, une jeep rutilante et, au fond, une guérite et un cachot.
Le petit camp est gardé par deux policiers en cagoule, un soldat de la Police Militaire et un agent de la DGM, placide, qui remplit calmement des fiches avec les noms des nouveaux arrivants.
L’un des policiers, Bruno, roule des mécaniques et s’approche tout près de moi, regard menaçant et kalachnikov bien en avant. Il me montre le cachot : « Tu ne voudrais pas dormir là-bas. Les gens pissent et font le gros besoin à l’intérieur, ça pue ! »
Naïvement, je demande pourquoi j’ai été emprisonné. Bruno rigole. Il n’a sans doute même pas trente ans. « Mais tu n’es pas arrêté, toi. »
Les commerçants refoulés s’approchent de moi. Ils me parlent en lingala, ce qui étonne les gardes.
– « Il faut qu’on se cotise pour pouvoir passer la nuit dehors, dans leur cabane à eux. Combien tu peux donner ? »
Bruno insiste.
– « Allez, vous allez passer au cachot. Ou mettez-vous d’accord, mais vite. »
– « Masta, on se dépêche, on est en train d’échanger », le coupe un des deux commerçants.
Je n’ai que quelques milliers de francs. Mais demain, j’aurai plus, je lui promets. Dormir hors du cachot signifie surtout, pour moi, avoir accès à un téléphone et continuer à entretenir des contacts pour sortir de cette situation.
Vers 23.30, Kathryn Brahy, la déléguée Wallonie-Bruxelles, toque à la palissade. Ma compagne, partie pour une nuit blanche, a réussi à la joindre.
Elle me souhaite bon courage, me glisse un peu d’argent (en prison, au Congo, tout se paye), et me demande ce que je souhaite déjeuner le lendemain.
L’argent me permet de conclure un deal avec les gardes et de couvrir aussi la nuit des deux commerçants, si j’ai bien compris.
– « Pourquoi as-tu été arrêté ? Toi tu n’es pas un Belge, tu parles lingala, t’es un Congolais », me demande Bruno.
– Je ne sais pas.
– Demain, tu vas partir. Ne t’inquiète pas.
Les commerçants parlent de la Turquie.. Je leur demande s’ils ont trouvé ça beau, pour nourrir la discussion.
– Eza kitoko… (c’est très beau). Et il y a des églises magnifiques.
Je parle du palais de Topkapi et de Saint-Sophie, que j’aimerais bien visiter. Bruno a oublié sa kalachnikov quelque part et nous écoute.
– Vous voulez dire que là-bas, il y a des maisons qui ont six cent ans. C’est quel siècle ça ? D’ailleurs nous, on est en quel siècle ?
Les rires fusent. Puis silence. Bruno me regarde, l’air sérieux.
– Vous les Belges, vous n’avez rien laissé ici. Vous n’avez rien construit. Regarde le pays qu’on a maintenant. Y a même pas de routes. Les anglais et les français, eux, ils ont laissé plein de choses.
Cela me rappelle cette phrase, lancée par un politicien zaïrois et relatée dans Mon oncle du Congo de Lieve Joris : « Vous ne nous avez pas donné l’indépendance, vous nous l’avez crachée au visage. »
Les mains du cachot
A une heure du matin, cette arrestation ubuesque me transporte au coeur de cette relation amour-haine entre le Congo et la Belgique. Bruno, les commerçants et moi on pèse le pour et le contre. On refait l’histoire – pas encore le monde. Ils apprécient que je sois critique envers les décisions de mon pays. Moi, je leur demande d’inclure aussi l’histoire après l’indépendance dans la balance
On partage un matelas de mousse d’un centimètre d’épaisseur avec les deux commerçants, sous une moustiquaire dans la cabane des policiers. Ils me demandent si j’aime la bière. Oui. Ils rigolent et me souhaitent bonne nuit. L’un deux me confie que demain, sa femme viendra et tentera d’arranger les choses pour qu’il sorte. Bruno a allumé un anti-moustique à brûler, posé en spirale sur une bouteille de coca vide. A cinq heures du matin, il nous réveille. Je n’ai pas eu l’impression de dormir. Il a préparé une bassine d’eau chaude.
