Dans l’école de la Garde indigène de López Adentro, un exercice de peinture rassemble les plus grands et les plus jeunes. © NADÈGE MAZARS

Conflit entre le gouvernement et les groupes armés en Colombie: le fléau du recrutement d’ados guérilleros

L’intensification du conflit intérieur conduit les groupes armés à recruter de plus en plus de mineurs. Une catastrophe pour les communautés concernées.

Au bout d’une route à peine carrossable, un décor bucolique apparaît au creux des très vertes collines du Cauca, dans le sud-ouest de la Colombie. Au fond de la clairière se dresse une petite église à l’aspect de carton-pâte. A sa droite, la façade d’un bâtiment ouvert sur l’extérieur arbore des dessins colorés aux contours mal définis. Une inscription surmonte la fresque enfantine: «Mouvement juvénile Alvaro Ulcué – Nous sommes les défenseurs de la vie et de la Terre.»

Cet après-midi-là, les «défenseurs» présents à la pépinière de la Garde indigène de la commune de López Adentro n’ont pas plus de 15 ans. Equipés, comme leurs aînés, du bâton à flanelles rouges et vertes emblématique de l’organisation, ils sont une vingtaine à avoir répondu à l’appel d’Alvaro Estrada, le coordinateur, et de Daniela Secue, la professeure. Au programme de la séance: peindre, sur des planches en bois, des messages de paix et de protection de la nature, qui seront ensuite disséminés sur le territoire de la commune.

Avant de débuter, Daniela regroupe ses jeunes troupes. Le message introductif de l’éducatrice contraste avec l’apparente innocence de l’activité à suivre: «Pourquoi sommes-nous ici? Pour dire oui à la paix et non à la guerre et aux armes.» Les derniers mots de la professeure laissent filtrer l’objectif de la petite école indigène: endiguer le recrutement des jeunes de la communauté par les groupes armés.

Plus de 1.000% d’augmentation

Dans le Cauca comme ailleurs en Colombie, la présence de ces acteurs illégaux engendre mécaniquement le recrutement d’adolescents. Le phénomène a pris des proportions inquiétantes. De 37 en 2021, le nombre de cas documentés est passé à 463 en 2024, selon les chiffres du Bureau du défenseur du peuple, soit une augmentation de plus de 1.000%. Et encore, «ce chiffre ne correspond qu’aux cas rapportés, nuance Felipe Cortés, de l’antenne colombienne de l’ONG Save The Children. De nombreux cas passent sous les radars.» A López Adentro, la situation reste critique en ce début d’année et Alvaro Estrada s’inquiète: «C’est très préoccupant. A ma connaissance, depuis janvier, au moins six mineurs du territoire ont été recrutés.»

L’atmosphère paisible du hameau qui accueille l’école est trompeuse. Situé à 40 minutes en voiture de Santander de Quilichao, la grande ville du nord du Cauca, López Adentro se trouve en plein cœur d’un des territoires les plus violents du pays. Le front Dagoberto Ramos de la dissidence des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) –ces guérilleros qui n’ont pas signé l’accord de paix de 2016 avec le gouvernement ou ont repris les armes– luttent, village par village, pour le contrôle d’un des plus importants corridors du narcotrafic du pays, au croisement des routes andine et pacifique. Dans les zones rurales, des affrontements opposent régulièrement l’armée aux combattants de la dissidence. Les barrages routiers installés par la guérilla font partie de la vie quotidienne. A quelques kilomètres de la pépinière, un graffiti au ton plus «narcos» que révolutionnaire rappelle aux voyageurs insouciants qui domine ces terres et ce que cela implique: «Vidrios abajo o plomo», «vitre baissée ou du plomb».

