L’aînée des enfants rescapés, Lesly, a joué un rôle clé dans la survie du groupe par sa connaissance des secrets et dangers de la forêt. © getty images

Colombie : les enfants ont survécu grâce à leur «relation spirituelle avec la forêt» (reportage)

Le sauvetage des rescapés du crash d’avion a été rendu possible par l’éducation à leur environnement des jeunes de la communauté indigène.

«Un exemple de survie totale qui restera dans l’histoire.» Ces mots sont ceux utilisés par le président colombien Gustavo Petro pour décrire les quarante jours passés dans la forêt amazonienne par Lesly (13 ans), Soleiny (9 ans), Tien Noriel (5 ans) et Cristin (1 an), après le crash de l’avion qui les transportait. La petite dernière a même «célébré» son premier anniversaire dans la jungle. Deux semaines après les avoir retrouvés quasiment sains et saufs, une question demeure: comment quatre enfants ont-ils pu sortir vivant d’une telle épreuve? Issus du peuple Uitoto, leur origine indigène leur a sauvé la vie.

La région du rio medio Caquetá est une immense zone de quatre millions d’hectares recouverte d’une épaisse jungle amazonienne. Y survivre quarante jours relève de l’exploit. Du miracle, même. A peine sept mille indigènes appartenant à quatre peuples différents y vivent, jouissant d’un certain degré d’autonomie politique et institutionnelle. Ce statut, établi et protégé par la Constitution du pays, leur permet de perpétuer leurs cultures, traditions et modes de gouvernement. A Araracuara, d’où venait la famille des enfants, l’Etat colombien avait même fait construire un centre pénitencier dans les années 1930 pour y enfermer les criminels les plus dangereux du pays. Une prison sans mur, ni mirador et fil barbelé: la forêt, ses hordes d’insectes, ses serpents, jaguars et autres plantes vénéneuses suffisaient à dissuader quiconque songeait à s’échapper. «Dans la forêt, tout est vert, tu ne vois pas à quinze mètres, décrit Alex Rufino, photographe indigène Ticuna et guide de forêt en Amazonie. C’est très difficile de savoir où tu vas et d’où tu viens.»

Dès 6 ou 7 ans, les enfants apprennent à reconnaître les fruits et graines comestibles.

Présence de la guérilla

Abandonnées par l’Etat, ces zones rurales et reculées subissent également l’influence des groupes armés. La signature des accords de paix historique entre le gouvernement du président Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), en 2016, n’a pas mis fin à la présence de la guérilla dans la région. La non-application de certaines mesures prévues par le traité et la déception qui en a découlé ont gonflé les rangs des dissidents qui n’ont jamais rendu les armes, en particulier ceux du Front Carolina Ramirez, présent dans tout l’arc amazonien colombien. «La situation a empiré depuis quelques années, constate Fabian Moreno Gómez, leader social de l’ethnie Nonuya à Araracuara. Nous, les dirigeants indigènes, nous essayons de discuter avec les chefs de la guérilla pour éviter qu’ils ne se mettent dans nos affaires mais, chaque jour, ils respectent un petit peu moins notre autonomie.»

Là où le contrôle de l’Etat ne s’exerce pas, les activités illicites fleurissent et enrichissent les groupes armés. En particulier le trafic de cocaïne, qui remonte depuis la frontière équatorienne, et l’extraction illégale d’or. «Ils vont voir nos jeunes et leur demandent de transporter la drogue dans la jungle contre de l’argent, expose Fabian Moreno Gómez. Comme il n’y a pas beaucoup d’opportunités de travail ici, certains acceptent.» Les chefs indigènes qui s’opposent à ces recrutements, parfois forcés, ou font valoir le caractère sacré d’un territoire revendiqué par la guérilla, doivent faire face aux menaces et représailles.