« Tu vois mon frère, j’ai pensé à toi. » Je pars me laver. Il manque un essuie. A mon retour, Bruno enlève son écharpe de laine synthétique (la saison sèche, donc froide, expire doucement) et me la tend. « Sèche-toi avec ça. Tiens, tu n’as pas encore rencontré l’Egyptien ? Il a la peau blanche comme toi. Il est au cachot. »
La relève arrive. En même temps, ou presque, une maman et sa fille installent un petit malewa (restaurant de rue), dans la parcelle de détention. Je me mets à regretter les gardes de la veille. Les nouveaux ont l’air de moins bonne humeur. Kathryn m’a amené à déjeuner, avec du café pour les autres prisonniers et les gardes. Autant bien se faire voir.
C’est parti pour une journée surréaliste. La relève se met à boire du dododo, un alcool transparent, très fort, agrémenté de chanvre. Pour passer le temps, semble-t-il. Un militaire nous renvoie tous au cachot.
Tout vient d’être nettoyé. A l’intérieur, une dizaine d’hommes, tous sur une voie de garage. Leurs mains sortent des petits grillages de la porte. Ils sont illégaux, n’ont plus de papiers en règles. Il y a un « Américain », dans un costume maculé de boue. Il n’a pas vraiment l’air de savoir parler anglais. Je pense qu’il est devenu fou. Il me dit de m’asseoir à ma place, sur un petit carré qui n’est pas encore occupé par les autres.
Un Nigérian à qui j’ai refilé une baguette de pain m’explique qu’il vend des pièces détachées de véhicule sur l’avenue du Commerce. Son visa a expiré, il attend que quelqu’un vienne le sortir d’ici, paye l’amende administrative et les autres « à-côtés » pour qu’il puisse repartir travailler.
Je rencontre le fameux Egyptien. Un grand homme, au teint très pâle. Il rit jaune. « Kinshasa, Kin makambo » (Kin problème). Fares parle bien lingala et tente de temps en temps de pouvoir sortir, fumer une cigarette, dénicher une tasse de café. On m’explique que cet homme est au bord de l’indigence.
Ses affaires ont périclité. Sa compagne congolaise l’a abandonné. Depuis cinq mois, il vivait sans visa. Il s’arrangeait avec un agent de la DGM pour fermer les yeux sur son manque de papiers. Un jour, l’agent l’a fait arrêter. Depuis Fares attend.
Mamadou et le président
Je ressors du cachot quand les consuls de l’ambassade viennent me rendre visite.
Le nouveau fonctionnaire de la DGM qui vient de débarquer m’invite à m’abriter du soleil. Son travail du jour (tenir la liste des personnes détenues) est vite effectué. Il me dit qu’il ne comprend pas pourquoi je suis là, étant donné que j’ai un visa et un passeport.
Mamadou Ali s’active depuis l’aube. Il frotte et nettoie dans tous les sens : les bottines des policiers, les vitres des bus, les toilettes. Je pensais au début que ce jeune garçon, au regard encerclé de cicatrices, était une sorte de concierge. En fait, il est ici depuis 21 jours. Venu de Guinée-Conakry, il a tenté de relancer sa vie à Kinshasa. Après des passages à Brazzaville, à Luanda il aurait perdu ses documents au poste de Lufu, à la frontière angolaise. Mamadou traîne une mélancolie résignée. Il veut retourner à Conakry.
