La révélation d’un projet de «remigration» a provoqué une forte mobilisation d’opposants au parti d'extrême droite AfD. © Getty Images

Comment cet ingénieur agronome est devenu le premier maire allemand d’extrême droite: « Il est loin d’être bête » (reportage)

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Des centaines de milliers d’Allemands protestent contre le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne. Dans la petite commune de Raguhn-Jessnitz, le premier maire AfD du pays joue la carte de la proximité.

Le parti d’extrême droite AfD à l’épreuve du pouvoir… La petite commune de Raguhn-Jessnitz, un groupement de huit villages et neuf mille habitants en Saxe-Anhalt, au centre de l’ex-RDA, s’est hissée en, juillet 2023, à la Une de l’ensemble de la presse allemande. Hannes Loth, ingénieur agronome de 42 ans, membre de l’Alternative pour l’Allemagne depuis 2013, y est devenu le premier maire AfD du pays.

En cette journée grise et pluvieuse de fin janvier, Hannes Loth a garé comme tous les lundis sa petite Skoda bleu et blanc – les couleurs de l’AfD – estampillée hannesloth.de devant la mairie de Raguhn-Jessnitz. Le petit bâtiment de deux étages occupe l’angle d’une placette et de la rue principale, aux nombreuses maisons abandonnées. On est ici dans ce qu’on appelle en Allemagne une «région décrochée». Le terme désigne ces zones industrielles du temps de la République démocratique allemande, aujourd’hui laminées par la chute du communisme et la réunification: démographie en berne, exode des jeunes vers l’ouest du pays, bas salaires, fermetures de commerces… Ces régions sont souvent acquises au vote protestataire et à l’AfD.

Un pouvoir limité

Un simple escalier de bois recouvert d’une moquette grise mène au bureau du maire. Une table, une machine à café. Hannes Loth se présente comme un élu proche de ses administrés. «Nous prenons les préoccupations des citoyens plus au sérieux qu’avant, insiste-t-il. Les gens peuvent venir à tout moment à la mairie. Ils me disent qu’un lampadaire est cassé ici, une barrière là, que des ordures traînent à tel endroit. Je relaie auprès des personnes concernées, et on fait en sorte que le problème soit réglé le jour même. L’idée est de régler les petits problèmes tout de suite. J’aime marcher dans les rues, pour montrer aux gens que je suis là. Ils m’abordent, me disent que l’eau est coupée au cimetière. C’est normal, on est en hiver. On remettra bientôt le système en route.»

L’élection de Hannes Loth à Raguhn-Jessnitz, en juillet 2023, avait créé un choc dans le pays. Le prédécesseur du nouveau maire, Nils Naumann, sans étiquette et battu au second tour à 109 voix près relativise. «Pour moi, M. Loth n’est pas l’AfD. C’est clair, il est membre du parti. Mais j’ai joué avec lui au volley, il y a un certain temps. Moi aussi, j’ai un problème avec l’AfD. Mais lui, en tant que personne, je ne le considère pas comme un extrémiste de droite. Il faut bien voir qu’à l’échelon communal, le maire n’a pas grand-chose à dire. Les maires ne font pas la loi. Il peut montrer la direction. Mais au final, c’est le conseil municipal qui décide, et l’AfD n’y a que cinq voix sur vingt. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que Hannes Loth ne peut pas jouer au dictateur ou je ne sais quoi.»

Un homme normal, d’extrême droite

Que la marge de manœuvre du maire soit limitée, les administrés s’en sont rapidement rendu compte. Quelques mois après le scrutin, il n’est plus question à Raguhn-Jessnitz de gratuité pour la garde des jeunes enfants, de supprimer l’impôt sur les chiens (une importante source de revenus pour les communes en Allemagne) ou de baisser taxe foncière et taxe professionnelle. La cotisation mensuelle versée par les parents vient même d’augmenter de vingt euros par mois, en raison des difficultés budgétaires. Promesses électorales non tenues, assurent les détracteurs du maire. Des promesses jamais formulées, corrige l’intéressé. Ses administrés, en tout cas, ne lui en tiennent pas rigueur.

