Comment expliquer l’onde de choc qui secoue l’italie après le meurtre de Giulia Cecchettin ?
L’émotion provoquée par le meurtre de l’étudiante Giulia Cecchettin débouche sur une coopération inédite entre majorité et opposition en Italie dans la luttre contre les féminicides. Mais le combat est loin d’être fini.
Avec le meurtre de l’étudiante Giulia Cecchettin, tuée par son ancien petit ami le 11 novembre, l’Italie a été prise d’une sorte de vertige. L’opinion publique, qui, lasse et désabusée, avait cessé de recenser le nombre de féminicides commis dans le pays, a renoué, à la suite de la disparition de la jeune fille, avec la macabre compatibilité des violences exercées contre les femmes et a été secouée par l’indignation.
Giulia Cecchettin est, en effet, devenue une sorte de symbole, l’emblème d’une faillite et d’une déchirure nationales. Elle est la 105e victime de féminicide dans la Péninsule depuis le début de l’année. Comment expliquer, se demandent toutefois journalistes, psychiatres et sociologues, l’inédite onde de choc provoquée par le meurtre de cette jeune fille alors que la chronique ordinaire est ponctuée de ce genre de violences? Elle n’a certainement pas été la première à subir ce sort tragique et n’est même plus la dernière de la liste: près d’une semaine après sa mort, une autre femme a été tuée par son mari, dans le centre de l’Italie.
Une famille unie et aimante autour de Giulia Cecchettin
La stupéfaction et la colère qui habitent, encore aujourd’hui, la nation toute entière s’expliquent probablement par la genèse d’un assassinat que personne n’avait réussi à présager, voire à imaginer. L’existence de Giulia Cecchettin, avant son épilogue, présentait les contours rassurants d’un parcours normal, voire banal. Dans une petite et paisible ville de province, Vigonovo, près de Venise, la jeune étudiante en ingénierie biomédicale s’apprêtait à conclure son brillant parcours universitaire. Elle rêvait de quitter sa Vénétie natale pour poursuivre des études ailleurs, elle allait ainsi déployer ses ailes et s’envoler avec l’approbation d’une famille unie et aimante. Des ambitions qui lui ont coûté la vie. Son ancien petit ami, Filippo Turetta, 22 ans, incapable d’accepter la fin de leur relation, à quelques jours de la cérémonie de remise du diplôme, l’a invitée pour un dernier dîner. Puis, il l’a kidnappée, tuée «avec cruauté», pour ensuite abandonner son corps dans un ravin près du lac de Barcis, à une centaine de kilomètres au nord de Venise. Une vingtaine de coups de couteau, portés au visage et au cou de Giulia Cecchettin, et la probable préméditation pourraient valoir à Filippo Turetta – qui s’était enfui en Allemagne avant d’être extradé, le 25 novembre, en Italie – la prison à vie.
C’est votre gentil garçon qui l’a tuée! L’Etat ne nous protège pas.
«C’est votre gentil garçon qui l’a tuée! L’Etat ne nous protège pas», a lancé, avec désespoir, la sœur aînée de la victime, Elena Cecchettin. Elle a ensuite attaqué le vice-président du Conseil, Matteo Salvini. «Vous doutiez de la culpabilité de Turetta parce qu’il est blanc et de bonne famille. Ça aussi, c’est de la violence, une violence d’Etat», a-t-elle écrit sur Instagram. Revigoré par les déclarations et la colère sourde d’Elena, le souvenir de Giulia agit désormais comme une sorte d’électrochoc national. Depuis la découverte de son corps, des Italiens de tous les âges, notamment les jeunes, entretiennent une mobilisation virtuelle sur les réseaux sociaux et organisent des manifestations, des marches aux flambeaux, des minutes de silence ou «de bruit» dans les écoles et les universités. Le 25 novembre, selon les organisateurs, cinq cent mille personnes se sont rassemblées à Rome pour commémorer Giulia et ses compagnes victimes de meurtre.
Trêve de courte durée?
Le sursaut collectif s’est accompagné d’une laborieuse, et potentiellement fructueuse, remise en cause politique. Après avoir déclaré qu’il est grand temps «d’éradiquer la toxique culture patriarcale du contrôle de l’homme sur le corps et la vie des femmes», Elly Schlein, secrétaire du Parti démocrate, bastion du centre-gauche, a exhorté la majorité au pouvoir à dépasser les clivages qui les séparent afin de trouver une solution commune aux féminicides. La réponse du gouvernement dirigé par Giorgia Meloni, souvent accusé de perpétuer, par sa vision nostalgique et traditionaliste de la société, un insidieux équilibre patriarcal au détriment de la liberté et de la sécurité des femmes, ne s’est pas fait attendre. En un temps record, le Sénat a adopté à l’unanimité, le 22 novembre, un projet de loi pour combattre la violence sexiste, sexuelle et conjugale qui frappe le pays. Promotion, dans les écoles, d’une «éducation contre la brutalité et la culture machiste», protection policière renforcée des femmes ayant déjà dénoncé les abus dont elles ont été les victimes, meilleur encadrement juridique des violences domestiques… Une véritable première: cette encore bien timide ébauche de réponse politique au drame des féminicides représente, en effet, le seul terrain d’entente et de collaboration entre la majorité et l’opposition depuis l’avènement de la droite radicale au pouvoir, en octobre 2022. «Aujourd’hui, c’est tous ensemble que nous avons écrit une belle page d’histoire», a reconnu la ministre pour la Famille, la Natalité et l’Egalité des chances, Eugenia Maria Roccella.
Une trêve de courte durée. L’indignation politique reste unanime et vigoureuse mais elle se décline de façons diamétralement différentes. «Il faut s’insurger contre cette rhétorique qui jette automatiquement le blâme sur l’homme, considéré comme intrinsèquement agressif et violent. Cette idéologie ambitionne de créer une irrémédiable division entre les sexes», lance Diego Fusaro, jeune essayiste proche de la droite radicale au pouvoir. «Si les hommes ne font pas un véritable examen de conscience en s’interrogeant sur leurs privilèges, a déclaré, dans un tout autre esprit, Elena Cecchettin, nous n’allons pas pouvoir sauver les femmes de la culture du viol dont cette société est imprégnée.» Un dialogue de sourds influencé par les différentes sensibilités partisanes et politiques s’affrontant dans la Péninsule. Or, c’est précisément par le dépassement de ces clivages culturels que la lutte contre les féminicides pourra engranger de vrais progrès.
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