Alvaro et Daniela, les principaux animateurs de l’école de la Garde indigène de López Adentro. © NADEGE MAZARS

Prolifération des groupes armés

Dans le Cauca, voir des jeunes rejoindre les rangs de la lutte armée n’est pas nouveau. Théâtre important du long conflit interne, la région a vu passer les premiers contingents des Farc dans les années 1980 avant d’être témoin des massacres et assassinats sommaires des paramilitaires au tournant du millénaire. Ce constat posé, la situation s’est largement détériorée depuis plusieurs années. Les promesses de développement qui accompagnaient l’accord de paix ne se sont jamais concrétisées et la relative tranquillité aperçue au lendemain de la signature du texte n’a pas duré. «En 2016, nous pensions que nous allions enfin pouvoir profiter de la vie. Nous n’avions pas prévu que la guerre reviendrait et qu’elle s’attaquerait au fondement de nos communautés», résume, amer, Oveimar Tenorio, coordinateur régional de la Garde indigène, l’organisation qui lutte, sans arme, pour la défense des territoires de la communauté.

«Il faut que l’Etat renforce l’éducation dans nos territoires.»

Loin d’avoir disparu, le conflit s’est reconfiguré. La démobilisation des combattants des Farc a conduit à l’apparition d’une myriade de groupes dissidents, souvent concurrents, qui «profitent de l’inaction de l’Etat pour augmenter leur contrôle territorial», observe Andrés Cajiao de la Fondation pour la Paix. En croissance, les acteurs illégaux recrutent. «Quand un groupe armé contrôle davantage de territoire, il lui faut plus d’hommes pour le défendre», analyse prosaïquement Felipe Cortés. Dans le Cauca, ce cruel constat s’impose aux habitants. La région comptabilise à elle seule près des trois quarts des recrutements de mineurs à l’échelle nationale, selon le Bureau du défenseur du peuple. La moitié provient de communautés indigènes.

Sous le grand préau de la pépinière de López Adentro, personne n’ignore cette douloureuse réalité. «Avant, les combattants venaient des départements voisins. Aujourd’hui, ce sont des personnes indigènes. Des gens de chez nous», regrette Oveimar Tenorio. Freiner le phénomène est vite devenu la priorité de la communauté. Penché sur sa planche de bois fraîchement peinte aux couleurs de la Garde indigène, Siesler, 13 ans, est déjà conscient du fléau qui ronge son territoire. Le garçon a intégré la pépinière il y a cinq ans, à la suite de la mort de son oncle, qui avait rejoint les rangs de la guérilla. «Beaucoup d’enfants sont partis… Je suis entré dans la Garde indigène pour expliquer aux autres pourquoi il ne faut pas rejoindre ses groupes armés», livre-t-il avec une gravité d’adulte.

Le slogan du groupe Dagoberto Ramos «fenêtre baissée ou balle» invite les passagers de véhicules à ouvrir les fenêtres pour faciliter leur identification. © NADEGE MAZARS

Argent, motos et jolies filles

L’atelier suit son cours sous le regard attentif d’Alvaro et Daniela. Les plus petits participants ont tout juste 3 ans. Cela n’empêche pas les deux éducateurs de leur parler de la guerre, des armes, du recrutement. «On apprend aux plus petits que leurs mains sont faites pour porter le bâton et pas pour porter une arme, mime Daniela. Avec les plus grands, on aborde le sujet de manière très directe car nous savons qu’ils sont confrontés à ce risque.» Les recruteurs, souvent des proches ou des connaissances, savent s’y prendre. «Ils leur promettent de l’argent tous les mois, une moto, leur montrent des jolies filles. Ils ne les convainquent pas avec la tête mais avec les yeux», déplore Oveirmar Tenorio.

Alvaro et Daniela combattent bec et ongles ce discours. «Nous faisons témoigner des jeunes qui ont connu cette situation pour leur montrer que ce que promettent les groupes armés, ce n’est pas la vraie vie. La réalité, c’est que vous quittez vos parents, vos frères et sœurs, vos amis et que vous revenez dans un cercueil», s’emporte la professeure. La tâche n’est pas facile. Selon les statistiques officielles, près de 27% de la population de la région vit sous le seuil d’extrême pauvreté, équivalant à 47 euros par mois dans le pays andin. Les enfants grandissent souvent dans des foyers, démunis, sans réelles perspectives d’études ou d’emploi. «Les groupes armés profitent de cette pauvreté. Ils font miroiter une vie meilleure à des jeunes à qui nous n’avons jamais donné l’opportunité de s’imaginer un futur», explique Felipe Cortés.

«La région comptabilise près des trois quarts des recrutements de mineurs en Colombie.»