Le maire AfD de Raguhn-Jessnitz transforme ses mensonges de campagne en vertus.

Dans les rues de Raguhn-Jessnitz, glacées en ce jour d’hiver, l’heure est encore à l’état de grâce devant le seul commerce ouvert à l’entrée de Jessnitz, une succursale de la chaîne discount Netto. «Bon, on ne peut pas espérer la Lune!, commente avec fatalisme Ursula, une ouvrière de 60 ans. Qu’est-ce qui n’augmente pas? De toute façon, le maire n’y peut rien. C’est la faute de notre gouvernement si les prix augmentent.» Karl, retraité de 65 ans, fort accent saxon et voix traînante, se range de son côté: «J’ai parlé avec Hannes Loth avant les élections. C’est un homme tout à fait normal, qui a les pieds sur terre. De plus, il est loin d’être bête. Récemment, j’étais dans une administration, j’ai fait ma petite enquête, et on m’a confirmé qu’il est très intègre. Si les impôts augmentent, il n’y peut rien. Est-ce la faute du gouvernement? On peut dire ça, oui…» Karl semble peu choqué de savoir que le nouvel élu – antivax et mobilisé contre les mesures sanitaires pendant la pandémie – ait arrondi ses fins de mois en ouvrant un centre de dépistage dans la commune.

Mensonge et malhonnêteté

Le parlement régional de Magdebourg ou l’impopulaire et lointaine coalition d’Olaf Scholz à Berlin sont-ils responsables des échecs de politiques communales? L’AfD, assurent ses détracteurs, a coutume d’user du stratagème qui permet à ses élus de se défausser de leurs responsabilités. «Hannes Loth transforme ses mensonges de campagne en vertus, assure la députée néocommuniste Eva von Angern, du parlement régional de Basse-Saxe à Magdebourg où le maire a siégé pendant sept ans avant d’arracher la mairie de Raguhn-Jessnitz. La différence entre les élus d’extrême droite de l’AfD et ceux des autres partis, je vois ça ici au parlement régional, c’est qu’ils le font sans vergogne. Ils mentent sans rougir, ils se présentent en victimes sans rougir, et ce qui me fait vraiment peur, c’est que les gens les croient! Prenez la gratuité des jardins d’enfants. C’est aussi une de nos revendications, à nous, Die Linke. Mais nous, par souci d’honnêteté, on précise bien que nous sommes pour cette mesure si elle est finançable par le land. Loth, lui, assure qu’il instaurera la gratuité, pour finalement se défausser sur les autres partis. C’est tout simplement malhonnête.»

Hannes Loth (à g.) préside aux destinées de la commune de Raguhn-Jessnitz, à l’est de l’Allemagne. Il est le premier maire AfD du pays.
Hannes Loth (à g.) préside aux destinées de la commune de Raguhn-Jessnitz, à l’est de l’Allemagne. Il est le premier maire AfD du pays. © belgaimage

Hannes Loth n’aime guère aborder avec la presse les questions qui dépassent sa commune, telles que les relations avec Moscou – il connaît deux entreprises qui ont dû fermer à cause des sanctions contre la Russie, assure-t-il – ou la problématique des réfugiés… «On nous dit qu’on manque de personnel qualifié, rappelle-t-il. C’est vrai! On nous dit: on va accueillir des réfugiés. Mouais. Mais prétendre qu’accueillir les réfugiés règlera nos manques en personnel, c’est un mensonge. Parce que maintenant, neuf ans après l’ouverture des frontières par Angela Merkel, on devrait au moins avoir réglé le problème de la pénurie de main-d’œuvre, ce qui n’est pas le cas. On se moque de nous.»