Quand vous êtes belge et coincé en détention, une ambassade de 100 personnes se trouve à portée de téléphone. Si vous êtes Guinéen, oubliez votre consulat, il ne passera pas vous amener un plateau repas. C’est pour cela que Mamadou brique tout ce qui passe. Pour avoir quelques cigarettes et un étrange porridge trop sucré en guise de déjeuner. En attendant que le « président » de la communauté guinéenne de Kinshasa passe et s’active pour débloquer son dossier.
Ce matin-là, le « président » est même passé saluer Mamadou. Il lui a promis que ça allait s’arranger, avant de repartir, d’un pas nonchalant, après quelques minutes. Mamadou, lui, est resté là, couché sur un banc.
La tension monte entre les gardes. Repassé dire bonjour, Bruno s’embrouille avec un autre garde, qui, summum de l’ironie, le met au cachot, avec les autres détenus.
Dans l’après-midi, je discute avec ce garde, car j’ai besoin d’appeler. Il me sourit, un peu dépité. Je pose la question qui rassemble tout le monde, ici :
– Vous avez combien d’enfants ?
– Trois. Mais je ne parviens à envoyer qu’un seul à l’école. C’est le mois de septembre, il faut payer les inscriptions, les fournitures. C’est dur.
Il baisse les yeux et s’allume une cigarette.
Dans la maison aux murs roses
Un peu plus tard, une jeep avec un policier et deux agents de la DGM en civil amènent la nourriture du soir et m’embarquent en direction de l’Agence nationale de renseignements. C’est eux qui ont ordonné ma détention, et non la DGM, dont les agents, depuis une journée, ne m’ont pas maltraité et ont pas mal échangé avec moi. Je pénètre, bien gardé, dans ce grand bâtiment rose en plein centre-ville, autrefois siège de la banque centrale. Bien avant, on m’avait dit de ne pas aller flâner autour de ce bâtiment. L’ANR est dirigée par le redouté Kalev Mutond. L’agence traîne une réputation de service dur, qui ne rend des comptes qu’au chef de l’état.
Dans un petit couloir au rez-de-chaussée quatre ou cinq jeunes, dont certains venaient du Bandundu, patientaient depuis plusieurs jours, en état d’arrestation, sans savoir vraiment pourquoi ils étaient là.
Rapidement, j’ai grimpé avec un agent au deuxième étage. On m’a fait asseoir dans un bureau où travaillaient deux agents derrière des piles de dossiers. La télévision résonnait dans la pièce, branchée sur Crime District, une chaîne qui passe des « Faites entrer l’accusé » sauce américaine
Rapidement, un homme tiré à quatre épingles, noeud papillon soigné, chaussures lustrées, lunette à monture dorée et sourire franc, a débarqué dans la pièce. Je faisais pâle figure, avec mon short (au Congo, on dit une culotte) rempli de tâche d’essences, mon t-shirt « Don’t hit kids ! » (Ne frappez pas les enfants) et mes chaussures de marche couvertes de peinture blanche.
C’était le directeur de cabinet de Kalev Mutond.
Il était décidé à me traiter avec une grande courtoisie.
– « Votre dossier n’est pas encore prêt, m’a-t-il dit. Quelqu’un est en train de travailler là-dessus. J’ai beaucoup de choses à faire pour le moment. Puis-je vous demander de vous asseoir ici et d’attendre ? »
J’ai été surpris de ne pas être interrogé directement, en bonne et due forme, et que mon dossier ne soit pas prêt. Ne restait plus qu’à regarder Crime District, lire le Soft International, journal fondé par Tryphon Kin-Kiey Mulumba, ancien ministre de Kabila, les Echos de la Monusco d’il y a quelques mois et les bulletins de l’Agence Congolaise de Presse.
Soupçons d’intelligence
Un peu plus tard, le dir’cab surgit de son bureau et s’assied à côté de mon moi. Il me pose une question : est-ce que j’aurais des liens avec La Lucha et Filimbi (deux mouvements citoyens développés et menés essentiellement par des jeunes, que Kalev Mutond a assimilé à des terroristes, selon un article du journal Le Monde) ?