En tout, la pépinière de la Garde indigène de López Adentro accueille une centaine de jeunes âgés de 2 à 17 ans. Y inscrire ses enfants n’est pas obligatoire. «Venir ici, c’est un acte volontaire, insiste Alvaro Estrada. Nous sommes là pour accompagner celles et ceux qui souhaitent développer ce sentiment d’appartenance à la communauté.» La formation comprend des activités ludiques pour les plus petits, des ateliers artistiques et sportifs, des promenades sur tout le territoire, mais aussi des discussions sur le rôle social et politique des organisations communautaires indigènes face aux groupes armés et à un Etat central violent et qui s’est historiquement construit aux dépens des peuples natifs.

Assis à l’une des deux grandes tables en béton fixées sous le préau, Amilcar Sanchez observe sa fille de 10 ans se débrouiller avec ses pinceaux. Détendu, le père de famille plaisante avec les autres adultes en attendant que l’activité se termine. «La pépinière est un endroit sûr, confie-t-il. Ils apprennent les valeurs de la communauté et c’est très important. On ne leur enseigne pas ça dans l’autre école.» Maria, mère de deux enfants, enchaîne: «Ici, les enfants sont occupés. C’est beaucoup mieux que de les voir traîner ou passer leur temps sur les réseaux sociaux, surtout avec ce conflit tout autour…»

Sielser, 13 ans, un des participants de l’école de la Garde indigène. © NADEGE MAZARS

Inaction de l’Etat

La formation porte ses fruits. Certains anciens élèves de Daniela occupent aujourd’hui des postes à responsabilité au sein des différentes branches de l’organisation indigène. D’autres sont partis étudier et reviennent parfois aider la communauté, forts de leur nouveau bagage académique. «C’est une grande fierté, sourit la professeure. On se dit que l’on fait un travail important.» Les ONG de défense de l’enfance soulignent aussi l’indispensable labeur de ces structures communautaires. «Ces initiatives constituent d’indispensables éléments d’autoprotection. Dans certains cas, ils représentent les uniques stratégies disponibles pour résister aux groupes armés», rappelle Felipe Cortés.

L’abandon de l’Etat fait d’ailleurs l’objet de nombreuses critiques. «Ces écoles communautaires sont essentielles, mais elles devraient compléter des politiques publiques de lutte contre le recrutement et non s’y substituer», assène Felipe Cortés. En Colombie, la question du recrutement de mineurs implique la participation d’une vingtaine d’entités publiques sans directives harmonisées ou financements spécifiquement dédiés. «La coordination est difficile et les entités territoriales manquent de moyens», poursuit le responsable humanitaire. Interrogé sur l’inaction du gouvernement central face à ce fléau, le Bureau du défenseur du peuple n’a pas souhaité commenter la situation.

Le phénomène a pourtant pris une ampleur telle qu’il fait de plus en plus parler à Bogota. Fin décembre, la députée de centre-gauche Jennifer Pedraza a interpellé le président Gustavo Petro avec les chiffres des recrutements de l’année écoulée: «Si cela n’est pas manquer à ses devoirs envers les jeunes et les enfants les plus vulnérables, qu’est-ce?» Le 27 mars, un tribunal de la capitale acceptait une plainte de la Fondation pour l’Etat de droit qui accuse le président de gauche ainsi que l’Institut colombien du bien-être familial de «négligence» à propos de la lutte contre l’enrôlement de jeunes par les acteurs armés.

A López Adentro, les responsables communautaires demandent à l’Etat d’assumer ses responsabilités sans trop vraiment y croire. «Il faut que l’Etat renforce l’éducation dans nos territoires et favorise le développement de projets productifs», insiste Oveimar Tenorio, persuadé que la lutte contre le recrutement requiert de s’attaquer aux racines sociales du problème. Pour lui, c’est la survie même de la communauté qui est en jeu: «En s’attaquant aux jeunes générations, les groupes armés privent la communauté de son futur. C’est une stratégie d’extermination culturelle.» Un avenir que Daniela et Alvaro s’efforcent de cultiver et de transmettre tous les week-ends entre les murs bariolés de la pépinière.

Par William Gazeau, à López Adentro et Santander de Quilichao

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