Manuel Ranoque, le père des enfants rescapés, affirme d’ailleurs être «recherché et menacé de mort» par le Front Carolina Ramirez pour des «raisons économiques». L’homme, qui fut gouverneur de la communauté indigène Uitoto de Puerto Sabalo, autre lieu isolé au milieu de l’Amazonie colombienne, aurait fui Araracuara pour cette raison précise. Le voyage de la mère et des enfants devait permettre à la famille d’enfin se réunir. De son côté, la dissidence a nié toute menace envers le père de famille. «Je ne connais pas ce cas précis mais ces situations sont fréquentes», commente Fabian Moreno Gómez. Mi-mai, l’Opiac, l’Organisation nationale des peuples indigènes de l’Amazonie colombienne, avait accusé le Front Carolina Ramirez d’avoir assassiné quatre mineurs dans le département voisin du Putumayo. Recrutés de force, les jeunes avaient tenté de s’échapper. Un cas loin d’être isolé: en 2022, selon l’institut public Indepaz, 42 des 189 leaders sociaux assassinés en Colombie étaient des indigènes alors qu’ils représentent à peine 2% de la population totale du pays.

Manuel Ranoque, père des enfants rescapés, a été gouverneur de la communauté indigène Uitoto de Puerto Sabalo.
Manuel Ranoque, père des enfants rescapés, a été gouverneur de la communauté indigène Uitoto de Puerto Sabalo. © getty images

Opération Espérance

Ces dangers, Lesly et ses frères et sœurs les ont tous surpassés, malgré la dureté de l’épreuve subie. Retour en arrière.

Un dernier message à la tour de contrôle, puis le crash. Le 1er mai, Hernando Murcia traverse le ciel de l’impénétrable forêt amazonienne aux commandes de son petit Cessna 206. A son bord, Magdalena Mucutuy, ses quatre enfants – Lesly, Soleiny, Tien Noriel et Cristin – ainsi qu’un ami de la famille, le leader indigène Herman Mendoza Hernandez. Le groupe, membre de la communauté Uitoto, a décollé de la réserve indigène d’Araracuara et se rend à San José del Guaviare, 350 kilomètres plus au nord, retrouver le père, Manuel Ranoque. A mi-chemin, alors qu’il survole le rio Apaporis, le capitaine du vieil appareil de fabrication russe envoie un SOS: «Mayday, mayday, le moteur tourne à son minimum, je vais essayer de trouver un terrain…» L’ancien chauffeur de taxi devenu pilote d’avionnette n’aura pas le temps. Il tente de se poser en urgence sur la cime des arbres. Le choc est brutal. L’avion brise les branches et s’écrase au sol.

Le pilote et le chef indigène meurent sur le coup. La mère, gravement blessée, décède quatre jours plus tard. Nul ne peut expliquer comment les quatre enfants ont survécu au crash sans une égratignure ou presque. «Nous avons trouvé l’avion au bout de seize jours, relate Henry Guerrero, l’un des indigènes qui faisait partie du premier groupe parti à la recherche des enfants. Nous ne pensions pas qu’il y avait des survivants mais quand nous sommes arrivés, nous nous sommes rendu compte que les mineurs n’étaient pas là.» Commence alors une course contre la montre baptisée «Opération Espérance». Elle mobilisera 112 militaires et membres des forces spéciales ainsi que 72 indigènes venus d’Araracuara mais aussi des départements voisins du Guaviare, du Cauca et du Putumayo.

Estomacs fragilisés

«Au bout de 25 jours de recherches, nous étions complètement démoralisés», concède Henry Guerrero. Un biberon, des couches ou encore des fruits mordus ont bien été retrouvés autour de la carcasse de l’avion mais ces maigres indices ne suffisent pas à mettre la main sur Lesly et ses frères et sœurs. Les hélicoptères Black Hawk, caméras thermiques et chiens renifleurs des militaires ne se montrent pas plus efficaces. Même le message enregistré par la grand-mère des enfants et diffusé à plein volume par les haut-parleurs de l’armée reste sans réponse. A la veille du sauvetage, il n’y a que Pedro Sanchez, commandant des forces spéciales en charge des recherches, pour croire qu’ils sont vivants. Sa théorie est simple: s’ils étaient morts, ses hommes auraient retrouvé les corps.