Spontanément je réponds : « Non. Je ne connais aucun membre de ces mouvements personnellement ou de façon étroite.. » Bien sûr, je connais leur action et leur philosophie. Je réfléchis à deux fois : « Toutefois, c’est vrai que j’ai écrit, il y a quelques mois, un article dans le magazine Notre Afrik, sur un livre du GRIP, groupe de recherche belge, qui analysait sous un angle socio-politique l’éclosion des mouvements citoyens de jeunes au Sénégal, au Burkina Faso et au Congo. A part ça, je ne vois rien d’autre comme contact. »
Vers 22.00, le dir’cab’ m’annonce qu’il a un autre dossier sur le feu. On règlera mon cas pour demain, 14h, au plus tard. Et je serai dans un avion le soir. Promis. Le lendemain, je commence presque à faire partie des meubles. On me laisse la télécommande, car j’en ai assez de Crime District. Me voici parti pour écouter en boucle Carles Puigdemont parler du referendum en Catalogne sur France 24. Kathryn Brahy m’apporte un déjeuner et me dit que je vais sans doute être expulsé. J’aurais préféré partir libre, mais j’attends encore qu’on me dise pourquoi on m’a arrêté.
Le dir’cab’ arrive au bureau vers 09.30. Il me dit qu’il est rentré à 2h du matin. Il repasse avec un dossier en main. Il a enlevé ses chaussures et mis des slashes. Il sourit. « On ne peut pas rester toute la journée dans des chaussures de ville, ce n’est pas bon pour les pieds. »
A 14.00, je lui rappelle sa promesse de la veille. Il me dit qu’il se « bat » pour faire boucler mon dossier. Deux heures plus tard, il me reçoit dans son bureau. Il me demande cette fois si je connais Kris Berwouts. Kris est un expert belge du Congo, spécialisé dans les questions de démocratie, conflit et sécurité. Il connaît surtout très bien l’est du pays. Je réponds ceci : « J’ai rencontré Kris une fois et demi dans ma vie. Je l’ai d’abord interviewé pour le Vif/L’Express sur son livre paru fin juin, qui retrace son expérience personnelle des conflits à l’est depuis le début des années 2000. L’autre fois, il est venu voir mon film à Kimbanseke mais on ne s’est pas vraiment parlé. »
Le dir’cab’ m’explique qu’on m’accuse, avec Kris, d’être en intelligence avec des mouvements de jeunes au Congo, et de tenter de les influencer. Je réponds que leurs renseignements sont faux et lui fais un topo précis de mes activités. Je lui rappelle, par ailleurs, qu’un journaliste a une éthique professionnelle qui lui interdit de prendre fait et cause pour un mouvement politique et que, par ailleurs, je n’écris jamais d’éditoriaux. Il m’explique alors que je suis peut-être victime d’une forme de dénonciation. Qu’un jeune, qui marche à pied, parle lingala, travaille dans les quartiers populaires, ça éveille les soupçons et qu' » ici au Congo, ça marche comme ça, y a des gens qui peuvent répandre des choses sur vous ».
Je suis étonné que l’ANR n’ait pas tenté de recouper ces informations fausses grâce à d’autres sources. Je ne serai pas interrogé formellement ou invité à relire un procès-verbal. Un document est dressé avec ce que l’on me reproche, mais je n’y aurai pas accès. Je n’en demande pas plus. J’ai envie de rentrer, idéalement par l’avion du soir.