Climat politique dégradé

«Hannes Loth n’était pas du tout un modéré de l’AfD, assure Eva von Angern. Ici, au parlement de Magdebourg, il était dès le début clairement très à droite au sein de l’AfD. Il n’en a pas fait mystère. Prenons l’exemple de la pauvreté chez les enfants. Il a toujours fait la différence entre les enfants d’origine allemande et ceux issus de l’immigration. Il a massivement encouragé le ressentiment contre les étrangers. Son principal champ de travail au parlement, c’était les zones rurales. Et là, du point de vue des habitants de Raguhn-Jessnitz, il était comme un Robin des Bois. Il cultivait cette image de celui qui se bat contre le loup qui tue les bêtes des éleveurs. Là, il était très fort.»

Dans sa stratégie de conquête, l’AfD accorde de l’importance à chaque «petit» scrutin local.

A Magdebourg, les adversaires politiques de l’AfD observent avec une certaine inquiétude la «dégradation du climat politique», depuis l’entrée de l’extrême droite au parlement régional en 2016. «En salle plénière, les députés AfD sont particulièrement agressifs, constate Rüdiger Erben, le chef du groupe parlementaire social-démocrate au parlement régional. Ils interrompent en permanence les débats avec des interpellations très vives et crues, et cela intimide certains collègues députés, notamment les femmes qui prennent peur quand elles se font haranguer. Et puis, ils font certaines choses qu’ils ont délibérément été chercher du côté des pratiques du parti nazi, quand il siégeait au parlement prussien, par exemple applaudir en rythme, ce qui n’est pas du tout dans les habitudes parlementaires de la République fédérale, ou se mettre tout à coup à scander par exemple Est-Est-Est, Allemagne de l’Est!» Les «modérés» au sein de l’AfD? Pour Rüdiger Erben, il n’y a là que pragmatisme. «Au sein de l’AfD, beaucoup sont très flexibles, en fonction de leurs chances de faire carrière, assure le député. Si le vent tourne en direction d’une radicalisation, ils se radicalisent. S’il tourne à nouveau, ils deviennent tout à coup modérés.»

Mobilisation exceptionnelle contre l’extrême droite

Dans sa stratégie de conquête du pouvoir, l’AfD accorde une importance particulière à chaque «petit» scrutin local ou communal. Depuis l’élection d’Hannes Loth à la mairie de Raguhn-Jessnitz, le parti a remporté une autre mairie de plus grande taille, à Pirna, en Saxe, aussi en ex-RDA, et un poste de conseiller régional à Sonnenberg (ex-RDA également). Mais à Saale-Orla, le 28 janvier, le candidat de la CDU, Christian Herrgott, s’est finalement imposé au second tour face à Uwe Thrum, son rival de l’AfD, au poste de conseiller régional – un échelon important de la vie politique locale en Allemagne dans les zones rurales. Pour les partis traditionnels, qui avaient tous appelé à soutenir le candidat conservateur, c’est un énorme soulagement, alors que la mobilisation anti-AfD ne faiblit pas dans les rues d’Allemagne… Le week-end des 20 et 21 janvier, 1,4 million d’opposants au parti d’extrême droite ont manifesté dans plusieurs villes du pays. Les 27 et 28 janvier, ils étaient 800 000. A l’origine de ce mouvement, la publication, en début d’année, par le collectif d’investigation Correctiv d’un plan de «remigration» de l’AfD, visant des millions d’étrangers et d’Allemands issus de l’immigration.

Le vent tournerait-il pour l’AfD? De fait, le parti a légèrement reculé dans les intentions de vote ces deux dernières semaines. Mais si à Saale-Orla, l’AfD a finalement été battue au second tour, son candidat – arrivé en tête au premier tour – a encore progressé de deux points entre les deux scrutins. Une mobilisation exceptionnelle (près de 70% de participation) a été nécessaire pour barrer la route à l’extrême droite. Les manifestations, estiment les politologues, pourraient même souder et mobiliser plus encore la base de l’AfD, dans une réaction de défi. «Il a fallu les forces adverses de tout le pays pour renverser la vapeur», se gausse Björn Höcke, l’un des cadres les plus radicaux du parti et bête noire des manifestants. Björn Höcke, le patron de l’AfD dans le land de Thuringe, est toujours en tête des sondages en vue des élections le 1er septembre dans sa région.

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