Le militaire avait raison. Le 9 juin, quarante jours après le crash de l’avion, Lesly et ses trois frères et sœurs sont retrouvés dans la zone de la Vereda Palma Rosa, à environ cinq kilomètres du site de l’accident. Leurs tee-shirts sont crasseux, certains ont les pieds protégés par des bandelettes. Tous sont déshydratés et ont le visage creusé par des jours de privation. «Ils nous ont dit qu’ils avaient très faim mais nous avions l’ordre de ne pas leur donner à manger car leurs estomacs étaient très fragiles», raconte Dairo Gabriel, l’un des quatre secouristes indigènes à avoir retrouvé les enfants. Qu’importe, la fratrie est saine et sauve. «Une joie pour tout le pays!», s’empresse de twitter Gustavo Petro, déclenchant une vague d’émotion dont l’onde de choc continue de se propager près de deux semaines après le miracle. Le président colombien, qui avait annoncé, à tort, le 17 mai, que les enfants avaient été retrouvés, avait fait de leur sauvetage une question d’honneur en même temps qu’une affaire d’Etat. Après un premier arrêt à San José del Guaviare, les enfants et le père, tombé malade après avoir participé activement aux recherches, sont transférés à l’hôpital militaire de Bogota, pour y être soignés. Le lendemain du sauvetage, le chef de l’Etat rend visite aux enfants et tombe dans les bras du papa, sous le feu nourri des caméras du monde entier.

Araracuara, d’où venait la famille des enfants, se situe au cœur de la forêt amazonienne.
Araracuara, d’où venait la famille des enfants, se situe au cœur de la forêt amazonienne. © getty images

Farine de yucca et pépins d’avichure

L’aînée, Lesly, 13 ans, a joué un rôle clé dans la survie du groupe. C’est elle qui portait le bébé et guidait ses cadets à travers la forêt. Indigène Uitoto, la jeune fille a grandi dans cet environnement. Elle connaît ses secrets, ses dangers aussi. «Dès 6 ou 7 ans, les enfants apprennent à reconnaître les fruits et graines comestibles, détaille Alex Rufino. Vers 10 ans, ils se rendent seuls en forêt et savent dire si telle plante est toxique ou non. Ils savent se servir de feuilles pour trouver de l’eau potable ou la purifier. S’ils se coupent, ils trouvent la résine qui désinfectera la blessure.» Les indigènes et les militaires qui ont secouru les enfants expliquent qu’ils se sont nourris de farine de yucca, une plante aux tubercules comestibles, puis probablement de morceaux et pépins d’avichure, un fruit amazonien semblable au fruit de la passion. Selon Edwin Paky, membre du groupe de recherches, «ils sont venus autour d’un arbre de ce fruit pour chercher des pépins, plus ou moins à un kilomètre du lieu où s’est écrasé l’avion». Plus tard, les enfants se sont également alimentés grâce aux kits de survie largués par l’armée.

Si les techniques et savoirs pratiques emmagasinés par Lesly au cours de son éducation ont largement conditionné la survie de la fratrie, Alex Rufino insiste sur le rapport particulier qu’entretiennent les peuples indigènes avec la forêt: «Dans le monde occidental, la conception d’une jungle dangereuse, mortelle, est très répandue. Mais quand vous grandissez avec elle, vous vous y habituez et vous développez une relation spirituelle avec la forêt.» S’y perdre est fréquent et n’est pas nécessairement synonyme de mort prochaine. «Lorsque des chasseurs ou des cueilleurs partent en forêt, il arrive souvent qu’ils ne reviennent qu’au bout d’une semaine, deux semaines voire beaucoup plus», poursuit le guide. Lui-même s’est perdu dans la jungle lorsqu’il avait 14 ans: «Je marchais avec ma mère. A un moment, je me retourne et elle n’était plus là. J’ai dû me débrouiller tout seul pendant une semaine avant qu’on me retrouve. Jamais je n’ai pensé que j’allais mourir. D’un certain point de vue, la forêt fournit tout ce dont nous avons besoin pour survivre

Soucieux de ne pas minimiser l’exploit des enfants, Alex Rufino concède tout de même que «parfois, certains ne reviennent jamais». Et d’ajouter: «Une personne venue d’Occident résisterait un ou deux jours puis se sentirait totalement démunie dans cette situation.» Les racines indigènes des enfants leur ont sauvé la vie, tout comme l’action conjointe et inédite menée par l’armée colombienne et les indigènes de la région. Les quatre frères et sœurs resteront au moins deux semaines en observation à l’hôpital militaire de Bogota. Hors de danger, ils souffrent encore de quelques infections contractées dans la jungle mais les médecins assurent que leur état de santé est «stable». Selon Astrid Caceres, directrice de l’Institut colombien du bien-être familial (ICBF), Tien Noriel, le troisième de la bande, demande déjà à marcher et veut recommencer à jouer. Après tout, ce ne sont que des enfants.

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