Expulsé pour « indésirabilité »
Je suis envoyé de nouveau à la DGM, qui va être chargée de m’expulser. Dans les bureaux, un agent me demande si c’est moi Kris Berwouts, le rapport de l’ANR sous les yeux. La confusion de nom me confirme que Kris est bien cité. Un autre agent, me fait remplir une fiche et m’interroge brièvement. Je dis que je démens les faits qui me sont reprochés. Je signe. Je retrouve l’officier qui m’a pris mes affaires deux jours plus tôt. Je demande pour appeler ma compagne. Dis qu’elle est enceinte et que je veux la rassurer, dire que je rentre. Il refuse. On discute, encore. Il n’accepte pas mais rapidement mes sacs arrivent. Intacts. L’agent me dit qu’il vient de Bukavu. Exactement du même quartier que le parrain de ma fille. Il me promet de m’appeler demain sur Whatsapp pour voir si je suis bien rentré. Jusqu’à aujourd’hui, il ne l’a pas fait.
Dans la jeep qui file vers l’aéroport, on me demande si j’ai bien un billet pour aujourd’hui. Je viens à peine de récupérer mon téléphone, et pas encore ma liberté. Comment aurais-je pu aller acheter un billet au bureau de Brussels Airlines ? Un des trois agents me gronde : « – Tu risques de nous faire utiliser le carburant pour rien, si jamais il n’y a plus de place. »
L’ambassade s’est renseignée, il reste de la place sur le vol. Je dois juste régler la différence. L’agente de la DGM qui m’accompagne jusque l’avion se met à me prêcher la bonne parole dans le bus qui me conduit du tarmac jusqu’à l’avion. Elle me demande si je crois. Je dis que je ne suis pas baptisé. Elle répond qu’il faut rapidement, là tout de suite, accepter la parole de Jésus. Je souris : – Si je l’avais fait plus tôt, peut-être que je n’aurais pas été arrêté ? – Peut-être, Dieu seul sait.
Je récupérerai mon passeport le lendemain à Zaventem. Selon un PV de la DGM, je suis indésirable. Un responsable de l’ANR a déclaré à l’Agence France-Presse que mes activités « étaient incompatibles avec [mon] statut d’étranger. » Aujourd’hui encore, je me creuse la cervelle pour comprendre ces termes. Je suis devenu persona non grata pour une période indéterminée. Depuis, des sources me disent que j’aurais embêté le pouvoir, que quelqu’un m’a dénoncé, que le film n’y serait pas pour rien, ni le fait de vouloir faire mon travail de documentariste dans la cité (après tout, j’ai travaillé au Congo ces trois dernières années comme réalisateur et non comme journaliste), c’est-à-dire en apprenant la langue, en y tissant des amitiés, en circulant à pied plutôt que dans des jeeps aux vitres fumées, et en montrant le résultat fini au grand jour, en toute publicité. Jeudi dernier, alors qu’il voulait quitter Goma pour la Belgique, Kris Berwouts a lui aussi été brièvement emmené par la DGM, avant qu’on le relâche, non sans lui avoir annulé son visa. Kris m’expliquera plus tard qu’il maintient des contacts avec tous les segments de la société congolaise, pour, justement, garantir l’objectivité de son travail.
S’agit-il d’une intimidation, d’une simple dénonciation mal intentionnée, d’une tentative de tenir des gens loin du pays ? Difficile de répondre sans rentrer dans des spéculations improuvables. Il faut pourtant rappeler que ces derniers temps, des journalistes étrangers, témoins des événements, ont été mis sur la touche, dont Sonia Rolley, de RFI, privée d’accréditation.
Mon expulsion me laisse un goût amer. J’espère pouvoir revenir en RDC et continuer à honorer les amitiés et les partenariats que j’y ai noués. Progresser dans les projets de formation ou de films qu’on a esquissés avec mes amis Congolais au cours des derniers mois.
En attendant, cette histoire ne doit pas faire oublier l’essentiel : des Congolais, moins privilégiés que moi, défenseurs des droits humains, journalistes, citoyens, sont régulièrement inquiétés et/ou emprisonnés par les autorités pour leurs prises de position, même si la constitution protège la liberté d’expression, de pétition, de manifestation pacifique.
(1) Tous les prénoms utilisés dans ce texte sont des prénoms d’emprunt, y compris celui des policiers.
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